À bas la franchouillardise (et vive la culture) !

Je ne suis pas amer, ne croyez surtout pas. J’aime trop la vie pour cela. Mais je vois comme beaucoup que mon point de vue – partagé par quelques-uns – n’a pas l’ombre d’une chance à court terme. C’est ainsi. Il suffit, mais ce n’est qu’un détail, au fond, de voir à quel point la France est désespérément franchouillarde. Et les Français, pardi ! La campagne électorale aura montré que, pour l’essentiel, on se passionne pour des niaiseries bien de chez nous, d’un bord à l’autre du champ politique officiel.

À peine si l’on évoque l’Europe. Quant au monde, quant à la crise écologique planétaire, nul n’en parle. S’il vous plaît, chers Grands Mélenchonistes Distingués, inutile de me faire valoir quelque extrait de tel ou tel discours. Si cela gardait un sens – hélas, non -, il me semble que vous, et tous autres d’ailleurs, devriez être morts de honte d’avoir encore laissé passer une occasion de parler de ce qui se passe réellement sur Terre. Car – faut-il y insister ? -, pas un mot sur le milliard d’affamés chroniques, pas un mot sur les dizaines de millions de réfugiés climatiques déjà recensés, qui seront des centaines sous peu, pas un mot, mais cela je l’ai déjà dit, sur l’affaissement déjà engagé des principaux écosystèmes de la planète.

En bref, et je l’écris sans élever le ton, cette campagne électorale aura été une merde. Et je plains en les maudissant ceux qui y auront participé. Depuis beau temps, je sais que la politique ne saurait évoluer vraiment sans que la culture profonde ait préalablement changé la donne. Dans mon jeune temps, j’appréciais une formule du théoricien marxiste italien Antonio Gramsci, qui fut ensuite tant galvaudée. Dans ses Quaderni dal carcere – Cahiers de prison , le taulard Gramsci parle de cette fameuse « hégémonie culturelle ». Je le cite, en italien, pour le seul plaisir d’écrire un peu cette langue : « La supremazia di un gruppo sociale si manifesta in due modi, come dominio e come direzione intellettuale e morale. Un gruppo sociale è dominante dei gruppi avversari che tende a liquidare o a sottomettere anche con la forza armata, ed è dirigente dei gruppi affini e alleati. Un gruppo sociale può e anzi deve essere dirigente già prima di conquistare il potere governativo (è questa una delle condizioni principali per la stessa conquista del potere); dopo, quando esercita il potere ed anche se lo tiene fortemente in pugno, diventa dominante ma deve continuare ad essere anche dirigente ».

Bon, je ne traduis pas mot à mot. Gramsci distingue, au sein d’une société humaine, la domination, qui permet à une classe sociale d’user de la force armée sur tout autre, et la direction intellectuelle et morale de cette même société. On peut conquérir le pouvoir par la domination, mais on ne peut le conserver que par sa direction. Autrement dit, en exerçant une hégémonie culturelle qui impose sans violence à l’ensemble de la société des valeurs, un imaginaire, une manière de penser la vie ensemble.

Je ne lis plus Gramsci depuis des lustres, mais j’ai pensé à lui pour une évidente raison. L’écologie telle que je la pense reste fort éloignée d’avoir imposé une vision générale de ce qui compte vraiment. La campagne qui s’achève montre amplement que l’imaginaire dominant, écrasant, est celui de la publicité et de la possession de biens matériels. Sans d’immenses batailles culturelles, suivies de victoires, jamais l’écologie ne pourra espérer changer le cours des événements. Est-ce possible ? Je ne sais pas. Je veux le croire.

Et je vois que je ne suis pas le seul à me poser la question, heureusement ! Je vous renvoie à un site britannique fort intéressant, qui s’appelle Dark Mountain Project. Au passage, je signale que l’écrivain anglais Paul Kingsnorth, cofondateur de ce projet, donne un entretien au dernier numéro de la revue L’Écologiste, qui s’appelle : « Quelle insurrection culturelle pour voir le monde autrement ? ». J’en extrais ceci : « En tant que mouvement créatif, il n’est pas de notre ressort de proposer des plans tout faits. Les musiciens proposent-ils des solutions ? Les romans ont-ils des plans ? Notre objectif n’est pas d’apporter des réponses sur un plateau et nous n’avons pas de solutions politiques ou technologiques aux problèmes que nous soulevons. L’idée que nous pouvons trouver une solution à tout problème est une idée progressiste, elle fait partie du récit de notre civilisation, que nous remettons en question. Notre but n’est pas de sauver le monde, mais de créer une insurrection culturelle qui nous aidera à voir le monde autrement ».

Revenons-en au site lui-même (c’est ici). Un manifeste a été écrit, mais sincèrement, je n’ai pas le temps – ni le courage – de le traduire. Si quelqu’un veut s’en charger, je m’engage, moi, à le publier ici en français. Je me contente de vous livrer ci-dessous les huit principes de base retenus par ce Manifeste.

The eight principles of uncivilisation

‘We must unhumanise our views a little, and become confident
As the rock and ocean that we were made from.’

  1. We live in a time of social, economic and ecological unravelling. All around us are signs that our whole way of living is already passing into history. We will face this reality honestly and learn how to live with it.
  2. We reject the faith which holds that the converging crises of our times can be reduced to a set of ‘problems’ in need of technological or political ‘solutions’.
  3. We believe that the roots of these crises lie in the stories we have been telling ourselves. We intend to challenge the stories which underpin our civilisation: the myth of progress, the myth of human centrality, and the myth of our separation from ‘nature’. These myths are more dangerous for the fact that we have forgotten they are myths.
  4. We will reassert the role of storytelling as more than mere entertainment. It is through stories that we weave reality.
  5. Humans are not the point and purpose of the planet. Our art will begin with the attempt to step outside the human bubble. By careful attention, we will reengage with the non-human world.
  6. We will celebrate writing and art which is grounded in a sense of place and of time. Our literature has been dominated for too long by those who inhabit the cosmopolitan citadels.
  7. We will not lose ourselves in the elaboration of theories or ideologies. Our words will be elemental. We write with dirt under our fingernails.
  8. The end of the world as we know it is not the end of the world full stop. Together, we will find the hope beyond hope, the paths which lead to the unknown world ahead of us.

Je vous prie à nouveau de m’excuser, mais je n’ai réellement pas le temps de traduire ces huit principes. Si je devais n’en retenir qu’un seul, ce serait le troisième, qui suggère de combattre enfin les « récits » qui fondent notre civilisation. Trois mythes, d’autant plus dangereux que nous avons oublié ce qu’ils sont, dirigent nos pas. Le mythe du progrès; celui de l’importance centrale de l’homme; celui de notre séparation d’avec la nature.

Encore une chose : Dark Mountain Project organise du 17 au 19 août prochain un festival : renseignements ici. Il vaut au moins la peine de se tenir au courant.

11 réflexions sur « À bas la franchouillardise (et vive la culture) ! »

  1. 1) Nous vivons une époque de décomposition sociale, économique et écologique. Autour de nous, des indices nous montrent que notre mode de vie tout entier bascule déjà dans l’Histoire. Nous ferons face à cette réalité avec honnêteté et nous apprendrons à vivre avec.

    2) Nous rejetons cette foi selon laquelle les crises convergentes peuvent être réduites à une série de « problèmes » qui attendent chacun des « solutions » techniciennes ou politiques.

    3) Nous croyons que les racines de ces crises reposent dans des récits que nous nous sommes contés à nous-mêmes. Nous avons l’intention de défier ces mythes qui sous-tendent notre civilisation : le mythe du progrès, le mythe de la centralité humaine, le mythe qui nous sépare de « la nature ». Ce mythes sont dangereux car nous avons oublié que ce sont des mythes.

    4) Nous réaffirmons que le rôle de ces récits va au-delà du simple divertissement. C’est à travers ces mythes que nous percevons la réalité.

    5) Les humains ne sont pas l’alpha et l’oméga de cette planète. Notre art débutera par la tentative de se tenir au-dehors de la bulle humaine. Par une attention renouvelée, nous relierons le monde non-humain.

    6) Nous célébrerons l’écriture et l’art qui se fondent sur un sentiment d’appartenance spatial et temporel. Notre littérature a été trop longtemps dominée par ceux qui habitent des tours d’ivoire cosmopolites.

    7) Nous ne nous perdrons pas dans l’élaboration de théories et d’idéologies. Nos mots seront basiques. Nous écrirons les ongles noircis.

    8) La fin du monde tel que nous le connaissons n’est pas la fin du monde. Ensemble, nous trouverons l’espoir au-delà de l’espoir, ces chemins qui nous mènent vers ce monde inconnu qui nous attend.

  2. « Quittons un peu nos vues humaines, et ayons confiance,
    comme la roche et l’océan dont nous sommes faits. »

  3. J’ai fait un rêve mais je me suis réveillé avec la gueule de bois !

    En ces temps où les problèmes de la planète et des hommes sur cette terre sont plus que jamais délétères,
    annonciateurs de sombres nuages, je voyais un sursaut du mouvement écologique qui se saisirait de cette tribune présidentielle pour faire basculer les consciences et ouvrir une brèche dans le socle de ce système sans issue. Je m’imaginais qu’un collectif, avec un(e) porte-parole candidat(e) , se retrousse les manches pour dynamiser ce mouvement au delà des présidentielles, plus loin que les législatives.
    Je voyais Europe-Ecologie mette en branle le vaste réseau des associations et militants pour porter une vaste mobilisation populaire et démocratique. En un mot réinventer la politique…

    Mais je me suis réveillé avec une sale gueule de bois, d’autant plus amère que cette vague était de l’ordre du possible et qu’il y a URGENCE. Oui c’était faisable, oui c’était un DEVOIR politique, mais la chefferie verdâtre a gâché cette dynamique, elle a raté le coche de l’histoire et qui sait compromis sa légitimité. En se justifiant elle consacre le désastre.

  4. Et après on dit qu’il n’y a plus de mouvement artistique ! J’aime beaucoup, surtout la volonté de se réapproprier la fiction et le rejet de l’humain comme centre de référence absolu. Ça me fait penser à du Jean Ray, du Machen ou (même si idéologiquement il n’est pas toujours spécialement sympathique) à du Lovecraft. Merci pour l’information.

  5. Les militants sont comme toujours, Fabrice, retranchés derrière la ligne Maginot de leurs convictions. Et nous ne pouvons même pas faire semblant d’être surpris. Jamais ils ne prendront goût à la liberté.
    Il nous reste si peu de temps pour les belles choses…protégeons ce que nous avons de plus cher et…vivons!

  6. A l’issue de cette campagne électorale pour l’élection présidentielle, il n’est pas inutile d’entendre ou de réentendre les propos de René Dumont candidat à la présidence de la République en 1974 ( archives de l’I.N.A.). La candidate écologiste de 2012 aurait pu s’en inspirer.

    http://www.ina.fr/politique/allocutions-discours/video/CAF88000834/rene-dumont.fr.html

    http://www.ina.fr/politique/allocutions-discours/video/CAF92033886/rene-dumont.fr.html

    A cette époque, R.Dumont avait publié « L’utopie ou la mort ». Et ce n’est pas l’utopie qui a été choisie.

  7. « jamais [les militants] ne prendront goût à la liberté ». Bien vu, Raton laveur. Ce n’est pas vrai de tous les militants, bien sûr, mais ça l’est de beaucoup, et de pratiquement tous les militants politiques/syndicaux. Quand on a compris ça beaucoup de choses s’expliquent.

  8. Comme toute la presse et tous les partis, vous nous avez bien tapé dessus. Vous vous trompiez d’adversaire.

  9. Et on parleara quelle langue à ce festival ? L’anglo-saxon des dominateurs de la planète.
    vous voyez combien il est urgent et nécessaire de militer pour l’Espéranto ?
    Non, je ne plaisante pas !

  10. « …je vois comme beaucoup que mon point de vue …n’a pas l’ombre d’une chance à court terme. »

    Rhooo… Peut être un Placé bientôt bien placé pourtant… Oui, ok , c’était juste pour le jeu de mot un peu trop facile… Mais en ce moment, compte tenu du niveau, on cède à la facilité…

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