Barbara Burlingame et les mystères de la courge cireuse

Si vous connaissez Barbara Burlingame, c’est que vous travaillez auprès d’elle, ou que vous êtes son voisin de palier. Et pourtant, elle mérite bien ce (très) modeste coup de projecteur. Cette femme est ce que l’on appelle une experte, salariée à Rome de la FAO, l’agence mondiale des Nations Unies pour l’agriculture et l’alimentation. Cette FAO, créée en 1945 à Québec, fourmille d’employés et de cheffaillons dont l’objectif est d’aider « à créer un monde libéré de la faim ». Sa devise latine, au reste, est « Fiat panis ». Qu’il y ait du pain, en français.

Comme le sujet est grave, on tentera de ne pas rire. La FAO a si misérablement échoué – plus d’un milliard des nôtres ont faim d’une manière chronique -, après avoir tant promis, que dans un monde mieux fait, elle se serait dissoute depuis des lustres. Mais elle est là, copinant comme toujours avec les intérêts les mieux compris de l’agriculture industrielle. Celle des tracteurs, des engrais, des pesticides, des OGM, des nécrocarburants. La FAO, c’est la FAO. J’attends avec impatience le livre qui racontera comment cette institution a pu s’abaisser à ce point. Mais au milieu et malgré tout, Barbara Burlingame. Spécialiste de la nutrition, elle signe la préface d’un livre en anglais de la FAO – Joelle, merci – qui s’appelle : « Indigenous Peoples’ food systems ». On peut le lire en ligne (ici).

En douze chapitres, les différents auteurs passent en revue les systèmes alimentaires de peuples autochtones de la planète. Dans sa préface, tout empreinte de prudence bureaucratique, Barbara Burlingame parvient à dire des choses essentielles, ce qui est à son honneur. Je la cite, et la traduis du même coup : « Les systèmes traditionnels alimentaires des peuples indigènes utilisent l’ensemble du spectre de la vie, ce que ne parviennent pas à faire les systèmes modernes. Les développements technologiques de l’agriculture, au cours des six décennies d’existence de la FAO, ont entraîné de grandes coupures entre les peuples et leur alimentation. La mondialisation et l’homogénéisation ont remplacé les cultures alimentaires locales. Les récoltes à haut rendement et la monoculture ont pris la place de la biodiversité. Les méthodes agricoles industrielles à forts intrants ont dégradé les écosystèmes ainsi que les zones d’agro-écologie. Enfin, l’industrie alimentaire moderne a conduit à des maladies chroniques liées à la diète et d’autres formes de malnutrition ».

C’est un peu long, même pour les excellents lecteurs que vous êtes, mais cela valait la peine, il me semble. Le monde ancien craque de toutes parts, et la critique vraie, et donc dévastatrice, nous vient désormais du dedans des lieux les plus mal fréquentés. Mais je n’ai pas encore fini. Bien que n’ayant pas lu le livre entier, pas encore, je dois vous parler de son chapitre 8, consacré à un village karen du nord de la Thaïlande, pays qui n’est pas peuplé seulement de jeunes gars vendant leur cul au bourgeois parisien en goguette. Sanephong est un village de 661 âmes et 126 foyers, situé très près de la frontière avec le Myanmar, l’ancienne Birmanie.

On ne parvient à Sanephong qu’après un périple automobile en 4X4, et seulement pendant la saison sèche. Autrement, il faut venir à pied, par la montagne et dans la boue. Mais que diable peut-on manger à Sanephong ? De tout, rigoureusement de tout, au point que cela devient fascinant. Le village dispose de quatre zones agricoles, mais une seule, la principale, a été étudiée : une plaine alluviale dont 240 hectares sont utilisés pour l’alimentation. La rivière Kheraw-Khia permet non seulement de boire et de se laver, mais aussi de s’emparer de crabes, de coquillages, de grenouilles. Outre les plantes sauvages cueillies au gré des balades et furetages, les Karen cultivent beaucoup, à commencer par le riz. La chose inouïe, presque inconcevable pour nous, gens du Nord, est que ce peuple utilise pour se nourrir 387 espèces ou variétés différentes, dont 17 % animales et 83 % végétales.

Nous nous accommodons d’une incroyable monotonie alimentaire dominée par la viande industrielle, le soja, le maïs, le blé, le riz, quand une richesse sans limites apparentes existe encore, dans les recoins du monde. Vous savez comme moi que cette uniformisation imbécile autant que criminelle sert les intérêts de compagnies transnationales qui sont le vrai pouvoir sur terre. Vous le savez, je le sais, et je ronge mon frein en attendant mieux. Mais ! Mais admirez les habitants de Sanephong, qui mangent des racines, cultivent 89 végétaux différents et 37 fruits, sans se douter le moins du monde qu’ils sont des héros planétaires. Plus d’une centaine d’espèces ou de variétés consommées n’ont même pas de nom dans la langue du pays, le thai.

Ainsi cueille-t-on du baing-mei-muing, d’août à décembre. Mais que signifie ce mot karen ? Aucune idée. De même pour le cher-nge-phlo, qu’on cultive de septembre à mai. Dans la liste interminable, je n’aurai reconnu que le riz, le taro, le sésame, la patate douce, le manioc, le crabe, le buffle, la chèvre domestique, le poisson, le sanglier, le macaque. Sans oublier la courge cireuse, une cucurbitacée oblongue qu’on appelle aussi pastèque de Chine. Et si les Karen étaient notre seul avenir possible ?

23 réflexions sur « Barbara Burlingame et les mystères de la courge cireuse »

  1. C’est effectivement absolument magnifique. Stéphane, le directeur de notre branche Annadana en Inde, vient de réaliser trois missions au Laos pour le compte de la Croix-Rouge. Il a découvert des peuplades complètement isolées qui vivent en autarcie et qui reproduisent leurs semences de riz et de légumes depuis des milliers d’années. Il en pleurait. Ces tribus animistes sont tout autant cultivateurs que chasseurs-cueilleurs. Lors de ma mission au Bhoutan, j’ai découvert une incroyable diversité de plantes sauvages distribuées sur le marché local: une demi-douzaine de fougères, des champignons, des herbes. Certaines plantes alimentaires sauvages, dans le sous-continent Indien, contiennent jusqu’à 14 % de protéines dans leurs feuilles alors que nous sommes trop heureux en France d’avoir de l’ortie avec 8 % de protéines dans les feuilles. Au Népal, les botanistes considèrent qu’un quart des 8000 espèces de plantes sont alimentaires.

    Donc Fabrice, tu as raison, les Karen sont notre seul avenir possible. D’autant plus que les aliments modernes sont dépourvus de certains oligo-éléments que l’on ne trouve que dans les plantes sauvages. On comprend d’autant mieux l’acharnement des Autorités à imposer le Codex Alimentarius et à aller jusqu’à interdire à Eric Petiot (lors de l’affaire du scandale du purin d’ortie) la capacité d’enseigner dans des stages le recours aux plantes sauvages alimentaires. (qui sont de toutes manières ou pesticidées ou en voie de disparition)

    Le début de l’agriculture fut le commencement de la fin: armées, tribunaux, grands prêtres, et en fait développement des déficiences nutritionnelles. L’agriculture date de 10 000 ans. Homo est là depuis 2 à 3 millions d’années.

    En contribution à ce débat, lire « Dix mille années de crise » de l’écologiste pionnier que fut Paul Shepard:http://www.liberterre.fr/gaiasophia/relationsinter/shepard-domestication.html

  2. La courge cireuse, c’est Benincasa hispida, bon pour la soupe et pour faire des bougies. En Inde du sud, ils font les rituels (« pujas ») avec, et puis ensuite, ils les jettent dans le caniveau pour les vaches errantes.

  3. révérence devant un si précieux savoir traditionnel, fruit de l’observation au long cours du vivant en son lieu:
    le contraire des idéologies

  4. Mais même dans notre beau pays il y a des centaines de variétés de fruits et de légumes qu’on a oubliés. Trop compliqué pour la grande distrib’.

  5. « Avec 998 755 entrées en 2ème semaine, le film adapté des aventures du héro de Sempé et Goscinny (2 131 208 entrées depuis sa sortie) distance de très loin le navet (bio) de Nicolas Hulot. Malgré un matraquage mé[…]  » lu in alerteenvironnement le site anti écolo à donf! tout les anti H et tout les pour H s’accordent sur la sentence: à jeter le film de Nicolas Hulot! Eric Neuhof du Figaro a même écrit que ce film « lui donnait envie de polluer »!!!on mais c’est pas un fameux c..celui çi?.les uns le traitent de ,les autres de..franchement c’est très désagréable, (si je mets à part l’hypothèse que ce type que je ne connais pas st un vrai pourri.) Du coup, j’ai hâte d’aller me faire ma propre idée; moi j’appelle çà une forme de méchanceté, même si cela peu sembler niais.

  6. « Et si les Karen étaient notre seul avenir possible ». C’est bien dit… La biodiversité qu’ils cultivent est vraiment incroyable et fait rêver. Un autre monde est possible, même si trop trop minoritaire encore.

    @ Marie. Perso j’ai vu le film de Hulot deux fois. Je le trouve très bien fait. Poétique, métaphysique et mystique par petites touches, et qui résume bien la situation mondiale actuelle : la standardisation culturelle, le surconsumérisme galopant nocif, les disparités nord-sud, et nord nord aussi, etc. Un film important. Et je ne comprends pas non plus les critiques négatives de la presse ciné et autre à son égard. Comment peuvent ils par exemple adorer un film nul, sans intérêt, pas drôle (selon moi) comme Tonnerre sous les tropiques, et descendre le Syndrome du Titanic qui est essentiel. On marche sur la tête. Pfff… M’enfin c’est comme ça, ainsi va le monde…

    En tout cas, n’hésite pas à aller le voir, c’est un grand documentaire. Une expérience forte et audacieuse de connexion à l’instant T à l’ensemble de l’humanité, impliquée dans un processus de standardisation nocif… Il y aussi de l’amour dans le film, et on en ressort avec cette impression que malgré la folie de l’homme, la vie est un miracle, qu ‘il faut apprendre à découvrir tous les jours. Comme dit je ne sais plus qui, « La gratitude, c’est la paradis ».

  7. Aïe ! J’ai tenter de faire un petit point sur ce que je consomme pour comparer rapidement. Y a pas photo, c’est d’une pauvreté affligeante en comparaison, alors même que je consomme énormément de fruits et légumes. La biodiversité sous climat tropical humide explique en partie ce constat, mais assurément, ce n’est pas tout.
    Sachant qu’une très grosse partie de nos fruits et légumes nous vienne d’ailleurs, Amériques, Proche et Moyen Orient, etc., une question surgit. Nos ancêtres préhistoriques, qui n’ont pas connu ces espèces domestiquées (je parle des végétaux), ne se nourrissaient pas que du produit de leur chasse, loin s’en faut puisque l’on est revenu de cette tarte à la crème depuis déjà un moment. On sait que l’alimentation carnée, aux latitudes moyennes, n’était qu’une petite partie de leur alimentation. La question est donc : quelles espèces sauvages, ou pour un temps moins éloigné quelle espèces domestiquées localement mais oubliées, nos ancêtres consommaient-ils ? Quelles baies, tubercules etc… ? Plutôt à des époques au climat comparable, il y a 6000 à 8000 ans par exemple (bien que plus chaud). Si quelqu’un a des liens ou des références bibliographiques sérieuses, je suis preneur.

  8. @ hacène : http://www.thepaleodiet.com/paleo_books/forathletes.shtml , adresse pour devenir grand et fort comme nos ancêtres !
    Sérieusement, avant le néolithique, nos ancêtres mangeaient 70% de végétaux (noix et tubercules que Lucy,par exemple, pouvait macher grâce à sa forte machoire, mais également feuilles, fleurs..) 30% de protéines animales (dont moult larves et escargots) .
    On suppose qu’ils consommaient 6 fois plus de vitamine C / jour, davantage de calcium et de potassium, bref, de minéraux essentiels dont étaient pourvues les plantes sauvages non encore appauvries .
    mais plus on remonte vers le nord, plus le régime était carné .
    Aujourd’hui, on peut améliorer son apport minéral en consommant par exemple dans nos régions, de l’ortie, de la consoude, du chénopode et autres épinards sauvages etc, de façon raisonnable et en étant vraiment bien informé ( toutes sortes de poisons très ressemblants croissent ici et là, le faux sureau, par ex) . Il existe toute une littérature à ce sujet .

  9. nos chers ancêtres, pourtant ne mouraient-ils pas jeunes? souvent édentés et boiteux? comment expliquer çà? une femme de 25 ans étaient déjà bonne vieille bonne pour le rebut et son mari ausssi, s’il avait survêcu aux multiples bobos (pas ceux du 15 ème arrondissement parisien) et autres bestioles..probablement progrés de la médecine aussi?

  10. Le panier d’Hacène. Qu’y trouve t’on sous terres et fruits sauvages ? Des époques au climat comparable !…il y a 6000 à 8000 ans ! Fabrice va recommencer à se faire des cheveux !!!

  11. @ Marie, nous sommes bien d’accord . il ne s’agit pas de connaitre la triste fin de Christopher Mc Candless et vanter les qualités d’un régime alimentaire (personnellement, je trouve la pub rigolote, pas toi ? ) n’est pas faire fi du progrès .

  12. A nous de développer la bio-diversité ici.

    PS Je ne vois pas l’intérêt du lynchage de Nicolas Hulot, s’il est loin de tout reproches (financements, agrocarburants…), reconnaissons qu’il a au moins le mérite d’éveiller la conscience de nombreux citoyens, a nous de leur apporter un complément d’informations sur le sujet.
    Plutôt que de perdre du temps, occupons nous des pollueurs, et du merdier dans lequel nous sommes plongés.

  13. oui eh bien on est loin du compte! loin du compte! loin du compte! regardez les entrées des films récents et vous verrez où vont les gens en majorité ..Pour rester gaie, joyeux et optismistes çà ne veut peut-être dire seulement rien d’autre que : « on va au ciné pour se distraire » après tout..comme certains qui ne vont pas pouvoir lire le livre de Fabrice, mais qui sont déjà conscients de la réalité.
    * pour bénédicte je ne connais pas cette pub?

  14. @Bénédicte. Merci pour les liens. Je cherchais plutôt des infos du genre « paléoécologues, anthropologues et archéologues révèlent les secrets de l’alimentation des européens d’il y a 7000 ans » ! Un titre à la noix comme ça, mais pour un bon article soulignant aussi tous les biais indépassables et les limites des analyses. Je vais voir côté bouquins s’il y a des choses. Mais pas simple, les déchets végétaux ne se conservent pas aussi bien, loin s’en faut, que les os de la grande faune.

    Alexander Supertramp est mort de son inexpérience, pas d’un régime d’homme préhistorique. Plus généralement, on prend implicitement comme référence, quand on pense à la pauvre espérance de vie de nos ancêtres, à nos proches aïeux du XIXe siècle, de la révolution industrielle, des enfants dans les mines, des paysans non propriétaires et reversant une large part de leur récolte etc. Tout ce qu’il faut pour vivre mal et mourir tôt. Il n’est pas question d’enjoliver le passé en disant qu’il y a eu un âge d’or, mais on se représente souvent ce même passé de manière bien trop noire.
    Quand l’agriculture a commencé à bien se répandre, cueilleurs-chasseurs et agriculteurs se sont cotoyés. Les paléoanthropologues ont révélé que ceux-là étaient en meilleure santé que ceux-ci. Si l’agriculture a triomphé, ce serait avant tout par la division des tâches, l’organisation sociale qui en a découlé et non par une supériorité de fait.
    Je l’ai déjà dit, mais l’essentiel du gain de longévité qu’a connu l’humanité des pays développés est dû avant tout à l’hygiène, la médecine d’urgence (qu’on appelle parois effet samu), des conditions de vie moins dures, tout (ou presque) ce qui est périnatalité… Mais voilà bien un domaine où la désinformation règne…

  15. @ marie , je parlai de la pub du site pour devenir des dieux en mangeant comme nos ancêtres .
    @hacène, il me semble d’autant plus difficile d’avoir un régime préhistorique aujourd’hui que les plantes, elles aussi ont évoluées . par ailleurs ,nos systèmes digestifs sont très fragilisés / à ceux de nos ancêtres .
    Par contre, réduire l’apport carné de nos menus serait certainement une très bonne chose .
    ce qui est également interessant au paléolithique, c’est la solidarité qui devait régner entre les membres d’un clan pour assurer sa survie .
    Sur l’hygiène et l’espérance de vie , je suis , évidement, d’accord .

  16. @Bénédcite. « il me semble d’autant plus difficile d’avoir un régime préhistorique aujourd’hui que les plantes, elles aussi ont évoluées ». C’est pour cela que ce qui m’intéresse, c’est la période de l’optimum holocène, alors que le climat était comparable à l’actuel (bien que plus chaud), que la reconstitution des flores était à peu près effectuée et que l’agriculture n’en était qu’à ses débuts, encore « embryonnaire » et mal répandue (???) en Europe de l’ouest…

  17. @ hacene, le problème n’est pas lié au climat et les variétés cultivées il y a 6000 ans ne le sont plus pour la plupart et celles d’avant 1950 non plus . Il suffit de regarder la série « des meules » de Claude Monet pour comprendre , entre autre , combien le blé a rétréci .
    mais pour la doc que tu recherches, je crois opportun de se tourner vers l’association kokopelli .

  18. oh Hacène je t’imagine bien en homme préhistorique, avec ton appareil croco en bandoulière, prenant des photos de la Charente d’alors, et mastiquant des chicorées amères

  19. @Bénédicte. J’aimerais certes savoir quelles espèces étaient cultivées aux débuts de l’agriculture, notamment en Europe occidentale, mais mon propos concernait l’alimentation d’avant l’agriculture. D’où mon intérêt pour la période hypsithermale : agriculture pas ou peu répandue (?) et climat comparable à l’actuel (à peu près). Quelles espèces d’alors étaient consommées ? On peut certes voir du côté des Lieutaghi, Couplan et compagnie pour voir quelles espèces de chez nous sont comestibles, mais j’aimerais savoir ce qu’ont pu apporter l’archéologie et la paléoanthropologie…

    @Marie. Born to be wild, c’est ma devise ! Aaah, contempler le golfe des Pictons et imaginer qu’il se comble sans aménagements humains, soumis aux marées et aux crues…

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