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Ce que dit le groupe PMO

Je reconnais que c’est long. Ce qui suit est un article paru sur le site Slate (ici), qui n’est pas ma tasse de thé. Mais le contenu en est follement intéressant, car il rapporte les réponses du groupe grenoblois Pièces et main dœuvre  (PMO) à trois questions du journaliste Michel Alberganti. Le groupe PMO est unique, car il exprime une critique sociale véritable de ce que le « progrès » « technique » et ses si nombreux servants nous imposent chaque jour. Je crois qu’il faut lire, et réfléchir.

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L’organisation d’un débat public sur des questions scientifiques ou techniques est impossible. A cause d’eux

Les actions de boycottage d’un groupe d’activistes baptisé Pièces et Main d’Œuvre (PMO) ont rendu impossible l’organisation d’un débat public en France sur des questions scientifiques ou techniques. Anonymes, ses membres refusent toute participation aux émissions de radio et de télévision. Ils répondent à trois questions de Slate.fr.

  Ils ont remporté une victoire importante en contraignant les organisateurs des derniers débats publics sur des questions scientifiques à se réfugier sur Internet. Plus aucune réunion publique sur les nanotechnologies ou l’enfouissement des déchets nucléaires ne peut se tenir en France sans être perturbées.

Quelques minutes après le début de telles manifestations, les activistes de Pièces et Main d’Œuvre (PMO) monopolisent la parole. Raffut et tapage forcent rapidement les organisateurs, la Commission nationale du débat public (CNDP), à annuler la réunion. Cette situation a conduit quatre anciens ministres, Robert Badinter, Jean-Pierre Chevènement, Alain Juppé et Michel Rocard, à signer une tribune dans le journal Libération du 14 octobre 2013 appelant «solennellement les médias et les femmes et hommes politiques à exiger que les débats publics vraiment ouverts et contradictoires puissent avoir lieu sans être entravés par des minorités bruyantes et, parfois provocantes, voire violentes».

Le 11 janvier 2014, PMO a répondu à ce qu’il a qualifié de «quarteron de ministres en retraite» en le remerciant d’avoir, en quelque sorte, reconnu «la force et l’écho de [sa] voix». Avant de lancer un satisfecit et quelque chose qui ressemble à une menace:

«Ainsi nous n’étions pas tout à fait un cri dans le désert. Et ce cri a des conséquences matérielles et pratiques: on s’en souviendra.»

Si les paroles et les actes de PMO n’étaient qu’opposition systématique au progrès et sabotage automatique de tout débat public sur la technoscience, l’intérêt serait limité. En fait, les positions des activistes grenoblois révèlent souvent de véritables failles dans le système mis en place par la CNDP. La formule du débat public sert ainsi, à l’évidence, à masquer ce qui n’est qu’une opération de communication visant à obtenir l’adhésion à une nouvelle technologie.

Le postulat sous-jacent est clair: si le peuple a peur de l’avenir technologique, c’est par manque d’information. Quand il aura compris, il ne s’opposera plus.

Avec PMO, ce système, pas si subtil que cela, est tombé sur un os. Loin de se laisser convaincre, les activistes agissent pour protéger la population de ce qu’ils considèrent comme un lavage de cerveau. Pour autant, leurs arguments anti-technologies et anti-progrès ne sortent guère du cercle restreint des lecteurs de leurs publications confidentielles (Editions l’Echappée, Collection Négatif). Ils refusent systématiquement de participer à toute émission de radio ou de télévision. Je viens d’en faire l’expérience. Nous avons donc voulu en savoir plus à l’aide de la seule forme d’échange que PMO accepte : l’interview par mail. Voici les réponses à nos trois questions.

Pour quelles raisons avez-vous refusé mon invitation à participer à l’émission Science publique sur France Culture en réaction à la tribune de quatre ministres publiée dans Libération en octobre 2013?

Nous avons refusé votre proposition de «débattre» avec un représentant de ces ministres ou un organisateur de pseudo-débats publics (comme la Commission nationale du débat public). Nous refusons les débats après fait accompli avec les scientifiques, les décideurs et les instances chargées des pseudo-concertations avec «le public». Nous combattons les sociologues spécialisés dans «l’étude des controverses» et l’acceptabilité sociale, c’est-à-dire dans la prévention et l’apprivoisement des contestations.

Nous avons appris de leurs propres études que «faire participer, c’est faire accepter» (voir Magali Bicaïs, «Imaginaire de la fonctionnalité: de l’acceptabilité sociale à l’émergence d’un projet technicien», thèse de sociologie, 2007). D’où il suit que participer, c’est accepter. Et donc, peu importe le lieu du débat, à la radio ou dans un forum soigneusement manigancé, nous ne participons pas.

Nous ne servons ni de caution ni d’alibi démocratique a posteriori; nous n’ajoutons pas notre grain de sel dans la soupe des débats spectacles (talk shows). D’ailleurs, un simple décompte des «unités de bruit médiatique» générées par les promoteurs des techno-sciences toutes catégories confondues suffirait à rendre dérisoire et ridicule notre éventuelle participation à ces simulacres.

Les «débats», même radiophoniques et à temps de parole égal, simulent l’exercice d’une «démocratie» entre experts et contre-experts. Cette «démocratie technique» théorisée par les sociologues de l’innovation (voir Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, par Callon, Barthes, Lascoumes) substitue des leurres («forums hybrides», «conférences de citoyens», etc) à la confrontation politique sur le fond. Ces leurres occultent la dissymétrie entre ceux qui ont le pouvoir d’agir et ceux qui sont réduits à la simple expression, entre le loup et la chèvre. Ils ne dupent d’ailleurs plus grand-monde. Chacun voit que la décision, dans la vie réelle, tient au rapport de forces entre le pouvoir et les sans-pouvoir.

Il n’y a pas plus de «démocratie technique» que de «science citoyenne» ou de roue carrée: la démocratie est la participation de tous aux choix politiques, quand la technique est l’affaire des spécialistes.

«Dans le monde ancien, les experts existent, mais leur domaine est celui de la « technê », domaine où l’on peut se prévaloir d’un savoir spécialisé et où l’on peut distinguer les meilleurs des moins bons: architectes, constructeurs navals, etc. Mais il n’y a pas d’experts dans le domaine de la politique. La politique est le domaine de la « doxa », de l’opinion, il n’y a pas d' »épistémê » politique ni de « technê » politique. C’est pourquoi les « doxai », les opinions de tous, sont, en première approximation, équivalentes : après discussion, il faut voter.»

(C. Castoriadis, La montée de l’insignifiance)

Nous récusons l’expertise, comme la contre-expertise. Nous nous exprimons en individus politiques, en sociétaires de la société et même en animaux politiques (Aristote). C’est-à-dire que nous sommes compétents, comme tout citoyen, pour les affaires de la Cité. Rien n’est plus politique que le nucléaire, les OGM, les nanotechnologies ou le numérique.

Que l’on songe à ces invasions et ces accélérations technologiques qui bouleversent tous les aspects de nos vies. Leur toute-puissance transforme le monde dans un sens et non dans un autre: ces choix politiques devraient être débattus par la société entière, non pas entre experts et contre-experts qui ne discutent jamais que des modalités techniques de leur mise en œuvre. Y a-t-il jamais eu référendum sur l’opportunité de faire la bombe atomique ou sur le plan Messmer de nucléarisation de la France?

Nous demande-t-on notre accord pour produire des bactéries synthétiques ou infester notre environnement d’objets «connectés»?

Selon nous, la discussion sur la pertinence de telle ou telle «innovation» technologique appartient aux sociétaires de la société. Non seulement ce n’est pas aux experts de décider, mais ils devraient être exclus des débats, étant juges et parties. Personnellement intéressés à la poursuite de leurs activités, ils sont en situation de conflit d’intérêt dès lors qu’il est question de leur carrière, de leur statut social, de leurs revenus. Autant consulter les marchands d’armes sur l’opportunité de déclarer la guerre. Ils sont donc les derniers à pouvoir se prononcer sur l’utilité sociale de leurs travaux.

Ensuite seulement, si les citoyens associés ont décidé de construire des sous-marins ou des centrales nucléaires, il revient aux experts de dire comment y parvenir. Par exemple, la société décide de se nourrir avec une alimentation biologique, et ensuite, consulte si nécessaire les agronomes ou les microbiologistes du sol (mais les paysans devraient suffire).

En règle générale, il va de soi que les scientifiques et les technocrates ont tout intérêt à l’organisation scientifique de la société, qui leur donne, du même coup, tout pouvoir sur cette société.

«L’existence même de la démocratie est menacée si elle n’est plus capable d’entendre des expertises», écrivent les quatre ministres dans leur tribune. Comme si l’expertise ne gouvernait pas. Qui décide l’Etat à investir dans les nanotechnologies, les puces RFID, la biologie synthétique, sinon les experts, consultés en permanence par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et techniques?

L’expertise dépouille la population de sa compétence politique, en dépolitisant les prises de décision. Du point de vue de la rationalité technique, il n’y a jamais qu’une seule meilleure solution: pourquoi discuter? Par leur abstention aux élections et leur mépris des technocrates, les «citoyens» prennent acte de leur éviction. Cette dissidence passive est insupportable à la technocratie. Celle-ci ne veut pas seulement être obéie, mais approuvée et soutenue. D’où cette prolifération de simulacres et de lieux de pseudo-débats.

S’il y a débat sur les OGM, le nucléaire ou les nanotechnologies, c’est que des individus ou des groupes ont exprimé sans permission leur opposition politique à ces projets politiques. Sans ces oppositions (discours écrits ou verbaux, sabotages, manifestations), jamais les experts et techniciens, ni les élus qui suivent leurs consignes, n’auraient pris la peine de ces pseudo-délibérations et campagnes de communication, après coup, pour avaliser des décisions déjà prises.

Nous-mêmes participons à de nombreuses réunions publiques, comme invités ou organisateurs. Nous débattons entre sociétaires de la société, des raisons et des moyens de s’opposer à la tyrannie technologique. Mais nous combattons les technocrates qui, selon nous, doivent être combattus.

En refusant de participer aux débats organisés à la radio ou à la télévision ou bien aux débats publics nationaux, type CPDP, ne privez-vous pas vos positions d’une large audience? Ne les confinez-vous pas dans le cercle des personnes déjà acquises à vos thèses?

En ce domaine comme dans la plupart, la qualité s’obtient au détriment de la quantité. Plus on s’étale, moins on en dit. Plus on fait de bruit, moins on fait de sens. Nous ne cherchons pas l’audience au prix du brouillage de notre discours. Nous tâchons de dire et d’écrire au plus juste, et si nous y réussissons, il n’y a pas besoin des mass médias pour que nos idées atteignent ceux qui les cherchaient.

Au contraire, ceux-là seraient rebutés par le brouhaha et en concluraient que nous n’avons rien à dire puisque les médias nous donnent la parole. Cependant nous faisons des entretiens écrits, pourvu que nous puissions nous exprimer exactement, parce que l’écriture et la lecture sont pour nous les conditions de la réflexion. Et puis les écrits restent.

Si des journalistes se convainquent de la justesse de nos discours, qu’ils sortent franchement de leur pseudo-objectivité et parlent pour eux-mêmes, ou du moins qu’ils disent en quoi ils nous donnent raison.

Les médias qui ne se gênent pas pour piller dans nos enquêtes des sujets de documentaires, d’articles ou d’émissions, voire des informations et des idées, passent en général sous silence les douze livres que nous avons publiés dans notre collection Négatif aux éditions l’Echappée. Du point de vue spectaculaire, il est plus intéressant de nous restreindre à l’image «d’activistes» perpétuellement grimpés dans des grues en train de vociférer et de provoquer des esclandres. Il nous arrive de le faire, mais cela représente la moindre part de notre activité.

A propos de la CNDP, qui se souvient des positions des Verts sur les nanotechnologies, exposées publiquement et dans les règles? Il nous semble que si l’épisode de la CNDP-Nanos (2009-10) a marqué les esprits, c’est bien parce que nous avons refusé d’y participer et expliqué pourquoi. Pour le coup, nous avons eu «une large audience».

Loin de nous confiner aux «cercles acquis», nous avons au contraire pris à cœur de porter la contradiction dans des lieux et devant des audiences hostiles à nos idées. Depuis 2001, nous n’avons cessé d’intervenir (oralement et par voie de tracts parfois longs) dans les innombrables conférences de «vulgarisation» scientifique et technologique qui infestent la cuvette grenobloise. Nous avons brisé le consensus sur la liaison recherche-industrie qui régnait ici depuis plus d’un siècle («la Houille blanche»).

Nous avons d’ailleurs parlé bien au-delà, à la fois au «grand public» grenoblois et dans maintes réunions – qui n’étaient pas confidentielles— partout en France.

Enfin, les cercles de personnes acquises à nos thèses ne sont pas étanches. Les idées qui s’y discutent percolent ensuite en cercles toujours plus excentriques dans le reste de la population. Où elles rencontrent l’expérience souvent informulée de la plupart des gens. En l’occurrence, notre rôle se borne à donner et à nommer les raisons de leur désarroi et de leur révolte.

Votre rejet de toute évolution scientifique et technique reflète-t-il une négation de toute possibilité de progrès de la société? Plaidez-vous, de ce fait, pour le fameux «retour à la bougie»?

Etymologiquement, le mot «progrès» n’a de sens ni positif ni négatif. Il désigne tout «mouvement vers l’avant». On parle du «progrès de la maladie» aussi bien que du «progrès de la médecine».

A l’ère des technologies, le progrès de la classe qui en bénéficie – la bourgeoisie industrielle – se confond avec le progrès technologique, donc avec le Progrès. Dès lors, «progrès» est synonyme de «progrès technologique», lequel est supposé répondre aux attentes de la société. Contester «le progrès» revient à refuser le confort matériel, l’augmentation de l’espérance de vie, les facilités de transport, de communication, de loisirs, la vitesse – bref, à préférer le retour à la bougie et à la mythique caverne préhistorique – ou, variante écolophobe, la grotte d’Ardèche.

En toute logique, notre société hypertechnologique devrait être un paradis. Or, en dépit des téléphones portables, tablettes numériques, cartes «sans contact», services numériques, objets et réseaux «intelligents» – en attendant les smart cities, une part croissante de la population exprime son malaise, son scepticisme, voire son dégoût. Les quatre ex-ministres qui déplorent l’«évolution inquiétante des relations entre la société française et les sciences et techniques» ne s’interrogent pas sur les causes d’un tel rejet.

Le progrès technologique n’est synonyme ni de progrès humain, ni de «progrès pour la société». Et chacun peut le vérifier dans son travail, sa vie sociale et familiale, son quotidien. Le médiateur de la République a publié plusieurs rapports alarmants sur une société au bord du burn out, dénonçant le syndrome «tapez étoile». Il est bien normal, quand les machines éliminent les humains dans tous les domaines de la vie, que les animaux sociaux que nous sommes en éprouvent quelque mélancolie.

Voyez les suicides dans les entreprises soumises à la rationalité technicienne, la violence, la consommation de psychotropes et d’antidépresseurs. La course à l’innovation brise les liens sociaux, épuise et atomise les individus. Il faut parler de régression sociale et humaine. Sans mention de la situation écologique, à propos de laquelle le mot « progrès » est malvenu.

«Retour à la bougie»: le poncif trahit une vision à la fois technicienne et religieuse de l’Histoire, considérée comme un axe à deux directions – avant/arrière. Vision qui néglige l’Histoire elle-même et les rapports de force dont elle résulte. Qui nie les bifurcations possibles. Après tout, on aurait pu choisir le plus léger que l’air (dirigeables), au lieu du plus lourd. La sobriété énergétique plutôt que la croissance nucléaire. A chaque point nodal, ceux qui avaient le pouvoir ont décidé pour tous de la direction à prendre.

Cela ne s’est pas fait sans affrontements. A peu près tous perdus par les ennemis du progrès. Les Parisiens se sont opposés en vain à l’implantation des gazomètres au début du XIXe siècle. L’avènement du nanomonde n’est pas une fatalité, le prochain pas en avant sur l’axe. Il dépend de l’issue du rapport de forces entre ses partisans et ses opposants. Les premiers étant le pouvoir et la technocratie, chacun présume du côté où penchera la balance.

Les fins esprits qui nous invitent à nous retirer dans une grotte n’ignorent pas que tout «retour en arrière» est impossible. La politique de la terre brûlée menée depuis les débuts de l’industrialisation laisse un milieu détruit (la quasi-totalité des cours d’eau français pollués, par exemple).

Il n’y a plus d’ailleurs. Les exploitants agricoles d’aujourd’hui vivent sous le contrôle des satellites (surveillance des parcelles), doivent poser des puces électroniques à leurs animaux et gérer leur exploitation par informatique, comme n’importe quel agent de production de n’importe quelle usine. Nous vivons dans la technosphère et sous la tyrannie de la fuite en avant technologique.

La politique de la terre brûlée, c’est aussi devoir recueillir l’héritage des ordures nucléaires pour l’éternité. Quels que soient nos choix politiques, nous devrons entretenir un corps d’ingénieurs atomistes, et la force armée pour surveiller ces décharges maléfiques. Voilà bien des gens qui, sans nous demander notre avis, ont «pris en otages» jusqu’aux ultimes «générations futures».

Nous ne proposons aucun projet de société idéale, à laquelle nous ne croyons nullement. Tout au plus pourrions-nous limiter les dégâts par soustraction. Supprimer par couches successives les nuisances qui défont ce monde: l’industrie publicitaire, les mass médias, l’armement, la grande distribution, le numérique, ad libitum.

Bien entendu, ce peu paraît déjà irréaliste. En particulier se pose la question du mode de décision: qui décide et comment? Mais cette question ne se pose pas quand il s’agit de lancer le plan Messmer de nucléarisation de la France (1974) ou la biologie de synthèse aujourd’hui.

La société qui émergerait, peu à peu dégagée de ces couches mortifères, serait sans doute imparfaite, mais elle nous laisserait du temps, de l’air, de l’espace, une chance de vivre notre vie. On voit que nous sommes passionnément modérés.

Cavanna est mort

Je vais être bref, car je n’ai rien d’autre à dire que ma tristesse. Je travaille pour Charlie. Cavanna continuait à écrire pour Charlie chaque semaine. Avis sans complément à tous ceux qui chient sur ce journal sans jamais le lire pourtant. Ou Cavanna était un grand, et il l’était. Ou c’était un con, et il ne l’était pas. Comme il était un grand, Charlie ne peut pas être ce que tant de crétins prétendent qu’il est. Sur ce, le souvenir de cet homme qui joua sans le savoir un grand rôle dans ma vie.

Un chef-d’œuvre signé Victor Serge (aux éditions Agone)

Préambule indispensable : exceptionnellement, ce qui suit ne concerne pas la crise écologique. Nul n’est obligé de s’intéresser à Victor Serge, qui habite les hauteurs les plus élevées de mon Panthéon personnel. J’ai connu cet homme en 1971, lors que j’avais 16 ans. Je l’ai aussitôt aimé, avant de l’admirer. Qu’on se le dise : j’ai l’admiration bien rare. Mais Serge est clairement à part, et je lui dois d’ailleurs le nom de ce lieu imaginaire appelé Planète sans visa (ici). Je lui dois bien plus que cela. Je lui dois d’avoir choisi la liberté comme valeur conductrice de la vie humaine. Je lui dois d’avoir compris ce qu’est le vrai courage, moi qui n’ai (presque) jamais eu à en éprouver l’existence. Je lui dois l’exigence qu’on est en droit d’attendre des relations avec les autres humains. Je le salue souvent encore, dans le silence de ma tête, comme un père lointain, comme un frère réel.

Ajoutons que la lecture de ce livre n’est pas facile pour qui ne s’intéresserait pas à l’époque dont il est question. De très nombreuses références à l’histoire politique, notamment celle de la première moitié du siècle précédent, peuvent dérouter le lecteur.

Et voici le vrai début : gloire aux éditions Agone, de Marseille (http://atheles.org/agone/). Cette petite maison publie souvent des livres formidables – parfois plus discutables -, mais celui-ci m’aura secoué comme bien peu. Il s’agit des Carnets (1936-1947) de Victor Serge (840 pages, 30 euros), et la première singularité de ces textes, c’est qu’ils n’ont pas été modifiés, élagués, censurés pour complaire à quelque vivant que ce soit. Ce que nous avons en main, c’est ce que Serge a écrit de sa propre volonté au cours de ces onze et si terribles années du siècle passé. Mais bien entendu, commençons par le commencement : qui est-il ? Sa vie est telle qu’on se ridiculiserait à paraître la résumer. Trois mots, et le reste attend ceux que ça intéresse. Serge est né Viktor Lvovitch Kibaltchitch en 1890, de parents émigrés politiques russes, réfugiés à Bruxelles. À Paris, il est anarchiste individualiste, et croise la route de quatre membres de la future Bande à Bonnot. Bien que n’ayant jamais soutenu leurs actions, bien qu’ayant critiqué leur dérive, Serge est condamné à cinq ans de prison, pour complicité. En somme, un innocent, dans nos républicaines prisons de 1912.

À peine sorti, en 1917, il est à Barcelone, une ville alors traversée de part en part par le souffle de la révolution sociale. Après bien des entraves, il arrive au début de 1919 dans la Russie bolchevique, dont il deviendra lui, le si vibrant libertaire, l’un des dirigeants. Il côtoie tous les chefs de ce mouvement, de Lénine à Trotski, passant par Staline. Mais l’anarchiste n’est pas mort en lui. Il voit avec stupéfaction, bientôt avec horreur, la révolution devenir une prison. Il aide qui il peut aider. On le sollicite de partout, car c’est un homme, qui aime les hommes. Année après année, il affermit son opposition à la dictature. Il est arrêté, libéré, déporté en Asie centrale, où il va passer trois ans. Des milliers, des millions d’autres sont broyés sous la meule stalinienne. Serge est l’un des rarissimes révolutionnaires de la première époque de la révolution bolchevique à échapper au grand massacre. In extremis, une campagne menée dans les milieux intellectuels français et belges – il est connu pour être un écrivain – le sort du goulag. Romain Rolland arrache sa grâce a cours d’un entretien privé, à Moscou, avec le grand maître de l’Union soviétique.

Serge s’installe à Bruxelles, car à Paris, les flics n’ont toujours pas oublié Bonnot, pourtant si éloigné de Victor. Il suit les déchirements de l’Espagne d’après le 19 juillet 1936. Il voit, comme bien peu, combien le stalinisme a tout gangréné. Est-il trotskiste, comme l’en accusent faute de mieux ses nombreux adversaires ? Non, c’est un révolutionnaire. Et c’est un démocrate. Et c’est un humaniste incandescent. Il soutient la révolution espagnole étranglée à la fois par Hitler et Staline, et c’est à cet instant que commencent les Carnets publiés par Agone.

Première note, en novembre 1936, à Paris. Serge rencontre André Gide, dont il trace le portrait, entre photo, vidéo avant l’heure, aquarelle. Il a l’art du portrait, une sorte de génie de l’instantané. Voilà l’entrée de ces stupéfiants Carnets, où Serge montre l’une des facettes d’un esprit qui en eut tant : le goût de la culture, de la littérature, de la pensée, de l’intelligence. De Gide, qui avait tant intérêt à rester dans le giron stalinien, il loue la « vitalité du vieil intellectuel », qui a osé écrire ce qu’il avait vu en URSS, quand la plupart des visiteurs mentaient. La politique n’est jamais plus loin que le pas de la porte : fin mai 1937, Serge est touché au cœur par la disparition d’Andreu Nin, responsable du Poum, parti espagnol révolutionnaire antistalinien. Les tueurs du Guépéou, aidés par les communistes locaux, ont enlevé, torturé et assassiné l’une des âmes de la révolution espagnole de juillet 1936. Commence une litanie. Une interminable série d’épitaphes pour tous ceux qui, tués par les staliniens, sont en outre diffamés, traînés dans l’ordure, accusés de collusion avec Hitler, Mussolini, quand ce n’est pas le Mikado japonais ou les services secrets britanniques.

Cette liste des martyrs est insupportable et n’en finit d’ailleurs pas. Les staliniens, et parmi eux des crapules aussi retentissantes que le Français Jacques Duclos, qui conserve une station de métro à son nom, ont proprement massacré une génération politique, qui incarnait la possibilité d’une autre Histoire. À l’heure où, écrit Serge, « l’Urss est la plus vaste prison du monde », les bourreaux qu’elle a envoyés partout où elle le peut éliminent les militants qui gênent le pouvoir de Staline. Victor note des éléments précis concernant Krivistki, Reiss, et tant d’autres, qui ne serviront à rien ni à personne. Il échappe de peu à la police vichyste, et donc à la Gestapo, attrape le Capitaine-Paul-Lemerle, un navire qui quitte Marseille, comme on le ferait du dernier métro. Nous sommes en mars 1941, et Serge finira, après tant d’aléas, à débarquer au Mexique.

Commencent alors les dernières années de la vie de Serge. Il mourra en novembre 1947 à Mexico, probablement d’une crise cardiaque. Mais avant cela, jour après jour, il note rencontres, voyages sur les routes mexicaines, réflexions, inquiétudes, projets. Pour un Journal, c’est remarquablement écrit. Et ce qui me frappe peut-être le plus, aujourd’hui du moins, c’est l’insatiable curiosité de Serge, lors même qu’il est réellement menacé de mort. Il passe du pire à l’émerveillement pour les codex précolombiens. À Oaxaca, au Monte Albán, il dit son émotion devant « le travail de mains inconnues ». Devant le temple de Teotihuacan, il note : « J’ai l’impression de contempler une des plus grandes choses que nous puissions voir ici-bas : d’être en contact avec une humanité tout à fait différente de la nôtre (…) ». Les paysages, les volcans, les pauvres villages indiens, le soleil, l’horizon, la Terre lui sont l’occasion de pages aussi simples que belles. En février 1944, il écrit : « En entrant dans le Michoacán, le sites changent, verdissent : amples vallées, champs clairs, cela fait aux yeux un bien inestimable. Je sens combien la vie végétale nous est proche et nécessaire ». Comme il a vu beaucoup de pays, il peut lier telle vue du Mexique et tels panoramas d’Europe centrale, ou d’Italie, ou de la Lozère. Ou encore comparer les merveilles aztèques et les antiquités hellénoscythes.

Est-il un écologiste avant l’heure ? Bien sûr, je me suis posé la question, et la réponse est : non. Il ne l’est pas. Car il est entier dans ce monde englouti où les nazis et les staliniens s’unissent contre l’espoir. Et pourtant ! Pourtant, je le jurerais, Serge n’est pas loin du grand combat de notre siècle. À Mil Cumbres, à 2600 mètres d’altitude ce 19 août 1943, il s’exclame : « C’est l’écorce terrestre que l’on voit ». Car Serge voit, à la différence de tant d’aveugles. Il voit. Le contact sur place avec Paul Rivet, fondateur du Musée de L’Homme, lui permet de saisir la sensationnelle beauté du monde, malgré la tragédie toujours présente. En août 1943, toujours : « Pendant que le volcan reprend du souffle, sa silhouette se ternit, puis noircit. On suit la montée des météores et leur chute. Il en est qui s’en vont parmi les étoiles vertes et y planent un long moment. La Voie lactée tombe sur le volcan, de sorte qu’il semble avoir deux prolongements à l’infini : le prolongement obscur, lourd et menaçant des nuées et celui, aérien, glacial, doucement lumineux de la Voie lactée. Par contraste avec l’embrasement terrestre, les étoiles sont d’un bleu d’acier scintilant et virent au vert. »

Il me serait aisé d’extraire des morceaux suggérant, davantage encore, que Serge le prophète envisageait cette épouvantable crise de la vie dans laquelle nous sommes désormais tous plongés. Mais ce serait tordre la réalité. Victor, extralucide à n’en pas douter, était quoi qu’il en soit de son temps. Eût-il vécu, peut-être aurait-il rejoint notre si noble combat. Intimement, je le crois. Mais je ne le sais ni ne peux prétendre le savoir. Quant au reste, il me faut dire encore à quel point Victor Serge, alors qu’il est décidément minuit dans le siècle, est admirable.

Redisons calmement que Victor est un survivant. Le splendide survivant d’une génération politique fracassée. Mexico est la ville où Léon Trotski a été assassiné par un sbire stalinien, quelques mois avant l’arrivée dans la ville de Serge. Le face-à-face avec ce mort si troublant est un moment difficile pour le lecteur. Car Serge a beau admirer celui que l’on appelait Le Vieux, il n’est pas un dévot. Après sa mort, il va visiter à plusieurs reprises sa veuve Natalia Ivanovna Sedova, et constate qu’ils sont tous deux les derniers représentants en vie de ceux qui ont mené la révolution bolchevique de 1917. Moi qui n’ai pas de sympathie pour Trostki, moi qui ne suis pas d’accord avec les choix faits par Serge entre 1919 et 1930, je dois dire que ces souvenirs sont poignants.

Je résume, pour ceux qui ne savent pas. La totalité de ceux qui ont incarné octobre 1917 ont été déportés et plus souvent assassinés par la dictature stalinienne. Serge rend hommage – pour ma part, je suis sur la réserve – à ces révolutionnaires qui crurent dynamiter le vieux monde. Je crois, moi, que la structure mentale et politique des bolcheviques les condamnait à l’arbitraire et à la répression de la différence. Serge croit qu’une autre voie fragile était possible. Que Trotski aurait dû arracher le pouvoir à Staline quand il était encore temps, en 1926 ou 1927. Qu’alors, l’Union soviétique ne serait pas devenue un immense camp de concentration. Attention ! il n’a pas la naïveté de penser que tout aurait été différent. Il juge qu’en l’absence d’une révolution européenne salvatrice, en 1920-1922, Trotski aurait pu représenter une sorte d’absolutisme socialiste éclairé. En tout cas, il ne s’absout pas. Le 14 mars 1946, il admet cette terrible évidence : « L’erreur de pensée la plus grande (…), ce fut de ne pas voir que nous construisions un État totalitaire ».

Certes oui, et ce constat est glaçant. Quant au reste, Serge est d’une intelligence qui foudroie sur place. Ayant été parmi les premiers à comprendre la nature du stalinisme, il ne peut que mettre en garde, mais en vain, ceux qui continuent à rêver de révolution. Car l’affrontement n’est pas seulement, comme de ni nombreux combattants l’ont cru, entre le fascisme et la démocratie. Le stalinisme est devenu un ennemi mortel. Serge décrit avec une prescience sidérante les objectifs de l’URSS après la chute de Hitler. Il voit, et il écrit que l’Europe centrale va passer dans le camp soviétique, sur fond de manipulations, d’assassinats, de calomnies sans fin et sans frein. Héraut du mouvement socialiste d’avant Staline, Serge « apprend le métier de vaincu » (19 février 1944). Car « l’époque est celle de la conscience obscurcie » et des « valeurs falsifiées ».

Permettez-moi d’insister encore. Victor nous parle d’un temps capital. Lorsqu’il arrive à Paris en 1909, alors anarchiste de 19 ans, le mouvement ouvrier est une splendeur. Une merveilleuse création humaine, le fruit d’une authentique civilisation. Les bourses du travail, les mutuelles, les syndicats, les causeries, les livres, le lien vivant avec la recherche scientifique font espérer des temps nouveaux. Tout est en place pour une société meilleure. La Première guerre mondiale met tout à bas. Et le stalinisme, atroce maladie de l’esprit avant tout – le mensonge, la calomnie, le dénigrement, la manipulation, la violence – détruit à la racine l’espérance révolutionnaire. Serge est un homme des ruines. Et ce qui me touche plus que tout dans ce livre, c’est que, ayant vécu dans sa chair la tragédie – sa femme russe, Liouba, est devenue folle, ses manuscrits ont été volés, ses amis assassinés, ses deux enfants récupérés par miracle -, il ne renonce pas.

Non, Serge ne renonce pas. Car il est un combattant. Un révolutionnaire mais un humaniste. Il continue de rêver d’une meilleure organisation des hommes. De respect. D’amour, je crois, bien que le mot lui soit inconnu. Le 16 mai 1946, dans la petite ville de Morelia, il est pris de vertiges. Avec le recul, on comprend sans peine que son cœur si fabuleux est sur le point de lâcher. « Je me sens en état de disponibilité, dit-il, prêt à partir, disparaître simplement ». Son fils Vlady, peintre de valeur, va lui survivre. De même que sa fille Jeannine. De même que sa compagne Laurette Séjourné. Comment vous le dire autrement ? J’aime Victor Serge.

PS 1 : Honneur aux éditions Agone, je l’ai déjà dit, et à Charles Jacquier, directeur de la collection Mémoires sociales. Honneur également à Claudio Albertani et Claude Rioux, auteurs de cette édition impeccable.  Honneur aux préparateurs de cette même édition : Michel Caïetti, Thierry Discepolo, Gilles Le Beuze, Philippe Olivera.

PS 2 : France 5 a diffusé le 25 mars 2012 un film de la Chilienne Carmen Castillo, Victor Serge L’insurgé. Castillo a partagé les derniers instants dans la clandestinité de Miguel Enriquez, responsable du Mir abattu par la soldatesque de Pinochet en 1974. Je ne souhaite rien dire du film, que je n’ai pas aimé. En revanche, un mot sur l’insupportable présence – pour moi – de Régis Debray en grand témoin de la vie de Serge. Je considère cette incongruité comme une insulte faite au mort. Debray a en effet été pendant de longues années un soutien décidé à la dictature de Castro à Cuba, et n’a en fait jamais rompu son lien originel avec l’esprit du stalinisme. Autant dire qu’il n’avais pas sa place dans un film présenté comme un hommage. On le voit pérorer et déclarer notamment : « Au fond, ce qui me passionne, c’est la tragédie de la solitude ». Ce psychologisme de bazar cache des dizaines d’années de répressions staliniennes, qui incluent l’histoire lamentable des gauches latino-américaines après la prise de pouvoir de Castro en 1959. Et cette histoire concerne au premier chef Régis Debray. Je ne peux croire que le Victor Serge que je connais eût pu être l’ami de cet homme-là.

PS 3 : Il me manque un mot. Le singulier itinéraire de Victor Serge signifie, entre mille choses, qu’un autre destin social était possible. Comme je l’ai écrit ici : une autre Histoire était concevable. Le stalinisme n’était pas fatal. Les fascismes n’avaient rien d’une certitude. La guerre elle-même aurait sans nul doute pu être évitée. Serge et ses camarades sont depuis longtemps des cendres froides, mais le souvenir de leur existence menace toujours les édifices les plus solides.

Victor Serge, l’ami, le frère, le magnifique

Où l’on découvre, muet de surprise, ce que Planète sans visa doit à Victor Serge, un homme mort en 1947.

J’entretiens comme par miracle une correspondance incertaine avec un homme que je n’ai jamais rencontré. Physiquement, je veux dire. Car nul doute, en vérité, que nous savons bien qui nous sommes, lui comme moi. Cet homme s’appelle Charles Jacquier, et il est éditeur chez Agone, maison marseillaise (ici). Charles est un fin lecteur, plongé entier dans un monde englouti mais néanmoins merveilleux. Celui de la lutte sociale menée pendant des décennies en-dehors du stalinisme, et souvent contre lui.

Ceux qui auront la tentation d’arrêter ici leur lecture auront tort. Non parce que c’est moi qui tiens le clavier, ô certes non. Mais plus exactement parce que le monde n’a pas commencé avec la dernière version de Firefox. Je suis viscéralement attaché à l’histoire des vaincus du mouvement ouvrier, ce qui peut faire sourire certains, je le sais. Je parle moi de cette entreprise admirable de civilisation humaine entreprise vers 1830, et qui a bien failli emporter le monde des maîtres et des esclaves. Au moins pour un temps. L’assassinat de ce puissant chef-d’œuvre se sera fait en deux temps principaux. D’abord par la boucherie de 1914, à laquelle les sociaux-démocrates de l’époque ont tant contribué. Ensuite par l’irruption d’un monstre aussi total que totalitaire, le stalinisme, qui perdure encore en quelques points de la planète.

Vous avez le droit de vous moquer de cela comme de votre première chemise. Vous avez le droit de juger dérisoires la création de syndicats, de bourses du travail, de journées de huit heures, de congés payés, de mutuelles, de l’éducation populaire par le livre et la conférence, des charges de policiers à cheval dans les rues de Paris, comme du reste. Moi, j’y attacherai, jusqu’au dernier moment, mon respect le plus vif. J’aimerai toujours les combattants de la liberté.

Et Jacquier ? Et Agone ? Charles a publié – entre bien d’autres ouvrages – le grand livre signé Howard Zinn, Une histoire populaire des États-Unis, de 1492 à nos jours. Dans la collection qu’il dirige – « Mémoires sociales » – Jacquier édite des auteurs aussi inoubliables que négligés. Il m’a envoyé voici six semaines un gros ouvrage que je n’ai pas encore pu lire comme je le ferai. Mais il est clair qu’il s’agit d’un très grand livre sur l’histoire de la ville, que bien des gens s’honoreront, tôt ou tard, d’avoir dans leur bibliothèque. Son titre : La cité à travers l’histoire, de Lewis Mumford. Son prix, élevé, est de 33 euros.

Passons à Serge, Victor Serge. Je l’ai expliqué au premier jour (ici) : je dois à Serge, qui l’avait probablement trouvée chez les surréalistes, l’expression Planète sans visa. Je lui suis redevable de quantité d’autres choses, que je serais bien en peine de soupeser. Né en 1890, mort en 1947 au Mexique, Serge aura connu le pire, et plus rarement le meilleur, de ce qui leste la vie d’un révolutionnaire. Je signale dans la collection Bouquins, chez Laffont, la reprise de ses extraordinaires Mémoires d’un révolutionnaire. Vous pensez bien que j’ai chez moi des éditions plus anciennes. Je crois par ailleurs que ses romans sont éparpillés, sauf dans une édition du Seuil, qui date de 1967. Mais on me démentira peut-être.

Charles Jacquier a fait paraître l’an passé un livre dont j’ai parlé ici, Retour à l’Ouest, formé de chroniques étirées de 1936 à 1940. Serge, échappé d’extrême justesse à la mort dans l’Union soviétique stalinienne, a repris alors le combat, entre Bruxelles et Paris. Ses articles sont d’une beauté et d’une clairvoyance qui font parfois chavirer le cœur. Or, il reste des inédits. Charles m’a adressé il y a quelques semaines trois textes de Victor. Parce qu’il sait que je l’aime. Parce qu’il se préoccupe de relier par des fils fragiles ces grands combats passés et la question écologique. Et parce que Serge, d’une manière qui peut sembler subliminale, exprime dès avant la guerre des préoccupations, disons des sentiments et des presciences que je ressens profondément.

Dans le texte ci-dessous, nous sommes en avril 1938. La guerre fait rage en Espagne, où les staliniens font la loi à Madrid et même Barcelone, où ils ont enlevé, très probablement torturé et en tout cas assassiné le grand Andreu Nin. À Rome, Mussolini parade. À Berlin, Hitler triomphe. S’il est minuit dans le siècle – titre d’un roman de Serge -, la vie continue pourtant, aussi déterminée qu’elle l’a toujours été. Et Serge parvient, comme on va le découvrir, à s’extasier sur un livre que, par coïncidence, j’adore : Boréal. Vous me ferez peut-être le plaisir de me dire ce que vous pensez de cela.

 

« Boréal »

Quand on a beaucoup vécu, rares deviennent les livres qui vous procurent une satisfaction complète ou réussissent à vous émouvoir. Les « tranches de vie » et les « romans », on en connaît trop le tragique vrai, le ton romancé, l’indigence littéraire, la convention à base d’égoïsme. On acquiert, envers l’écrivain, de nouvelles exigences. On lui demande une sincérité simple, sans affectation ni exhibitionnisme. D’avoir quelque chose à dire. De ne pas s’exagérer sa propre importance ni celle des petits drames qu’il a pu connaître de près. De ne pas oublier qu’il y a l’espace, le vaste univers, des hommes et des hommes, tous en marche, en souffrance, en partance…

On souhaite des œuvres vastes, aérées, qui vous mettent en contact avec des visages nouveaux, des terres inconnues, des avenirs imprévus. Entendez-moi bien, il y a tout cela autour de nous, seulement il faut, pour le voir, des yeux de vrais poètes et, pour le dire, une vaillance révolutionnaire assez rare chez les gens de lettres. Le plus simple est dès lors d’aller chercher au loin, très loin, dans des fjords d’autres univers, un message de libération, un contact nouveau avec la double réalité primordiale : la terre et l’homme.

J’ai songé à tout ceci en lisant un livre rudement aéré : les vents du Pôle y soufflent sur les glaciers. Des hommes y vivent d’une vie tout à fait pleine et riche, dans des huttes l’hiver, sous la tente l’été, se nourrissant de phoques et de poissons. Dans la belle saison, les femmes et les enfants vont, sous des pics roses dressés en plein azur, faire la cueillette des myrtilles. Quelques milliers de pêcheurs Eskimos, dispersés sur les côtes d’un continent à peine moins vaste que l’Occident européen, seuls avec les esprits, les icebergs, les oiseaux, les ours, la banquise lumineuse, la nuit terrible. Ils ont pour compagnons un peuple de chiens intelligents et durs à la peine. Hommes et chiens vivent dangereusement, simplement.

Ces hommes sont, au sens coutumier du mot, des barbares ; mais ils ignorent l’autre barbarie, celle des civilisés, la pire des deux, incontestablement. Un jeune Français, Paul-Émile Victor, étant allé vivre parmi eux, sans TSF ni journaux (ce qui était d’une admirable sagesse), a fait, de ses notes au jour le jour, prises sans recherche littéraire, mais avec un sûr instinct de vérité, ce livre remarquable : Boréal (Grasset, éditeur). Le style, ici, c’est l’âme du livre. Et cette âme est de réalité – d’une réalité que les civilisés oublient trop.

« Vendredi, 4 septembre 1936. 23 heures. — Sur mes pieds Ekridi dort, secoué par le hoquet. À côté de moi, Doumidia dort aussi, étendue, les bras croisés derrière la tête, les lèvres entr’ouvertes sur ses dents très blanches (qu’elle brosse deux fois par jour), les jambes légèrement ouvertes. Dans son aisselle, Timertsit a enfoui sa petite tête et fait des rêves. Dehors, le vent et la mer. Et la joie est en moi ».
(Ekridi et Timertsit sont, d’après une note de l’auteur, deux petites chiennes nées en juillet 36, « le jour même de notre retour au pays des hommes », fin de la traversée de l’Inlandsis… « Nommées d’après les deux habitants imaginaires du grand désert de glace. Ont été comme mes enfants, toujours dans mes jambes, dormant chacune sur un de mes pieds ».)

« …Que cette terre est belle !
« De l’autre côté du fjord, tout proches, des pics splendides, rougeoyants, entrecoupés de glaciers abrupts qui se jettent dans la mer. Par l’ouverture de ma tente, deux glaciers, flanqués de montagnes, ont l’air de se mirer dans une glace verticale.
« De ce côté-ci, harmonie de couleurs, terre couverte de mousses rouges et brunes, rochers noirs, glaces bleutées. J’entends le torrent qui se précipite en cascades au pied des falaises dressées derrière la tente.
« Je ne crois pas pouvoir jamais vivre longtemps dans un pays où chaque parcelle de terre est propriété privée, dans un Kulturstaat… ».
Les seuls titres des chapitres forment un poème : « En ce réduit, que de félicité… — Et la vie continue… — Et l’hiver vient pour moi aussi… — Le mauvais sort… — Le soleil va disparaître… — Les glaces sont là et la nuit vient… — Le soleil est sur la pente qui monte… »
À son retour en France, Paul-Émile Victor, que ses frères d’élection, Les Eskimos, appelaient Wittou, dépouilla des liasses de journaux et annota son carnet. À ses pages boréales, toniques comme l’air glacé des espaces, il dut ajouter des lignes comme celle-ci : « Lundi, 10 août 1936. Franco pénètre en Espagne avec 4.000 soldats. Dictature militaire en Grèce…». Le jour où « la Chambre vote la dévaluation par 350 voix contre 221 » — « pluie torrentielle. La tente est au milieu d’un lac… — Tu n’es pas triste tout seul, dans ta tente ? me demande Doumidia aujourd’hui ».

Mais le plus précieux, pour moi, dans cette œuvre, c’est ce sentiment rare dont il est pénétré de bout en bout : l’estime et la compréhension de l’homme différent. La plus désolante marque de la barbarie profonde des civilisés est dans leur penchant à mépriser, même entre eux, ceux qu’ils ne peuvent pas ou ne veulent pas comprendre. Dire qu’il se trouve des pauvres types pour écrire sur les Juifs des quatre cents pages d’invectives ! Pour comprendre l’autre visage humain, le plus éloigné de nous en apparence, il suffit de s’identifier à lui avec bonne volonté ; de le déchiffrer du dedans. On lui découvre alors, sans effort, une beauté inconnue ; et l’on éprouve la joie, à nulle autre égale, d’une nouvelle fierté dans la communion. L’auteur de « Boréal » y a réussi. Que Wittou, Eskimo d’adoption, trouve ici, à son tour, l’hommage d’une estime totale, mûrie pour lui dans d’autres neiges, d’autres glaces, d’autres nuits de grand gel…

Victor Serge
23-24 avril 1938

Un bon Noël en compagnie d’Aldo Leopold

Je n’oublie pas que c’est le soir de Noël, je ne saurais oublier le Père Noël, qui a tant compté dans ma vie, jusqu’à aujourd’hui. J’ai déjà publié ici, dans les premiers jours de Planète sans visa le texte qui suit. C’est un extrait de la préface au livre ensorcelant d’un certain Aldo Leopold, que j’ai lu plusieurs fois. Almanach d’un comté des sables est d’une beauté à couper le souffle. J’ai eu la chance de le lire dès 1995 (paru alors chez Aubier), mais sachez qu’il existe une édition de poche. La préface ci-dessous est signée par J.M.G Le Clézio. Je ne trouve pas de plus beau cadeau à vous faire. Je le jure, il est splendide. Bon Noël, du fond du fond de mon  cœur.

Almanach d’un comté des sables

L’Almanach d’un comté des sables  révèle la permanence du monde, dans tous ses gestes et dans tous ses règnes. Il parle du voyage que les oies commencèrent au pléistocène, proclamant chaque année au printemps « l’unité des nations depuis la mer de Chine jusqu’aux steppes sibériennes, de l’Euphrate à la Volga, du Nil à Mourmansk, du Lincolnshire au Spitzbergen ».

Il parle de la danse magique des bécasses dans l’amphithéâtre des marécages, de l’ivresse du vent, du langage des arbres et de leur mémoire, inscrite dans les cercles de leurs troncs, aussi précieuse et précise que les traités d’histoire des bibliothèques, du tableau sublime que sait peindre la rivière Wisconsin certains matins d’été et des domaines illimités de l’aube, qu’aucun fonctionnaire du cadastre ne pourra jamais arpenter.

 

Le pouvoir de l’Almanach est dans la musique des mots qui fait surgir les odeurs, les couleurs, les frissons, dans tous ces noms qui écrivent le poème de la terre : la sauge, le sumac, la fleur de pasque, le silphium survivant au désastre, ou Draba, la plus petite fleur du monde, ignorée des botanistes, qui pousse dans le sable des marais. Noms d’oiseaux, colverts, mésanges, pluviers, grouses, avocettes, grèbes des marais, oies sauvages et grues du Grand Nord, chacun avec son langage, ses rituels, sa danse, son jeu dans le théâtre universel.

Malgré le temps écoulé, et nos désillusions quotidiennes, l’Almanach d’un comté des sables a gardé aujourd’hui toute sa profondeur, toute son émotion. Le regard prophétique qu’Aldo Leopold a porté sur notre monde contemporain n’a rien perdu de son acuité, et la semence de ses mots promet encore la magie des moissons futures. Voilà un livre qui nous fait le plus grand bien.

 

J. M. G. Le Clézio, prix Nobel de littérature 2008, préface au livre d’Aldo Leopold, Almanach d’un comté des sables (Aubier, 1995)