Les droits véritables de l’humanité (Sur Lévi-Strauss)

Dans quelques jours, Claude Lévi-Strauss devrait avoir 100 ans. Pourquoi vous parler aujourd’hui de ce fabuleux vieillard ? C’est simple : au moment où sort chez Gallimard un livre qui rassemble l’essentiel de son oeuvre écrite (dans la collection La Pléiade), je pense à un texte récent de lui, qui m’avait beaucoup marqué au moment de sa publication.

En mai 2005, Lévi-Strauss reçoit un prix prestigieux, Catalunya, décerné par la Generalitat de Catalunya, autrement dit le gouvernement régional de Catalogne, installé à Barcelone. Pour l’occasion, cet homme qui va sur ses 97 ans écrit un texte magnifique (voir ici).

Voici un premier extrait, d’une grande netteté : « Toujours en deçà et au-delà de l’humanisme traditionnel, l’ethnologie le déborde dans tous les sens. Son terrain englobe la totalité de la terre habitée, tandis que sa méthode assemble des procédés qui relèvent de toutes les formes du savoir : sciences humaines et sciences naturelles ».

Et aussitôt un deuxième, plus parlant que bien des bavards de ma connaissance : « La population mondiale comptait à ma naissance un milliard et demi d’habitants. Quand j’entrai dans la vie active vers 1930, ce nombre s’élevait à deux milliards. Il est de six milliards aujourd’hui, et il atteindra neuf milliards dans quelques décennies à croire les prévisions des démographes. Ils nous disent certes que ce dernier chiffre représentera un pic et que la population déclinera ensuite, si rapidement, ajoutent certains, qu’à l’échelle de quelques siècles une menace pèsera sur la survie de notre espèce. De toute façon, elle aura exercé ses ravages sur la diversité, non pas seulement culturelle, mais aussi biologique en faisant disparaître quantité d’espèces animales et végétales ».

Enfin, cette merveille, à mon goût tout du moins : « Aussi la seule chance offerte à l’humanité serait de reconnaître que devenue sa propre victime, cette condition la met sur un pied d’égalité avec toutes les autres formes de vie qu’elle s’est employée et continue de s’employer à détruire.

Mais si l’homme possède d’abord des droits au titre d’être vivant, il en résulte que ces droits, reconnus à l’humanité en tant qu’espèce, rencontrent leurs limites naturelles dans les droits des autres espèces. Les droits de l’humanité cessent au moment où leur exercice met en péril l’existence d’autres espèces ».

Bien entendu, le gras dans le texte ci-dessus est de Lévi-Strauss lui-même. Bien entendu. Je dois dire que j’adhère sans la moindre réserve. Les droits de l’humanité, en effet, doivent cesser dès lors que leur application se retourne contre la vie de tous, hommes compris. J’ajouterai un commentaire : je pense qu’ils doivent être suspendus et subordonnés à la pleine compréhension des devoirs de l’homme, nouvelle frontière de l’esprit. Je suis bien certain, au fond de moi, que nous devons proclamer au plus vite ces derniers comme un impératif catégorique. S’imposant à tous, par définition.

L’heure n’est plus aux faux semblants. Il faut, il faut vraiment repenser le monde, avant – éventuellement – de le transformer. 1789 a été une étape marquante de notre vie ensemble, une date glorieuse, d’un certain point de vue. Mais on ne peut plus prétendre que les droits de l’homme – réduits à ceux de l’individu au service de la marchandise -, demeurent un horizon indépassable. Car ils ne le sont pas.

J’entends déjà certains cris, légitimes. Ne plus respecter les droits de l’homme ? Eh si, justement ! Mais en les intégrant à un point de vue plus vaste, qui leur permette de jouer encore leur rôle. Et ce rôle n’est pas d’étendre la destruction de tout, mais au contraire de permettre à l’aventure humaine de se poursuivre encore longtemps. Pas au détriment de la vie, du vivant, des formes innombrables habitant notre terre. Avec elles au contraire, par elles, pour elles et pour nous. Ce programme s’imposera-t-il ? Je n’en sais rigoureusement rien, mais j’aimerais. Et une respectueuse salutation pour Claude Lévi-Strauss, penseur de l’homme profond et véritable.

P.S on ne peut plus secondaire : Lévi-Strauss est partout célébré, ces jours-ci. Un nombre incalculable d’analphabètes le saluent comme s’il était un monument historique. Ce qu’il est, d’ailleurs. Combien, parmi eux, ont pris le temps de lire ne serait-ce qu’un paragraphe ? Tenez, pour la route, ce grand classique qui ouvre Tristes tropiques : « Je hais les voyages et les explorateurs ».

15 réflexions sur « Les droits véritables de l’humanité (Sur Lévi-Strauss) »

  1. Questions appellations, commençons par un toilettage.
    Considérons les « droits de l’homme » dorénavant comme les « droits des humains entre eux », et élargissons-les ensuite aux « droits de l’homme et du vivant » (pour faire court). N’y a-t-il pas déjà des auteurs à y avoir pensé ?

  2. Qui dit droits dit devoirs, n’est-ce pas ? C’est là que le bât blesse pas mal dans nos sociétés, non ? Sans pour autant retomber dans la morale réactionnaire à la Sarko (Français, soyez économes – mais pas moi; soyez polis – mais pas moi; etc.)…

  3. « Tristes tropiques » m’avait quelque peu ravagée, tant cette force qui se dégage de cette expérience annonçait que tant de peuples ne seraient bientôt plus que des mots. C’est depuis que je ne lis quasiment plus autre chose que des nouvelles de la planète et de ses peuples lointains, de toutes les époques. Le constat évidemment n’a pas changé : pire, les extinctions s’accélèrent. Oui, où sont passés les devoirs des hommes envers le vivant?

  4. Je ne crois pas du tout qu’il faille repenser le monde, c’est même l’erreur que nous faisons depuis environ 12000 ans. Ce qu’il faut, c’est repenser notre manière d’y être. C’est exactement l’opposé.Mais c’est aussi de là que nous pourrions rebâtir s’il n’était pas déjà bien trop tard.

  5. Jean Malaurie ! grand éveilleur, magnifique émission samedi dernier. Porquoi ces gens ne gouvernent-ils pas le monde mondial!!!!

  6. Deux vraies questions (je veux dire : sans aucune ironie): J. Malaurie n’a-t-il pas récemment accepté une mission de Sa Petitesse ? Si oui, dans quel but ?

  7. Bonjour Fabrice, bonjour tt le monde. J’ai pu laisser mûrir ce commentaire dans la tête pendant toute la journée d’hier — Je sarclais (un nouveau verbe pour moi) mes rangées entre tomates et autres aubergines – encouragé par le chant du rouge-queue à front blanc dans le sapin d’à côté, et par la bande de guêpiers qui nous a survolé en début d’après-midi (je livre actuellement un combat sans merci aux chiens dents qui en veulent à mon jardin, n’est-ce pas…alors les piafs ca m’adoucit les mœurs, et le lobe frontal). Du coup, je prends soin, et je mets des accents: sur l’historique des droits intrinsèques ou d’existence accordés à la nature – et aux homes (bref, à « l’autre »…), du Magna Carta à Aldo Leopold, je conseille le brillant compte rendu de Roderick Frazier Nash : ‘The Rights of Nature: A History of Environmental Ethics. Sans pour autant atteindre les stratosphères de la pensée d’un Buber ou d’un Rabhi, ou d’un écologiste (scientifique) comme Bateson, pour qui c’est le processus naturel lui-même, c’est-à-dire la relation écologique entre deux composants d’un système (l’abeille et la fleur, ou nous et l’aubergine …) qui a valeur d’existence, Nash démontre la longue et complexe coévolution des droits de l’homme et de l’animal en occident, notamment comment ceux de la nature se développent en suivant de très près chaque palier franchi au nom des droits des humains, au cours des 8 derniers siècles. L’auteur souligne au passage toute la profondeur de l’aphorisme de Gandhi : « A la fin les nations seront jugées par la façon dont ils traitent leurs animaux » ; autrement dit, une fois qu’on aura enfin accordé un droit d’existence à l’altérité, qu’elle quelle soit, alors les hommes et les femmes eux, quelque soit leur origine, leur « classe » seront enfin traités en égal. Vaste programme. Alors les vaches ne seront plus appelées « unités de production ». Et l’audimat ne sera plus vendu aux annonceurs. Meuh !
    Autrement dit, l’écologie (le mouvement) c’est aussi et très profondément un mouvement social, et pas seulement une affaire de bêtes ; c’est une pensée et une vision qui remettent l’homme au cœur de la nature et à la nature toute entière, donc, le statut de citoyen du monde.
    Pour finir ce bref contre-blog en guise de commentaire, un autre grand esprit, décédé peu après ses cent ans, le biologiste Ernst Mayr de Harvard, écrivait dans le journal Daedalus un texte astucieux faisant écho a « race et histoire » de Lévi-Strauss, où il confiait qu’une des plus grandes diversités chez l’homme, pour lui, n’est pas forcément celle qui existe entre cultures, mais plutôt celle — tjrs très caractéristique, et parfois énervante — qui existe entre toutes les différentes personnalités pouvant cohabiter (et oui) au sein d’une même population (de village ou de quartier, Ye’kuana ou New-Yorkais…). Perso, j’ajouterais qu’un des plus grands défis de la démocratie serait de (se) l’accepter, car cela nous inviterait aussitôt à accepter nos propres démons personnels – et nos propres contradictions. Tchekhov écrivait (je traduis de l’anglais) : « l’homme sera meilleur quand vous lui montrerez qui il est. » Grand paradoxe donc que dans une société si éperdument narcissique et si illuminée de miroirs nous en soyons si peu capables. En attendant, le texte de Mayr, j’ai pu le retrouver sur le net, ici.
    Je retourne donc à mes aubergines
    d

  8. A David : les miroirs sont comme certains écrans : plats… Je crois qu’en effet il ne faut pas penser l’homme d’un côté et la nature de l’autre – sinon, ça revient vite dans la g… (les ex ne manquent pas, hélas).

  9. @ hacène, c’est un bon résumé de la situation . J’ai beau connaitre ces images, j’ai encore failli tourner de l’oeil , donc merci en grognant , et âme sensible s’abstenir réellement. sérieusement, il est clair que si chacun faisait l’effort de regarder la réalité en face, grandir…enfin . j’éteins à nouveau l’écran pour un moment .

  10. Oui, regarder la réalité en face, même si c’est dur, et grandir. Mais la connaissance engendrant la responsabilité (on ne peut continuer à faire comme quand on ne savait pas), trop de gens ne veulent pas savoir, souhaitent rester des ados attardés, ne pas être responsables de quoi que ce soit et surtout pouvoir continuer à faire comme avant…
    Mais les choses bougent quand même, doucement, du moins je veux le croire…

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