Castoriadis contre l’Appel de Heidelberg (suite)

Il me faut donc remercier deux personnes, que je ne connais pas. Et même trois. La première intervient sur Planète sans visa sous le nom de Leyla. Il vient de poster ce qui suit, que je m’empresse de mettre en ligne dans un article. Mais il me faut également saluer Markus, qui a retranscrit ce coup de gueule de Castoriadis. Enfin, toute ma reconnaissance à ce même Cornelius Castoriadis.

Qui était cet homme grec, né en 1922 et mort en 1997 ? Je mentirais avec grossièreté si j’écrivais le bien connaître. De mémoire, j’ai lu deux livres de lui dans ma jeunesse, en deux fois deux tomes. D’abord La Société bureaucratique, livre consacré à l’analyse de l’Union soviétique. Ensuite L’Expérience du mouvement ouvrier. Sur les conseils de mon frère Emmanuel, j’ai lu plus tard Montée de l’insignifiance. Et je ne dois pas oublier un dialogue avec Cohn-Bendit, qui s’appelle De l’écologie à l’autonomie, livre qui m’a laissé un plaisant souvenir. Il faut dire qu’il date, je crois, de 1980, date à laquelle Cohn-Bendit était un autre.

En revanche, je ne sais presque rien du philosophe, et moins encore du psychanalyste que fut Castoriadis. Ma certitude est que cet homme pensait, avec tous les risques liés à cet exercice. Qu’il était lumineux. Qu’il avait compris la nature de nos sociétés. Et qu’il voulait nous aider tous à trouver d’autres voies. Revenons au message de Leyla, qui concerne l’Appel de Heidelberg, objet du dernier article de Planète sans visa.

————————————–

De Leyla : Il y a tout juste 20 ans, tout le monde ne gobait pas l’appel d’Heidelberg. Voilà ce que disait par exemple Castoriadis au micro de France Culture le 19 juin 1992 (merci à Markus pour la transcription de cet échange oral – où l’on doit entendre l’irritation et la colère devant l’ignominie de l’appel) :

« Quand on a des réactions au mouvement écologiste comme le manifeste Heidelberg qui a été signé et diffusé à la veille de la conférence de Rio par 150 intellectuels parmi lesquels 52 prix Nobel, ce manifeste est relativement ignominieux dans son hypocrisie ! Tout le monde est d’accord pour l’écologie scientifique à condition qu’on sache ce qu’on veut dire. Mais ces prix Nobel, c’est des gens de 1850, c’est des scientistes !… Ils croient que la science a réponse à tout, ils disent que la science ne crée jamais de problèmes … Ils sont dans une vue primitive et naïve de la chose parce qu’ils sont dans l’ancienne vue que ce n’est pas le couteau qui tue mais c’est le meurtrier ! Or c’était vrai du temps des couteaux, ce n’est plus vrai du temps des bombes à hydrogène !

Nous vivons dans une société où il y a une domination de plus en plus ouverte de la techno-science qui suit son propre cours. Et qu’on nous dise : mais vous pouvez choisir ceci ou cela, c’est une ânerie ! Parce que nous ne pouvons rien choisir : voyez tout ce qui s’est passé avec l’insémination artificielle, les grossesses in vitro, pourquoi Testard a laissé tombé, etc… Dès qu’une chose est possible à faire scientifiquement et techniquement, on la fait ! On ne se demande pas si elle est bonne ou mauvaise. Et ce sont ces prix Nobel qui la font … sans qu’il y ait un cadre de loi, sans qu’il y ait un besoin correspondant ! On fait la chose et après on va créer un besoin, c’est ça qui se passe !… Alors ces messieurs qui disent : la science va résoudre tous les problèmes, c’est complètement absurde !! Parce que la science ne peut pas résoudre le problème des fins, des buts, des finalités … La science peut dire : si vous voulez détruire la planète, je vous donne les moyens. Si vous voulez sauver la planète, je peux vous dire ceci et cela. Mais elle ne peut pas sauver la planète ! Il faut une décision politique qui implique toute une série de choses, et par exemple implique l’abandon de cette course effrénée vers la consommation plus grande et vers une puissance technique plus grande.

Et puis ils critiquent l’idéologie écologiste mais ils ne critiquent pas les autres idéologies les prix Nobel ! Que je sache ils étaient complètement muets quand il y avait Hitler et Staline en Russie, si tant est que beaucoup parmi eux ne collaboraient pas avec l’un ou l’autre ! Ils parlent du contrôle de la population, ils ne disent pas un mot de l’Église catholique ! A Rio il n’est pas question du contrôle démographique et de l’explosion démographique, pourquoi ? Parce qu’il y a un veto de l’Église catholique, parce que Dieu a dit “croissez et multipliez”. (…)

Ce manifeste est tout à fait caractéristique. C’est pour ça où il y a des fois aussi où je vous dis que je suis d’humeur sinistre !… Si 52 prix Nobel sont capables de dire des âneries pareilles, d’un aveuglement pareil où d’ailleurs leurs motivations intéressées sont transparentes … Ces messieurs, ils vivent, ont un laboratoire, ils doivent être financés, la société consacre des ressources à financer ces recherches plutôt qu’autre chose, n’est ce pas ?

Ce qu’il n’y a pas surtout dans ce manifeste, c’est ce que les Grecs appelaient la phronésis, c’est le fait que sans que ce soit scientifique vous êtes prudent, vous savez ce que vous faites, vous voyez où est-ce que vous mettez vos pieds. Or ce que la science actuellement ne fait pas, c’est regarder où est-ce qu’elle met ses pieds. Le génie génétique personne ne sait ce que ça peut donner, c’est comme les balais dans l’histoire de l’apprenti sorcier, parce que l’apprenti il a commencé à utiliser certaines formules magiques sans connaître les autres formules qui arrêtent la chose.

Or ces messieurs n’ont aucune envie d’arrêter, ils n’ont aucune prudence, ils croient que la science répond à tout, ce qui est aberrant. La science n’a pas de réponse politique et heureusement, parce que sinon la réponse serait claire : il faut instaurer une dictature des scientifiques puisque c’est eux qui ont les réponses … il n’y a pas de place pour une démocratie quelconque ; qu’est-ce que ça veut dire laisser les ignorants décider alors qu’il y a des scientifiques qui grâce à leur science ont des réponses scientifiques aux problèmes politiques ? Mais c’est une monstruosité ! Voilà …”

43 réflexions sur « Castoriadis contre l’Appel de Heidelberg (suite) »

  1. Castoriadis, Ellul, Durand… les vrais penseurs de l’écologie donc du changement de civilisation !
    Les deux premiers nous manquent terriblement, Durand, lui, est très âgé.

    A nous de savoir utiliser leur pensée féconde et généreuse pour bâtir solidement ce que nous voulons : un changement de civilisation, avec le solide socle philosophique que cela nécessite obligatoirement.

    N’oublions jamais que notre civilisation est assise sur plus de 20 siècles de philosophie, unique raison pour laquelle elle roule encore et… droit dans le mur d’ailleurs.

  2. De l’intérêt de faire la cruelle distinction entre choix et décision.

    Certains nous font prendre des choix seulement intéressés entre des projets pour des décisions, alors qu’il n’y a humainement décision qu’à travers le filtre éthico moral implicite.

    Casto, aussi économiste, faisait cette distinction avec d’autres concepts, de par sa position de psychanalyste; mais il en prenait en compte également une autre: notre socialité n’a rien de naturel. Il faut pour apercevoir çà jeter un coup d’oeil à « La violence de l’interprétation – du pictogramme à l’énoncé » de Piera CASTORIADIS-Aulagnier, dont vous trouverez plus d’infos sous le seul nom d’Aulagnier

    Ce qui pose un problème insoluble à la pseudo science appelée économie tient au fait qu’elle est infoutue de faire la distinction dans les échanges valorisés entre ce qui, humainement, relève seulement de choix en se moquant du fait que ce soit ou non moralement acceptable, ou au contraire, de décision, supposée morale.

    Je me suis longtemps arraché les cheveux sur « L’institution imaginaire de la société ». Cà devient limpide avec le remise en ordre épistémologique de Gagnepain. Une fois de plus faites en ce que vous voulez. Mais je ne nous vois pas sortir de la merde autrement qu’en sortant de l’économistique financiarisée via des sciences humaines méritant le qualificatif de scientifiques, càd falsifiables

  3. C’est la meilleure réponse en effet. Merci Leyla, on ne vous attendait plus et voici que vous arrivez comme Zorro. Common sense et common decency contre folie scientiste incapable de se penser et imperméable au doute. Ouf.
    On espère – et en même temps c’est ce qui est désolant – qu’au oreilles des adorateurs des Académies le bon sens aura plus de poids dans la bouche de Castoriadis que dans la nôtre.

    Bonne journée, je vais voir où en est le jardin

  4. Ilya Prigogine, est notamment auteur du livre « La Nouvelle Alliance » (…entre l’homme et la nature). Sur le plan philosophique, Prigogine est le père de l’Appel d’Heidelberg (il est d’ailleurs co-signataire de l’Appel), et il s’est battu toute sa vie contre le scientisme.
    Je suis désolé mais c’est vraiment n’avoir strictement rien compris à sa démarche que de le taxer de « scientisme ». Pour approfondir la réflexion, voir le lien indiqué dans mon précèdant message.

  5. Merci pour la retranscription, très bon, très bon. Cependant, j’aimerais entendre l’homme le dire. Quelqu’un saurait où dégoter l’enregistrement ? Il paraît qu’on trouve tout sur Internet…

  6. mmm ok, mais dans son bouquin que dit-il, dans les lignes et entre? Remet-il en cause la technique, la science, le progrès, l’industrie… bref, les fondements d’un ordre destructeur, ou fait-il dans le « développement durable », « écolo, mais sans rien changer »?
    J’ai lu cet appel, c’est affligeant de débilité! Et pire encore, ce qui n’y voient rien d’écologiquement choquant (lus sur le journal le monde)…

    De 2 choses l’une: soit-il est tartuffe, soit, sa signature et adhésion a un prix, que n’importe quel industriel peu aisément payer…

  7. À monsieur Il y a, puis Objectif des Hommes,

    Vous êtes sérieusement gonflé ! Pas seulement pour la raison que vous changez de pseudonyme pour, j’imagine, distraire l’assemblée. Non, il y a mieux. Comme vous disposez de mon adresse mail personnelle, vous m’avez adressé le message suivant : Bonjour Fabrice,
    Il y a un problème technique: mon dernier commentaire n’apparaît pas sur votre blog.
    Le voici.
    Bonne journée,
    Olivier.

    Cela, c’était aujourd »hui, 21 juin, à 10H43. Constatant, en effet, qu’un commentaire était resté dans la machine, je l’en ai extrait. Cela arrive au moins une fois par semaine, parfois chaque jour, sans que je sache le moins du monde pourquoi. Mais vous, le fin limier, vous en concluez aussitôt que je vous ai censuré !

    Au secours ! Un ami me signale que vous avez expliqué cela sur le site que vous animez,et ici même : http://objectifterre.over-blog.org/article-possibilisme-107193357.html

    Sans crainte du ridicule, vous vous permettez d’écrire : « EDIT: Fabrice avait iniatialement refusé de publier mon commentaire sur son blog: « your comment is awaiting a visa ». Mais je l’ai informé par mail de sa publication sur mon blog, ce qui l’a finalement poussé à le publier sur le sien 🙂 ».

    C’est tellement sot, et au passage tellement duplice, que je préfère ne pas vous en dire davantage. En tout cas, cessez, je vous prie, vos petits jeux dérisoires. Et pour commencer, si vous souhaitez continuer d’intervenir ici, faites-le sous votre nom véritable. Compte-tenu de vous positions, parfaitement licites, mais opposées à l’esprit de Planète sans visa, ce sera plus digne, plus clair.

    Fabrice Nicolino

  8. Cher Fabrice, manifestement vous êtes piqué au vif. Il ne s’agissait donc que d’un problème technique ? 🙂
    « Objectif Terre des Hommes », où la pensée d’Il-y-a Prigogine (« La Nouvelle Alliance » entre l’homme et la nature) est considèrée comme essentielle au débat environnemental actuel, est le nom véritable de mon blog. Aucun problème d’authentification, c’est immédiat.

  9. @ Fabrice,
    Merci pour avoir fait du commentaire un article. Pour plus de précisions, le « coup de gueule » est extrait d’un entretient avec Pascale Werner dans l’émission « Le temps qui passe ». Il s’agit évidemment de propos sur le vifs ; pour une version écrite et revue par l’auteur de ses positions sur le sujet, on peut consulter par exemple deux textes de la même année : « L’écologie contre les marchands » (mai 1992) et « La force révolutionnaire de l’écologie » (nov. 1992), tous deux disponibles dans le recueil Une société à la dérive, paru au Seuil en 2005. Dans le premier, on trouve ceci :
     » L’idée que l’écologie serait réactionnaire repose soit sur une ignorance crasse des données de la question, soit sur des résidus de l’idéologie « progressiste » : élever le niveau de vie et … advienne que pourra ! Certes, aucune idée n’est, par elle-même, protégée contre les perversions et les détournements. On sait que des thèmes qui ne sont qu’en apparence liés à l’écologie (la terre, le village, etc.) ont été et continuent d’être utilisés par des mouvements réactionnaires (nazisme ou Pamiat dans la Russie d’aujourd’hui). L’invocation de ce fait par les antiécologistes me rappelle plutôt les amalgames staliniens. »
    Dans le second, il revient plus précisément sur l’appel de Heidelberg, en reprenant les arguments déjà livrés à chaud (cela vient utilement compléter les propos postés hier). Est également évoqué le tristement célèbre livre de Ferry, qui date de la même année et participe comme l’appel à ces périodiques « opérations de diversion » dont notre époque est coutumière depuis maintenant plusieurs décennies face aux problèmes réels (la première fois que Castoriadis a parlé des « divertisseurs » c’est au sujet des « nouveaux philosophes » dans les années 70). Je cite le second texte signalé sur ce point : « Le livre de Luc Ferry se trompe d’ennemi et devient finalement une opération de diversion. A un moment où la maison brûle, où la planète est en danger, Luc Ferry se paye un ennemi facile (…) et ne ne dit pas un mot, ou presque, sur les vrais problèmes. En même temps, il oppose à une idéologie « naturaliste », une idéologie « humaniste » ou « anthropocentrique » tout à fait superficielle ».

    @ Olivier (dit « il y a  » et « objectif Terre des hommes »),
    Vous semblez, comme d’autres hyperconnectés du net, bondir toutes griffes dehors dès que l’on porte atteinte à quelques unes de vos certitudes. Prenez le temps de lire les choses et de ne pas taxer trop vite notre hôte de censeur. Reconsidérez par exemple ce que signifie l’aveugement scientiste, y compris chez les esprits les mieux faits … Le scientisme n’est pas seulement dans la vision déterministe de la nature, il peut très bien s’allier à une approche probabiliste et en partie chaotique de l’univers, dès lors qu’est maintenu le credo dans les vertus de La Science face aux problèmes de l’humanité …
    Sur ce, d’autres tâches m’attendent, dont le jardin …

  10. Il y a, Objectif Terre des Hommes, Olivier,

    Je ne sais quoi répondre à des gens organisés – intérieurement – comme vous êtes. J’aurai toujours tort. Vous serez convaincu jusqu’à la fin que vous avez été victime d’une censure. C’est tellement plus gratifiant ! Bon, rien à faire. Mais cette fois, je vous redis calmement, en assumant mon propos, que vous devrez, si vous souhaitez continuer d’intervenir, le faire sous votre nom.

    Fabrice Nicolino

  11. Leyla, vous écrivez:
    « Reconsidérez par exemple ce que signifie l’aveugement scientiste, y compris chez les esprits les mieux faits »

    Oui, je donne un exemple de reconsidération ici:
    Climat, Fukushima et le Démon de Laplace
    http://objectifterre.over-blog.org/article-edito-l-evolution-des-reacteurs-de-fukushima-est-tout-aussi-imprevisible-que-l-evolution-climatique-70293020.html

    Vous écrivez aussi:
    « Le scientisme n’est pas seulement dans la vision déterministe de la nature »

    C’est le socle du scientisme.

    « Il peut très bien s’allier à une approche probabiliste et en partie chaotique de l’univers, dès lors qu’est maintenu le credo dans les vertus de La Science face aux problèmes de l’humanité… »

    Je vous répond ceci: ce n’est pas seulement de la « science », mais de l’esprit humain dont nous avons besoin face aux défis environnementaux. Car l’esprit humain est notre ressource fondamentale.
    L’esprit humain, créatif et innovant. L’esprit humain, dans le cadre d’une « Nouvelle Alliance », est capable de devenir « écosystème-conscient », et de conduire l’homme à devenir un jardinier de la Terre, un jardinier éco-intelligent.

    La gestion éco-intelligente d’un jardin s’effectue certes sur la base de connaissances techniques et scientifiques, mais plus largement sur la base de spiritualité.
    Leyla, je vous souhaite un bon jardinage 😉

  12. @ Fabrice:
    Je vous crois maintenant, vous semblez sincère 😉
    Et d’ailleurs je vais supprimer dès à présent « l’EDIT » du billet en question.

    Et je ne suis pas animé de rancoeur. Je suis paisible, j’ai le sourire en vous écrivant et je n’en veux à personne, pas même à ceux qui tiennent des propos insultants, visant les personnes. Seul le débat d’idée m’intéresse.

  13. @ Fabrice:
    J’ai d’ailleurs le souvenir d’échange sympatiques et construtifs avec vous à propos des agrocarburants, que je considère comme vous comme une terrible menace environnementale.

  14. @ Fabrice:

    Cela ne me dérange pas d’indiquer mon prénom comme pseudo mais je m’interroge: pourquoi n’imposez-vous cette règle qu’à moi, et pas à l’ensemble des commentateurs de votre blog, qui signent avec le pseudo qui leur plaît ?

    Je vous crois maintenant, vous semblez sincère
    Et d’ailleurs je vais supprimer dès à présent “l’EDIT” du billet en question.

    Et je ne suis pas animé de rancoeur. Je suis paisible, j’ai le sourire en vous écrivant et je n’en veux à personne, pas même à ceux qui tiennent des propos insultants, visant les personnes. Seul le débat d’idée m’intéresse.

    J’ai d’ailleurs le souvenir d’échange sympatiques et construtifs avec vous à propos des agrocarburants, que je considère comme vous comme une terrible menace environnementale.

    @ Leyla, vous écrivez:
    “Reconsidérez par exemple ce que signifie l’aveugement scientiste, y compris chez les esprits les mieux faits”

    Oui, je donne un exemple de reconsidération ici:
    Climat, Fukushima et le Démon de Laplace
    http://objectifterre.over-blog.org/article-edito-l-evolution-des-reacteurs-de-fukushima-est-tout-aussi-imprevisible-que-l-evolution-climatique-70293020.html

    Vous écrivez aussi:
    “Le scientisme n’est pas seulement dans la vision déterministe de la nature”

    C’est le socle du scientisme.

    “Il peut très bien s’allier à une approche probabiliste et en partie chaotique de l’univers, dès lors qu’est maintenu le credo dans les vertus de La Science face aux problèmes de l’humanité…”

    Je vous répond ceci: ce n’est pas seulement de la “science”, mais de l’esprit humain dont nous avons besoin face aux défis environnementaux. Car l’esprit humain est notre ressource fondamentale.
    L’esprit humain, créatif et innovant. L’esprit humain, dans le cadre d’une “Nouvelle Alliance”, est capable de devenir “écosystème-conscient”, et de conduire l’homme à devenir un jardinier de la Terre, un jardinier éco-intelligent.

    La gestion éco-intelligente d’un jardin s’effectue certes sur la base de connaissances techniques et scientifiques, mais plus largement sur la base de spiritualité.
    Leyla, je vous souhaite un bon jardinage

  15. Je n’ai rien lu de Prigogine, mais Wikipedia explique qu’il a demontre certains aspects de la theorie du chaos dans le domaine de la chimie, et aussi le fait que le deuxieme principe de la thermodynamique (l’idee que l’univers s’achemine inexorablement vers une mort « tiede », vers un chaos sans limites d’ou plus aucune singularite n’emergera) n’est pas toujours valable. Ce n’est pas rien !

    Je ne vois pas en quoi la theorie du chaos, ou la decouverte d’une « incertitude objective » (une de plus, apres la mecanique quantique qui l’avait decouverte mais seulement a l’echelle sub-atomique) au coeur meme des sciences physiques, peut contredire le jugement clairvoyant de Castoriadis sur l’appel de Heidelberg.

    Au contraire, si « un battement d’aile de papillon » peut declencher des evenements imprevisibles, alors ca prouve d’une maniere de plus, s’il en etait besoin, que Castoriadis a mille fois raison:

    « Le génie génétique personne ne sait ce que ça peut donner, c’est comme les balais dans l’histoire de l’apprenti sorcier, parce que l’apprenti il a commencé à utiliser certaines formules magiques sans connaître les autres formules qui arrêtent la chose.

    Or ces messieurs n’ont aucune envie d’arrêter, ils n’ont aucune prudence, ils croient que la science répond à tout, ce qui est aberrant. »

  16. La seule critique que je ferais de Castoriadis, c’est sa reference a la « surpopulation ». Les faits lui ont donne tord, et Hans Rosling le montre dans ses graphiques. (D’accord avec Olivier sur cela.)
    Herve Le Bras (aussi signataire de l’appel de Heidelberg, malheureusement 😉 ), dans « Marianne et les Lapins », avait la finesse, l’honnetete et la coherence scientifique de s’interesser d’abord a la politique nataliste en France (c’est a dire chez soi), et c’est coherent puisque ce serait uniquement en agissant sur la demographie des pays les plus voraces et energie que l’on aurait la moindre chance de sauver la planete par des moyens demographiques… Si c’etait possible d’agir par ce moyen, ce qui ne l’est pas ! Mais lorsqu’on nous parle de « surpopulation », on nous montre systematiquement des images de l’Afrique (extremement sous-peuplee) ou de l’Inde (qui commence a se soucier des problemes economiques du a l’augmentation rapide du nombre de personnes agees).

  17. ha la science a remplacé dieu,et memele libre arbitre!!la science fait vendre un tas d’objets ,et puis c’est fun;cette religion éteint les coeurs,et nous rend de toute façon esclave de nos délires.

  18. @ Laurent,
    Oui, les réflexions d’Hans Rosling sont très éclairantes à propos de la thématique population.

    Au sujet de l’effet papillon, vous écrivez:
    « si “un battement d’aile de papillon” peut declencher des évènements imprevisibles, alors ca prouve d’une maniere de plus, s’il en etait besoin, que Castoriadis a mille fois raison »

    Florent, ce n’est pas parcequ’un battement d’aile de papillon à Paris peut provoquer une cyclone à Berlin qu’il faut interdire aux papillons de voler. La probabilité que le papillon parisien mette le bordel à Berlin est infime (quoi que non nulle). Tout est question de degré d’acceptation du risque. Face à un large champs de possibles, faire croire qu’une seule trajectoire (la pire) est certaine relève d’un biais de nature totalitaire (vouloir imposer aux autres sa propre perception du risque). Il y a des gens qui estiment (et c’est leur droit, ce point de vue est respectable) que le risque associés à l’interdiction de vol des papillons (pour protèger Berlin) sont plus lourds que les risques associés à les laisser voler en liberté. Car interdire aux papillons de voler conduirait à les priver d’accès à l’énergie alimentaire des fleurs « bon marché », facilement accessible quand on peut voler.

  19. L’essentiel est dit ici :

    « … Alors ces messieurs qui disent : la science va résoudre tous les problèmes, c’est complètement absurde !! Parce que la science ne peut pas résoudre le problème des fins, des buts, des finalités … La science peut dire : si vous voulez détruire la planète, je vous donne les moyens. Si vous voulez sauver la planète, je peux vous dire ceci et cela. Mais elle ne peut pas sauver la planète ! Il faut une décision politique qui implique toute une série de choses, et par exemple implique l’abandon de cette course effrénée vers la consommation plus grande et vers une puissance technique plus grande. »

    Plutôt que de se perdre à préciser que l’on est opposé ou non à la science comme pour le problème de l’amiante, dénonçons et proposons des solutions à tel ou tel problème (amiante, fichage…)

    Ce n’est pas la science qui nous plongera dans le gouffre ou nous en fera sortir mais notre façon d’agir et de penser.

  20. Sauf que la science nous conditionne à l’admirer! D’ailleurs, la « science » c’est quoi? Au delà du blabla théorique que nous fait produire notre conditionnement… la science, c’est la confiscation des savoirs sur la nature par une caste de « gens qui savent », et qui, ne sont finalement que des petits soldats en blouse blanche. Un scientifique, c’est quoi? Un type qu’on forme à être compétent (ce qui n’est pas synonyme d’intelligence), que l’on et ensuite dans un endroit clos et isolé du monde appelé « laboratoire », et à qui, un représentant de conseil d’administration, ou un monsieur en uniforme avec des chevrons sur les épaules (et un képi) lui dit ce qu’il doit chercher et trouver…
    et en bon soldat, dans 99% des cas, ils obéissent ces idiots…
    un scientifique n’est pas toujours un sage! Le propre frère de karl Polanyi, tout physicien qu’il était, était libéral… charpack pro-nucléair…

    (ah je me suis fait engueulé par des bobos pour avoir critiquer la recherche sur les cellules souches, ces mêmes bobos qui « soutiennent » la cause des peuples Amazoniens… ils n’ont pas goûter ma remarque sur le fait que ce sont d’autres enjeux que sa propre « coolitude » qui importent)

  21. D’accord avec vous Philou,
    « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » (François Rabelais).
    Mais on oublie que le message de Rabelais est à double sens. Le message de l’oeuvre de Rabelais, c’est aussi :
    Exhibition de con-science sans science n’est que ruine de l’Homme.
    Pour lui faire oublier ses anciennes leçons abrutissantes, Ponocrates fait boire à Gargantua une potion qui nettoie le cerveau, ce qui permet de construire des raisonnements sur des bases saines, non polluées par des a priori et des idées pré-conçues.

    Nicolas Jetté-Soucy, philosophe :
    « L’écologie n’est réelle que lorsqu’elle est d’abord une écologie de l’Homme et non de la Terre. Ce n’est donc pas en se niant lui-même que l’homme peut se rapprocher de la nature, car, en désavouant l’esprit qui le fonde, l’homme ne devient pas nature, mais débris de la nature, déchet supplémentaire incapable de communiquer avec quoi que ce soit… Le péril majeur aujourd’hui ne réside pas dans la dégradation de l’environnement, mais dans la démission de l’homme et de sa pensée (…) La protection de l’environnement n’exige pas moins d’interventions humaines, mais, au contraire, davantage d’ingéniosité et d’invention. »

  22. @ Olivier: C’est quoi cette histoire d’interdire aux papillons de voler ?

    Vous voulez suggerer que les fabricants de pesticides imposent aux autres humains (et aux papillons et aux abeilles etc.) leur « perception du risque » et veulent « proteger Berlin » ?

    http://www.lemonde.fr/planete/article/2012/03/29/le-declin-des-abeilles-precipite-par-les-pesticides_1677865_3244.html

    Vous vous croyez drole ? Olivier, il y a des manieres plus simples de s’exprimer…

    Pour commencer, si vous voulez que les papillons, les abeilles, et tous leurs congeneres puissent continuer de voler, refusez les pesticides par tous les moyens a votre disposition et de grace ne nous parlez pas de « risque » !!!

    Ces calculs de « risque » a la 5eme decimale sont la ficelle la plus grosse du techno-commercialo- scientisme.

    Les abeilles et les papillons meurent ce sont des faits verifies pas un « risque ».

    Plus personne ne lit ces chiffres de toute maniere.

    Les opposants au nucleaire n’y croient pas : on leur envoie des psychiatres !

    http://www.dianuke.org/why-the-npcil-must-be-stopped-from-commissioning-koodankulam/)

    et les investisseurs du nucleaire n’y croient pas non plus : on leur offre un parapluie financier illimite aux frais du public.

    Dans les deux cas il n’est nulle part question de « risque » mais simplement de faits solides et verifiables. Ce ne sont aucunement des « perceptions du risque » qui s’opposent mais une philosophie de la responsabilite.

    Ces calculs de « risque » et de « perception du risque » sont seulement pour l’entite virtuelle que les decideurs se representent sous la forme d’une classe moyenne assoupie devant la tele.

    Aujourd’hui il faut choisir entre la science et la democratie d’un cote, et l’enfumage technologique de l’autre.

    L’epoque symbolisee par la pensee de Francis Bacon, ou la technologie pouvait servir d’assise a la liberte, en s’opposant a l’eglise, est revolue.

    Aujourd’hui c’est la technologie, avec son obsession de la performance et son refus de la pensee, qui nous eloigne de la science et nous precipite dans les marecages de la magie.

    Lisez Lucien Sfez, quand il ecrit que le « tautisme » (contraction d’autisme, de tautologie et de totalitarisme) n’est rien d’autre que « le mal absolu ».

    La technologie et son pouvoir de fascination a caractere magique est aujourd’hui la plus formidable attaque contre la rationalite et la liberte.

    C’est bien ce que Castoriadis dit a propos de la genetique et des « balais » que certains s’acharnent a utiliser avant meme de les connaitre, que-dis-je, en refusant meme de les connaitre !

    Ne pas comprendre cela chez Castoriadis c’est etre literalement analphabete.

    Ou-trouve-t-on une information solide, substantielle, sur le nucleaire ? Dans les publications anti-nucleaires, pas dans celles des gouvernements qui s’acharnent a lui opposer des secrets-defense et autres astuces.

    Le mouvement anti-nucleaire, et tout le mouvement ecologique, est l’un des plus grands mouvements d’education populaire aujourd’hui, c’est un mouvement scientifique qui a pour vocation de nous proteger contre la techno-magie.

  23. Histoire de laisser tranquille les papillons, dispensez-vous donc de la référence à l’effet papillon. L’image a fait florès dans les médias et s’y est maintenue, mais c’est sans fondement.

  24. « Vous voulez suggerer que les fabricants de pesticides imposent aux autres humains (et aux papillons et aux abeilles etc.) leur “perception du risque” et veulent “proteger Berlin” ?

    Non, je ne parle pas du tout de cela.
    Je parle de « l’effet papillon » (c’est vous qui en parliez plus haut):
    http://fr.wikipedia.org/wiki/Effet_papillon

  25. @ Laurent:
    Je considère moi aussi (appréciation personnele du risque) que le risque nucléaire (tant pendant le fonctionnement des centrales qu’après, avec les déchets) est inacceptable. C’est de plus une filière basée sur une ressource rare, l’uranium, qui s’épuise.
    Etant donné qu’il existe tout un panel de solutions pour s’en passer, je trouve qu’il n’est pas pertinent de continuer avec le nucléaire en France.

  26. Olivier, c’est vous qui ne faites que citer Prigogine, pas moi… Si vous pensez que la theorie du chaos apporte des elements en faveur de l’appel de Heidelberg et contre la position de Castoriadis, expliquez-les donc, ne vous en privez pas.

  27. Oui Winston n’a pas peur de la caricature, mais il dit de maniere assez drole des choses qui sont quand meme vraies… non ? Il faut saisir le ton… faire la distinction entre les scientifiques qui mettent au-dessus de leurs interets personnels la loyaute envers la connaissance, et ceux, tout de meme assez nombreux, qui savent mieux « trouver l’equilibre » entre la science et la societe, entre la science et l’economie, entre… pour le dire franchement et abandonner ce langage de politicien, la verite d’une part et la loyaute envers la main qui les nourrit d’autre part !!! Aujourd’hui, combien de mathematiciens demissionent d’un poste de recherche en or massif et sans aucune obligation de resultat comme Grothendieck, et combien travaillent sous le sceau du secret-defense pour les services secrets ou pour l’armee ?

  28. La science, est la connaissance de ce qui nous entoure et nous constitue, non les personnes dont la profession est en rapport avec cette dernière, beaucoup trop de scientifiques sont naïfs sur l’utilisation de leurs découvertes ou se préoccupent avant tout de leur carrière.

    Un autre problème est que beaucoup n’ont pas conscience de l’état d’esprit de ceux qui dirigent l’économie et des lampistes qui les soutiennent en attendant leur nonos. A ce sujet l’appel d’Heidelberg est destiné avant tout à éviter une remise en cause de ce système, notamment le fait d’arrêter certains travaux (contrôle de la personne…) qui vu l’état d’esprit actuel nous feraient rentrer dans une société de contrainte au lieu de nous être bénéfiques.

  29. Hacène, pour me surpasser dans l’art de la caricature, je te laisse exprimer « tes » opinions… tu y arriveras sans le moindre mal!

    En attendant…

  30. Eh bien ! Winston, dès que l’on vous fait une remarque sur vos propos, vous dégainez. Rassurez-vous, je vais garder « mes » opinions (je n’ai pas compris votre usage des guillemets, mais peu importe), et vous laisse bien volontiers avec votre idée du scientifique enfermé dans un labo et oeuvrant comme une bon petit soldat. Mais il est probable que je n’avais pas saisi le ton etc.

  31. Texte de Bakounine sur la science et les scientifique… surement une caricature

    Science et gouvernement de la science
    L’idée générale est toujours une abstraction, et, par cela même, en quelque sorte, une négation de la vie réelle. J’ai constaté cette propriété de la pensée humaine, et par conséquent aussi de la science, de ne pouvoir saisir et nommer dans les faits réels que leur sens général, leurs rapports généraux, leurs lois générales ; en un mot, ce qui est permanent, dans leurs transformations continues, mais jamais leur côté matériel, individuel, et pour ainsi dire palpitant de réalité et de vie, mais par-là même fugitif et insaisissable. La science comprend la pensée de la réalité, non la réalité elle-même, la pensée de la vie, non la vie. Voilà sa limite, la seule limite vraiment infranchissable pour elle, parce qu’elle est fondée sur la nature même de la pensée humaine, qui est l’unique organe de la science.
    Sur cette nature se fondent les droits incontestables et la grande mission de la science, mais aussi son impuissance vitale et même son action malfaisante, toutes les fois que, par ses représentants officiels, patentés, elle s’arroge le droit de gouverner la vie. La mission de la science est celle-ci : en constatant les rapports généraux des choses passagères et réelles, en reconnaissant les lois générales qui sont inhérentes au développement des phénomènes tant du monde physique que du monde social, elle plante pour ainsi dire les jalons immuables de la marche progressive de l’humanité, en indiquant aux hommes les conditions générales dont l’observation rigoureuse est nécessaire et dont l’ignorance ou l’oubli seront toujours fatals. En un mot, la science, c’est la boussole de la vie : mais ce n’est pas la vie. La science est immuable. impersonnelle, générale, abstraite, insensible, comme les lois dont elle n’est rien que la reproduction idéale. réfléchie ou mentale, c’est-à-dire cérébrale (pour nous rappeler que la science elle-même n’est rien qu’un produit matériel d’un organe matériel de l’organisation matérielle de l’homme, le cerveau).La vie est toute fugitive et passagère, mais aussi toute palpitante de réalité et d’individualité, de sensibilité, de souffrances, de joies, d’aspirations de besoins et de passions. C’est elle seule qui, spontanément, crée les choses et tous les êtres réels. La science ne crée rien, elle constate et reconnaît seulement les créations de la vie. Et toutes les fois que les hommes de la science, sortant de leur monde abstrait, se mêlent de création vivante dans le monde réel, tout ce qu’ils proposent ou créent est pauvre, ridiculement abstrait. privé de sang et de vie, mort-né, pareil à l’homunculus créé par Wagner, non le musicien de l’avenir qui est lui-même une sorte de créateur abstrait, mais le disciple pédant de l’immortel docteur Faust de Goethe. Il en résulte que la science a pour mission unique d’éclairer la vie, non de la gouverner.
    Le gouvernement de la science et des hommes de la science, s’appelassent-ils même des positivistes, des disciples d’Auguste Comte, ou même des disciples de l’École doctrinaire du communisme allemand, ne peut être qu’impuissant, ridicule, inhumain, Cruel, oppressif, exploiteur, malfaisant. On peut dire des hommes de la science, comme tels, ce que j’ai dit des théologiens et des métaphysiciens : ils n’ont ni sens ni cœur pour les êtres individuels et vivants. On ne peut pas même leur en faire un reproche, car c’est la conséquence naturelle de leur métier. En tant qu’hommes de science ils n’ont à faire, ils ne peuvent prendre intérêt qu’aux généralités, qu’aux lois.
    La science, qui n’a affaire qu’avec ce qui est exprimable et constant, c’est-à-dire avec des généralités plus ou moins développées et déterminées, perd ici son latin et baisse pavillon devant la vie, qui seule est en rapport avec le côté vivant et sensible, mais insaisissable et indicible, des choses. Telle est la réelle et on peut dire l’unique limite de la science, une limite vraiment infranchissable. Un naturaliste. par exemple, qui lui-même est un être réel et vivant, dissèque un lapin ; ce lapin est également un être réel, et il a été, au moins il y a à peine quelques heures, une individualité vivante. Après l’avoir disséqué, le naturaliste le décrit : eh bien, le lapin qui sort de sa description est un lapin en général, ressemblant à tous les lapins, privé de toute individualité, et qui par conséquent n’aura jamais la force d’exister, restera éternellement un être inerte et non vivant, pas même corporel, mais une abstraction, l’ombre fixée d’un être vivant. La science n’a affaire qu’avec des ombres pareilles. La réalité vivante lui échappe, et ne se donne qu’à la vie, qui, étant elle-même fugitive et passagère, peut saisir et saisit en effet toujours tout ce qui vit, c’est-à-dire tout ce qui passe ou ce qui fuit. L’exemple du lapin, sacrifié à la science, nous touche peu, parce que, ordinairement, nous nous intéressons fort peu à la vie individuelle des lapins. Il n’en est pas ainsi de la vie individuelle des hommes que la science et les hommes de science, habitués à vivre parmi les abstractions, c’est-à-dire à sacrifier toujours les réalités fugitives et vivantes a leurs ombres constantes, seraient également capables, si on les laissait seulement faire, d’immoler ou au moins de subordonner au profit de leurs généralités abstraites. L’individualité humaine, aussi bien que celle des choses les plus inertes, est également insaisissable et pour ainsi dire non existante pour la science. Aussi les individus vivants doivent-ils bien se prémunir et se sauvegarder contre elle, pour ne point être par elle immolés, comme le lapin, au profit d’une abstraction quelconque ; comme ils doivent se prémunir en même temps contre la théologie, contre la politique et contre la jurisprudence, qui toutes, participant également à ce caractère abstractif de la science, ont la tendance fatale de sacrifier les individus à l’avantage de la même abstraction, appelée seulement par chacune de noms différents, la première l’appelant vérité divine, la seconde bien public, et la troisième justice.
    Bien loin de moi de vouloir comparer les abstractions bienfaisantes de la science avec les abstractions pernicieuses de la théologie, de la politique et de la jurisprudence. Ces dernières doivent cesser de régner, doivent être radicalement extirpées de la société humaine – son salut, son émancipation, son humanisation définitive ne sont qu’à ce prix -, tandis que les abstractions scientifiques, au contraire, doivent prendre leur place, non pour régner sur l’humaine société, selon le rêve liberticide des philosophes positivistes, mais pour éclairer son développement spontané et vivant. La science peut bien s’appliquer à la vie, mais jamais s’incarner dans la vie. Parce que la vie, c’est l’agissement immédiat et vivant, le mouvement à la fois spontané et fatal des individualités vivantes. La science n’est que l’abstraction, toujours incomplète et imparfaite, de ce mouvement. Si elle voulait s’imposer à lui comme une doctrine absolue. comme une autorité gouvernementale, elle l’appauvrirait, le fausserait et le paralyserait. La science ne peut sortir des abstractions, c’est son règne. Mais les abstractions, et leurs représentants immédiats, de quelque nature qu’ils soient, prêtres, politiciens, juristes, économistes et savants, doivent cesser de gouverner les masses populaires. Tout le progrès de l’avenir est là. C’est la vie et le mouvement de la vie. l’agissement individuel et social des hommes. rendus à leur complète liberté. C’est l’extinction absolue du principe même de l’autorité. Et comment ? Par la propagande la plus largement populaire de la science libre. De cette manière, la masse sociale n’aura plus en dehors d’elle une vérité soi-disant absolue qui la dirige et qui la gouverne, représentée par des individus très intéressés à la garder exclusivement en leurs mains, parce qu’elle leur donne la puissance, et avec la puissance la richesse, le pouvoir de vivre par le travail de la masse populaire. Mais cette masse aura en elle-même une vérité, toujours relative, mais réelle, une lumière intérieure qui éclairera ses mouvements spontanés et qui rendra inutiles toute autorité et toute direction extérieure.
    Certes, les savants ne sont pas exclusivement des hommes de la science et. sont aussi plus ou moins des hommes de la vie. Toutefois, il ne faut pas trop s’y fier, et, si l’on peut être à peu près sûr qu’aucun savant n’osera traiter aujourd’hui un homme comme il traite un lapin, il est toujours à craindre que le corps des savants, si on le laisse faire, ne soumette les hommes réels et vivants à des expériences scientifiques sans doute moins cruelles, mais qui n’en seraient pas moins désastreuses pour leurs victimes humaines. Si les savants ne peuvent pas faire des expériences sur le corps des hommes individuels, ils ne demanderont pas mieux que d’en faire sur le corps social, et voilà ce qu’il faut absolument empêcher.
    Dans leur organisation actuelle, monopolisant la science et restant comme tels en dehors de la vie sociale, les savants forment une caste à part qui offre beaucoup d’analogie avec la caste des prêtres. L’abstraction scientifique est leur Dieu, les individualités vivantes et réelles sont leurs victimes. et ils en sont les sacrificateurs patentés.
    La science ne peut sortir de la sphère des abstractions. Sous ce rapport, elle est infiniment inférieure à l’art, qui, lui aussi, n’a proprement à faire qu’avec des types généraux et des situations générales, mais qui, par un artifice qui lui est propre, sait les incarner dans des formes qui, pour n’être point vivantes, dans le sens de la vie réelle, n’en provoquent pas moins, dans notre imagination, le sentiment ou le souvenir de cette vie ; il individualise en quelque sorte les types et les situations qu’il conçoit, et, par ces individualités sans chair et sans os, et, comme telles, permanentes ou immortelles, qu’il a le pouvoir de créer, il nous rappelle les individualités vivantes, réelles qui apparaissent et qui disparaissent à nos yeux. L’art est donc en quelque sorte le retour de l’abstraction dans la vie. La science est au contraire l’immolation perpétuelle de la vie fugitive, passagère, mais réelle, sur l’autel des abstractions éternelles.
    La science est aussi peu capable de saisir l’individualité d’un homme que celle d’un lapin. C’est-à-dire qu’elle est aussi indifférente pour l’une que pour l’autre. Ce n’est pas qu’elle ignore le principe de l’individualité. Elle la conçoit parfaitement comme principe, mais non comme fait. Elle sait fort bien que toutes les espèces animales, y compris l’espèce humaine, n’ont d’existence réelle que dans un nombre indéfini d’individus qui naissent et qui meurent faisant place à des individus nouveaux également passagers. Elle sait qu’à mesure qu’on s’élève des espèces animales aux espèces supérieures, le principe de l’individualité se détermine davantage, les individus apparaissent plus complets et plus libres. Elle sait enfin que l’homme, le dernier et le plus parfait animal sur cette terre, présente l’individualité la plus complète et la plus digne de considération, à cause de sa capacité de concevoir et de concréter, de personnifier en quelque sorte en lui-même, et dans son existence tant sociale que privée, la loi universelle. Elle sait, quand elle n’est point viciée par le doctrinarisme théologique ou métaphysique, politique ou juridique, ou même par un orgueil étroitement scientifique et lorsqu’elle n’est point sourde aux instincts et aux aspirations spontanées de la vie, elle sait, et c’est là son dernier mot, que le respect humain est la loi suprême de l’humanité et que le grand, le vrai but de l’histoire, le seul légitime, c’est l’humanisation et l’émancipation, c’est la liberté réelle, la prospérité réelle, le bonheur de chaque individu réel vivant dans la société. Car, en fin de compte, à moins de retomber dans la fiction liberticide du bien public représenté par l’État, fiction toujours fondée sur le sacrifice systématique des masses populaires. il faut bien reconnaître que la liberté et la prospérité collectives ne sont réelles que lorsqu’elles représentent la somme des libertés et des prospérités individuelles.
    La science sait tout cela, mais elle ne va pas, elle ne peut aller au-delà. L’abstraction constituant sa propre nature, elle peut bien concevoir le principe de l’individualité réelle et vivante, mais elle ne saurait avoir rien à faire avec les individus réels et vivants. Elle s’occupe des individus en général, mais non de Pierre et de Jacques, non de tel ou de tel autre individu, qui n’existent point, qui ne peuvent exister pour elle. Ses individus à elle ne sont encore que des abstractions.
    Et pourtant, ce ne sont pas ces individualités abstraites, ce sont les individus réels, vivants, passagers, qui font l’histoire. Les abstractions n’ont point de jambes pour marcher, elles ne marchent que lorsqu’elles sont portées par des hommes vivants. Pour ces êtres réels, composés, non en idée seulement. mais en réalité de chair et de sang. la science n’a pas de cœur. Elle les considère tout au plus comme de la chair à développement intellectuel et social. Que lui font les conditions particulières et le sort fortuit de Pierre et de Jacques ? Elle se rendrait ridicule, elle abdiquerait et s’annulerait, si elle voulait s’en occuper autrement que comme d’un exemple fortuit à l’appui de ses théories éternelles. Et il serait ridicule de lui en vouloir pour cela, car ce n’est pas là sa mission. Elle ne peut saisir le concret ; elle ne peut se mouvoir que dans les abstractions. Sa mission, c’est de s’occuper de la situation et des conditions générales de l’existence et du développement soit de l’espèce humaine en général, soit de telle race, de tel peuple, de telle classe ou catégorie d’individus, des causes générales de leur prospérité ou de leur décadence et des moyens généraux pour les faire avancer en toutes sortes de progrès. Pourvu qu’elle remplisse largement et rationnellement cette besogne, elle aura rempli tout son devoir, et il serait vraiment ridicule et injuste de lui en demander davantage.
    Mais il serait également ridicule, il serait désastreux de lui confier une mission qu’elle est incapable de remplir. Puisque sa propre nature la force d’ignorer l’existence et le sort de Pierre et de Jacques, il ne faut jamais lui permettre, ni à elle ni à personne en son nom, de gouverner Pierre et Jacques. Car elle serait bien capable de les traiter à peu près comme elle traite les lapins. Ou plutôt, elle continuerait de les ignorer ; mais ses représentants patentés, hommes nullement abstraits mais au contraire très vivants, ayant des intérêts très réels, cédant à l’influence pernicieuse que le privilège exerce fatalement sur les hommes, finiront par les écorcher au nom de la science, comme les ont écorchés jusqu’ici les prêtres, les politiciens de toute couleur et les avocats, au nom de Dieu, de l’État et du droit juridique.
    Ce que je prêche, c’est donc, jusqu’à un certain point, la révolte de la vie contre la science, ou plutôt contre le gouvernement de la science. Non pour détruire la science – à Dieu ne plaise ! Ce serait un crime de lèse-humanité -, mais pour la remettre à sa place, de manière à ce qu’elle ne puisse plus jamais en sortir. Jusqu’à présent toute l’histoire humaine n’a été qu’une immolation perpétuelle et sanglante de millions de pauvres êtres humains en l’honneur d’une abstraction impitoyable quelconque : dieux, patrie, puissance de l’État, honneur national, droits historiques, droits juridiques, liberté politique, bien public. Tel fut jusqu’à ce jour le mouvement naturel spontané et fatal des sociétés humaines. Nous ne pouvons rien y faire, nous devons bien l’accepter, quant au passé, comme nous acceptons toutes les fatalités naturelles. Il faut croire que c’était la seule voie possible pour l’éducation de l’espèce humaine. Car il ne faut pas s’y tromper : même en faisant la part la plus large aux artifices machiavéliques des classes gouvernantes, nous devons reconnaître qu’aucune minorité n’eût été assez puissante pour imposer tous ces horribles sacrifices aux masses humaines s’il n’y avait eu dans ces masses elles-mêmes un mouvement vertigineux, spontané, qui les poussât sans cesse à se sacrifier à l’une de ces abstractions dévorantes qui, comme les vampires de l’histoire, se sont toujours nourries de sang humain.
    Que les théologiens, les politiciens et les juristes trouvent cela fort beau, cela se conçoit. Prêtres de ces abstractions, ils ne vivent que du sacrifice continuel des masses populaires. Que la métaphysique y donne aussi son consentement ne doit pas nous étonner non plus. Elle n’a d’autre mission que de légitimer et rationaliser autant que possible ce qui est inique et absurde. Mais que la science positive elle-même ait montré jusqu’ici les mêmes tendances, voilà ce que nous devons constater et déplorer. Elle n’a pu le faire que pour deux raisons : d’abord parce que, constituée en dehors de la vie populaire, elle est représentée par un corps privilégié ; ensuite, parce qu’elle s’est posée elle-même, jusqu’ici, comme le but absolu et dernier de tout développement humain ; tandis que par une critique judicieuse, qu’elle est capable et qu’en dernière instance elle se verra forcée d’exercer contre elle-même, elle aurait dû comprendre qu’elle n’est elle-même qu’un moyen nécessaire pour la réalisation d’un but bien plus élevé, celui de la complète humanisation de la situation réelle de tous les individus réels qui naissent, qui vivent et qui meurent sur la terre.
    L’immense avantage de la science positive sur la théologie, la métaphysique, la politique et le droit juridique consiste en ceci, qu’à la place des abstractions mensongères et funestes prônées par ces doctrines, elle pose des abstractions vraies qui expriment la nature générale ou la logique même des choses, leurs rapports généraux et les lois générales de leur développement. Voilà ce qui la sépare profondément de toutes les doctrines précédentes et ce qui lui assurera toujours une grande position dans l’humaine société. Elle constituera en quelque sorte sa conscience collective. Mais il est un côté par lequel elle se rallie absolument à toutes ces doctrines, c’est qu’elle n’a et ne peut avoir pour objet que des abstractions, et qu’elle est forcée, par sa nature même, d’ignorer les individus réels, en dehors desquels les abstractions même les plus vraies n’ont point de réelle existence. Pour remédier à ce défaut radical, voici la différence qui devra s’établir entre l’agissement pratique des doctrines précédentes et celui de la science positive. Les premières se sont prévalues de l’ignorance des masses pour les sacrifier avec volupté à leurs abstractions, d’ailleurs toujours très lucratives pour leurs représentants. La seconde, reconnaissant son incapacité absolue de concevoir les individus réels et de s’intéresser à leur sort, doit définitivement et absolument renoncer au gouvernement de la société ; car si elle s’en mêlait, elle ne pourrait faire autrement que de sacrifier toujours les hommes vivants, qu’elle ignore, à ses abstractions qui forment l’unique objet de ses préoccupations légitimes.
    La vraie science de l’histoire, par exemple, n’existe pas encore, et c’est à peine si on commence à en entrevoir aujourd’hui les conditions extrêmement compliquées. Mais supposons-la enfin aboutie : que pourra-t-elle nous donner ? Elle rétablira le tableau raisonné et fidèle du développement naturel des conditions générales, tant matérielles qu’idéelles, tant économiques que politiques et sociales, religieuses. philosophiques, esthétiques et scientifiques, des sociétés qui ont eu une histoire. Mais ce tableau universel de la civilisation humaine, si détaillé qu’il soit, ne pourra jamais contenir que des appréciations générales et par conséquent abstraites, dans ce sens que les milliards d’individus humains qui ont formé la matière vivante et souffrante de cette histoire, à la fois triomphante et lugubre – triomphante au point de vue de ses résultats généraux, lugubre au point de vue de l’immense hécatombe de victimes humaines « écrasées sous son char » -, que ces milliards d’individus obscurs, mais sans lesquels aucun de ces grands résultats abstraits de l’histoire n’eût été obtenu, et qui, notez-le bien, n’ont jamais profité d’aucun de ces résultats, ne trouveront pas même la moindre petite place dans l’histoire. Ils ont vécu, et ils ont été immolés, écrasés. pour le bien de l’humanité abstraite, voilà tout.
    Faudra-t-il en faire un reproche à la science de l’histoire ? Ce serait ridicule et injuste. Les individus sont insaisissables pour la pensée, pour la réflexion, même pour la parole humaine, qui n’est capable d’exprimer que des abstractions ; insaisissables dans le présent, aussi bien que dans le passé. Donc la science sociale elle-même, la science de l’avenir, continuera forcément de les ignorer. Tout ce que nous avons le droit d’exiger d’elle, c’est qu’elle nous indique, d’une main ferme et fidèle, les causes générales des souffrances individuelles – et parmi ces causes elle n’oubliera sans doute pas l’immolation et la subordination, hélas ! trop habituelles encore, des individus vivants aux généralités abstraites ; et qu’en même temps elle nous montre les conditions générales nécessaires à l’émancipation réelle des individus vivant dans la société. Voilà sa mission, voilà aussi ses limites, au-delà desquelles l’action de la science sociale ne saurait être qu’impuissante et funeste. Car au-delà de ces limites commencent les prétentions doctrinaires et gouvernementales de ses représentants patentés, de ses prêtres. Et il est bien temps d’en finir avec tous les papes et les prêtres ; nous n’en voulons plus, alors même qu’ils s’appelleraient des démocrates-socialistes.
    Encore une fois, l’unique mission de la science, c’est d’éclairer la route. Mais la vie seule, délivrée de toutes les entraves gouvernementales et doctrinaires et rendue à la plénitude de son action spontanée, peut créer. Comment résoudre cette antinomie ?
    D’un côté, la science est indispensable à l’organisation rationnelle de la société ; d’un autre côté, incapable de s’intéresser à ce qui est réel et vivant, elle ne doit pas se mêler de l’organisation réelle ou pratique de la société. Cette contradiction ne peut être résolue que d’une seule manière : par la liquidation de la science comme être moral existant en dehors de la vie sociale, et représenté, comme tel, par un corps de savants patentés ; par sa diffusion dans les masses populaires. La science, étant appelée désormais à représenter la conscience collective de la société doit réellement devenir la propriété de tout le monde. Par là, sans rien perdre de son caractère universel, dont elle ne pourra jamais se départir, sous peine de cesser d’être la science, et tout en continuant de ne s’occuper exclusivement que des causes générales des conditions générales et des rapports généraux des individus et des choses, elle se fondra dans les faits avec la vie immédiate et réelle de tous les individus humains. Ce sera un mouvement analogue à celui qui a fait dire aux protestants, au commencement de la Réforme religieuse, qu’il n’y avait plus besoin de prêtres, tout homme devenant désormais son propre prêtre, tout homme, grâce à l’intervention invisible, unique, de Notre-Seigneur Jésus-Christ, étant enfin parvenu à avaler son bon Dieu. Mais ici il ne s’agit ni de Notre-Seigneur Jésus-Christ, ni du bon Dieu, ni de la liberté politique, ni du droit juridique, toutes choses soit théologiquement, soit métaphysiquement révélées, et toutes également indigestes, comme on sait. Le monde des abstractions scientifiques n’est point révélé ; il est inhérent au monde réel, dont il n’est rien que l’expression et la représentation générale ou abstraite. Tant qu’il forme une région séparée, représentée spécialement par le corps des savants, ce monde idéal nous menace de prendre, vis-à-vis du monde réel, la place du bon Dieu, réservant à ses représentants patentés l’office de prêtres. C’est pour cela qu’il faut dissoudre l’organisation sociale séparée de la science par l’instruction générale, égale pour tous et pour toutes, afin que les masses, cessant d’être des troupeaux menés et tondus par des pasteurs privilégiés, puissent prendre désormais en main leur destinée historique [2].
    Mais tant que les masses ne seront pas arrivées à ce degré d’instruction, faudra-t-il qu’elles se laissent gouverner par les hommes de la science ? À Dieu ne plaise ! Il vaudrait mieux pour elles se passer de la science que de se laisser gouverner par des savants. Le gouvernement des savants aurait pour première conséquence de rendre la science inaccessible au peuple et serait nécessairement un gouvernement aristocratique, parce que l’institution actuelle de la science est une institution aristocratique. L’aristocratie de l’intelligence ! Au point de vue pratique la plus implacable, et au point de vue social la plus arrogante et la plus insultante : tel serait le régime d’une société gouvernée par la science. Ce régime serait capable de paralyser la vie et le mouvement dans la société. Les savants, toujours présomptueux, toujours suffisants, et toujours impuissants, voudraient se mêler de tout, et toutes les sources de la vie se dessécheraient sous leur souffle abstrait et savant.
    Encore une fois, la vie, non la science, crée la vie ; l’action spontanée du peuple lui-même peut seule créer la liberté populaire. Sans doute, il serait fort heureux si la science pouvait, dès aujourd’hui, éclairer la marche spontanée du peuple vers son émancipation. Mais mieux vaut l’absence de lumière qu’une fausse lumière allumée parcimonieusement du dehors avec le but évident d’égarer le peuple. D’ailleurs le peuple ne manquera pas absolument de lumière. Ce n’est pas en vain qu’il a parcouru une longue carrière historique et qu’il a payé ses erreurs par des siècles de souffrances horribles. Le résumé pratique de ces douloureuses expériences constitue une sorte de science traditionnelle, qui, sous certains rapports, vaut bien la science théorique. Enfin une partie de la jeunesse studieuse, ceux d’entre les jeunes bourgeois qui se sentiront assez de haine contre le mensonge, contre l’hypocrisie, contre l’iniquité et contre la lâcheté de la bourgeoisie, pour trouver en eux-mêmes le courage de lui tourner le dos, et assez de noble passion pour embrasser sans réserve la cause juste et humaine du prolétariat, ceux-là seront, comme je l’ai déjà dit plus haut, les instructeurs fraternels du peuple ; en lui apportant les connaissances qui lui manquent encore, ils rendront parfaitement inutile le gouvernement des savants.
    Si le peuple doit se garder du gouvernement des savants, à plus forte raison doit-il se prémunir contre celui des idéalistes inspirés. Plus ces croyants et ces poètes du ciel sont sincères et plus ils deviennent dangereux. L’abstraction scientifique, ai-je dit. est une abstraction rationnelle, vraie dans son essence nécessaire à la vie dont elle est la représentation théorique la conscience. Elle peut, elle doit être absorbée et digérée par la vie. L’abstraction idéaliste, Dieu, est un poison corrosif qui détruit et décompose la vie, qui la fausse et la tue. L’orgueil des savants, n’étant rien qu’une arrogance personnelle, peut être ployé et brisé. L’orgueil des idéalistes n’étant point personnel, mais un orgueil divin, est invincible et implacable. Il peut, il doit mourir, mais il ne cédera jamais, et, tant qu’il lui restera un souffle, il tendra à l’asservissement du monde sous le talon de son Dieu, comme les lieutenants de la Prusse, ces idéalistes pratiques de l’Allemagne, voudraient le voir écrasé sous la botte éperonnée de leur roi. C’est la même foi – les objets n’en sont même pas beaucoup différents – et le même résultat de la foi, l’esclavage.
    C’est en même temps le triomphe du matérialisme le plus crasse et le plus brutal. Il n’est pas besoin de le démontrer pour l’Allemagne, car il faudrait être aveugle vraiment pour ne pas le voir, à l’heure qu’il est. Mais je crois encore nécessaire de le démontrer, par rapport à l’idéalisme divin.

  32. Winston, vous sous-entendez que je n’ai pas mes propres opinions, puis vous illustrez la (les) vôtre(s) avec un long texte qui n’est pas de vous…
    Par ailleurs, si ce texte est intéressant, si je suis en accord avec une partie de ce qu’il dit, il n’est sans doute que modérément pertinent de s’appuyer sur les écrits d’un homme du XIXe siècle pour critiquer les pratiques scientifiques d’aujourd’hui. Vous pourrez bien sûr vous faire une idée précise des réserves que je pourrais émettre en vous référant aux opinions de qui vous plaira ; il n’y aura qu’à me les attribuer. Au moins, cela me simplifie d’avance la tâche et me permet de conclure dès à présent.

  33. Hacène, ce sont ceux qui prétendent avoir des opinions propre à eux qui en ont le moins… et paradoxalement… après ton truc sur
    « s’appuyer sur les écrits d’un homme du XIXe siècle pour critiquer les pratiques scientifiques d’aujourd’hui. » là je dois avoué que mon bec est cloué! En effet, je ne sais pas si c’est une idiotie, une débilité ou une banalité… ou les deux peut-être!

    Bref, tout ça est d’une vulgarité!!!

  34. À Winston,

    Je partage évidemment l’avis de Laurent. Si j’ai laissé passer ce commentaire insultant de Winston, c’est pour souligner ce qui me paraît une limite. À mes yeux, ces propos n’ont rien à voir ici. Et je présente mes vraies excuses à Hacène.

    Fabrice Nicolino

  35. Pour information, pour quelque chose de bien plus étayé sur ce thème précis, publié la même année dans LE MONDE MORCELÉ. LES CARREFOURS DU LABYRINTHE 3, voir « Voies sans issue ? ».

    Et, bien entendu, lire ses autres écrits, à commencer par L’INSTITUTION IMAGINAIRE DE LA SOCIÉTÉ paru en 1975. Un penseur fondamental, si ce n’est le plus grand, du XXe siècle…

Répondre à LBL Annuler la réponse

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *