L’éternel retour du prince Potemkine

Grigori Alexandrovitch Potemkine, prince de son état. Vous situez ? Je vous aide un peu : il était beau, il était intelligent, et il fut amoureux. De la tsarine, Catherine II, qui le lui rendit bien. Ils furent amants jusqu’à sa mort à lui, survenue en 1791. Ah l’amour !

Potemkine adorait construire des villes. Et il en fonda plusieurs, dont Sébastopol. Mais il ne supportait pas, paraît-il, que sa belle souffre si peu que ce soit de l’affreux spectacle du monde réel. On lui attribue une trouvaille fabuleuse : la construction de faux villages sur le parcours du carrosse impérial. Derrière le rieur carton-pâte et les personnages de bande dessinée, la boue, les tas de fumier, les moujiks. D’où l’expression, parvenue jusqu’à nous, de « villages-Potemkine ».

Un village Potemkine désigne de nos jours la tentative de masquer à l’aide d’artifices, de tromper l’opinion, de la manipuler de manière qu’elle prenne des vessies pour des lanternes. Nul doute que le prince russe dispose dans nos sociétés d’une belle descendance.

Dans le domaine des villes, cher à son coeur, il faut même parler de bousculade. Mais prenons quelques exemples. Tout près de nous, Rivas-Vaciamadrid, au sud-est de Madrid. Le maire,
José Masa Díaz, vient de lancer un projet présenté comme une grande réponse collective au changement climatique. Sur 75 hectares, une ville nouvelle accueillera bientôt une cité de de l’eau et de l’énergie. Bienvenue générale au soleil, à la récupération et au recyclage, à la mobilisation écologique (attention, en espagnol : www.madridiario.es).

En Chine, les facétieux bureaucrates qui tiennent le pays depuis 1949 ont eux aussi de nobles idées. Par exemple, Dongtan, sur l’île de Chongming, au nord de Shanghaï. Superbe ! Sublime ! Cette ville nouvelle écologique devrait abriter entre 50 000 et 80 000 habitants dans un premier temps, puis jusqu’à 500 000 en 2050 (attention, en anglais : www.dongtan.biz).

Des questions ? À peine. Car tout a été prévu. Des éoliennes, des toits végétaux, des piles à combustible, des panneaux solaires, des espaces verts, des produits bio. Une société anglaise, s’inspirant directement de l’éco-quartier londonien BedZed, sera le maître d’oeuvre de l’ensemble. Admirable.

Des questions ? À peine. Des dizaines de milliards de dollars seront engloutis dans la fabrication de cette fabuleuse vitrine (Potemkine ?). Le site retenu menace sans détour une réserve naturelle essentielle à la préservation d’un des oiseaux les plus menacés au monde, la spatule à face noire. Il en resterait un millier sur terre. Puis, de l’aveu franc et massif des concepteurs, l’empreinte écologique exemplaire de ces habitants exemplaires devrait être, si tout se passe bien, de 2,2 hectares par personne. Ce qui est bien supérieur à la moyenne souhaitable pour conserver des chances d’habiter notre planète.

Mais le pompon revient sans aucun doute à l’émirat d’Abu Dhabi. Les mots manquent, fatalement. Ne sachant visiblement plus quoi faire de l’argent du pétrole, le cheikh Khalifa a décidé, dans sa simplicité coutumière, d’accorder 10 milliards d’euros à la construction de Masdar, une ville à créer en plein désert, mais pas trop loin de l’aéroport international tout de même. Preuve qu’on peut être un féodal tout en gardant le sens de l’humour : masdar veut dire source. En plein désert. Hi, hi.

Masdar, selon les plans du promoteur, anglais lui aussi, devrait compter 50 000 habitants en 2015. Il n’y aura, il n’y aurait aucune voiture, aucune émission de carbone, aucun déchet. Je n’en rajoute pas : ces « informations » sont tirés à bonne source. Du reste, il existe une photo où l’on voit George W.Bush admirant la maquette de Masdar en compagnie de Sultan Al Jaber. L’affaire est donc vraie. Au passage, et sans vouloir trop me moquer, sachez que des cours d’eau artificiels parcourront – parcourraient – les ruelles pour les rafraîchir.

Que veut prouver le cheikh Khalifa ? Mais qu’il n’est pas un bad guy, un sale type perdant l’argent qui ne lui appartient pas sur les innombrables tables de roulette du Nord. Et que représentent 10 milliards d’euros ? Quand on aime, aurait sans doute proféré le prince Potemkine, on ne compte pas. Ce qui est un rien troublant, pour un bad guy non repenti, comme moi, c’est le rôle joué par le WWF dans cette histoire.

Le WWF, officiellement, c’est l’écologie dans sa splendeur. Mais le passé de cette ONG mondiale rapporte quantité de faits curieux et désagréables, dont je m’abstiens de vous parler ce jour. Créé par des aristocrates et des grands bourgeois, le WWF s’appuie sans hésiter sur l’industrie pour se financer. Ce qu’on appelle un choix. Je connais beaucoup d’anciens du WWF et certains salariés actuels de la structure, pour lesquels j’ai une grande estime. Serge Orru, son directeur actuel en France, est un homme que j’apprécie pour de vrai.

Pourtant. Pourtant rien ne peut m’empêcher de hurler contre Jean-Paul Jeanrenaud, responsable au WWF-International des relations avec les industriels. Dans un entretien révoltant avec une journaliste du Monde (http://www.lemonde.fr), ce monsieur apporte un soutien décidé à cette ville nouvelle soi-disant écolo, plantée dans le désert de notre avenir.

Que dit-il ? Ceci, que vous jugerez : « Masdar est le signe que les dirigeants de ce monde réalisent que nos ressources ne sont pas inépuisables. C’est un projet particulièrement intéressant parce qu’il se situe dans le Golfe, qui vit du pétrole ». Je ne sais pas combien ces mots ont rapporté au WWF-International, mais j’ai dans l’idée que la somme est coquette.

Évidemment, tous ces projets, et tant d’autres qui sortiront sous peu des cartons, ne visent qu’à tromper. Shangaï, pour ne prendre que ce sinistre exemple, s’emploie du mieux qu’elle peut à détruire dans sa racine physique cet immense pays de culture et de cultures appelé la Chine. Mais les officiels pourront bientôt faire visiter Dongtan aux Sakozy, Brown ou autres Bush qui viendront y vendre leur bric-à-brac. Attendez-vous à un déferlement d’images positives.

Et quoi ? Et rien. Potemkine étant du genre mort-vivant, immortel, perpétuellement renaissant, je nous conseille de bien ouvrir les yeux et les oreilles. Amis lecteurs, quand vous monterez à bord d’un carrosse, demandez à descendre de temps à autre. Et passez de l’autre côte du décor.

10 réflexions sur « L’éternel retour du prince Potemkine »

  1. Comme toujours, vos articles dénichent des informations drôlement intéressantes ! Que cela fait du bien, aussi, d’entendre des réflexions écolos qui ne soient pas de simples décos de façades (c’est le grand recyclage en ce moment…). Quel dommage qu’on entende pas plus souvent ce genre de discours parmi nos élus Verts ! Une écologie pour riches se développe en ce moment, un peu comme les membres de la Nomenkatura avaient leur pré bio. J’ai visité récemment au Mexique une « réserve écologique » : des gens riches, bien sûr, y habitent dans des endroits strictement clôturés. Panneaux solaires, forêt de bambou, etc. Mais derrière des gens qui roulent en 4/4 (certainement bientôt avec de l’agro carburant), j’en passe et des meilleures.
    Merci pour votre blog, un vrai bol d’air.

  2. Oui avec Fabrice, on est toujours secoué : même quand il s’agit de sujets qu’on connaît un peu ou beaucoup (et surtout dans ce cas là), on découvre qu’on est encore loin du compte. Alors imaginons ceux qui ne sont pas suffisament informés…
    Sur France Culture cette semaine dans « A voix nue », j’ai découvert un philosophe américain, Stanley Cavell, qui se situe dans la descendance de Emerson, Thoreau entre autres. Voici le résumé d’un de ces livres « Une autre pensée politique américaine : la démocratie radicale d’Emerson à Stanley Cavell « M. Houdiard – 2004;
    Quatrième de couverture :
    L’oeuvre d’Emerson est revenue sur la scène philosophique américaine grâce aux ouvrages de Stanley Cavell : Cavell, qui consacre ses premiers livres à Wittgenstein et Austin, s’est ensuite donné pour tâche de faire réentendre la void d’Emerson en philosophie. Un tel projet n’est pas seulement historique, il est aussi théorique, et politique : il s’agit de réhabiliter une pensée de la démocratie étouffée par le conformisme libéral qui s’est instauré au XXe siècle aux États-Unis.
    Ce qui pour Emerson définit la démoncratie, c’est la confiance en soi, comme refus de la conformité, la capacité qu’a chacun de juger du bien et de refuser un pouvoir qui ne respecte pas ses propres principes. Quand Emerson embrasse la cause abolitionniste, il dénonce la corruption des principes de la Constitution. Il fait même appel à la désobéissance civile. La confiance en soi est bien une position politique, revendiquant l’autonomie du sujet. C’est ce thème que Cavell reprend chez Emerson, et qu’il propose comme alternative à la pensée politique de John Rawls. Elle est à même d’ébranler aussi bien le libéralisme moderne que le communautarisme.
    Cavell avance, avec Emerson, un individualisme radical qui n’est pas une revendication égoïste mais un appel à un nouvel homme ordinaire, celui de la démocratie : c’est là toute l’actualité politique d’Emerson. » vu sur le site de france culture;

  3. « Je crois que nous devrions être hommes d’abord et sujets ensuite . Il n’est pas souhaitable de cultiver le même respect pour la loi et pour le bien . La seule obligation qui m’incombe est de faire le bien . On dit assez justement qu’un groupement d’hommes n’a pas de conscience, mais un groupement d’hommes consciencieux devient un groupement doué de conscience . » Pour ne citer que Thoreau (que je découvre), et que je trouve à propos . En travaillant avec un groupe de psy il ya quelques années dans le cadre de boulots sociaux, j’avais appris que la phrase biblique « aimes ton prochain comme toi même » avait été diminuée de son sens initiale très certainement à des fins politiques . Au départ, elle mentionnait que « comme toi-même » sous-tendait les notions d’acceptation et de confiance en soi, permettant des choix de vie en pleine liberté et conscience individuelle .

  4. Tiens, je pense à ce symbole de conformisme libéral qu’est la cravate…

    En France aussi, nous allons avoir, si ce n’est déjà fait, notre village Potemkine : La Défense, avec ses nouvelles tours « écolos » !

    Si je peux me permettre un anagramme tiré par les cheuveux :
    Rivas-Vaciamadrid
    Masdar vida vc, ai ri.

  5. « Pleine liberté et conscience individuelle » d’accord, mais parfois il faut aussi faire du collectif et un peu de coercition pour ceux qui abusent de la liberté au détriment des autres ou qui n’arrivent pas à avoir assez de conscience individuelle. La démarche écolo individuelle basée sur la prise de conscience montre ses limites. Il va falloir des actions collectives et puissantes notamment face aux puissances qui dirigent le monde et qui ne sont certainement pas les gouvernements.

  6. @ bébéert, en parlant de conscience individuelle, je me rattache à la définition très juste qu’en donne Valérie . Cette conscience contient implicitement en elle les moteurs des actions collectives dont tu parles .

  7. A propos de conscience individuelle et collective, entendu hier sur France-Info, dans la chronique « auto » :
    1) les ventes de voitures soumises au malus « écologiques » les plus élevés ont explosé ces derniers temps…; 2) de toute façon, ces malus ne seront évidemment pas dissuasifs pour les futurs acquéreurs, leur pouvoir d’achat n’étant vraiment pas un souci; 3) (cerise sur le gâteau) il faudrait tout de même cesser de culpabiliser le secteur automobile dans cette histoire d’effet de serre car il n’y a pas que lui à produire du CO2, ah mais !
    Vite, m’sieur Sarko, pour masquer cette vilaine réalité-là, la future police « de proximité sans l’être » pourrait-elle rouler à l’éthanol ?

  8. Oui, c’est exactement cela qui me fait admirer Emerson et Thoreau : lorsque la conscience individuelle, l’intime conviction, le bon sens personnel… s’inscrit dans un horizon collectif, dans l’empathie, la curiosité d’autrui, prochain et lointain. A travers d’allers-retours enrichissant, bénéficiant l’un à l’autre : le micro et le macro comme le sens de notre équilibre, personnel, social… humain, tout simplement.

  9. salut les vivants ! je reviens de l’article sur Marletta avec ses 43 commentaires , et bien vos humanités font du bien et rassurent ! oh que oui !

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