Archives mensuelles : octobre 2007

Pyrrhus, Procruste et Sisyphe (sans oublier Thésée)

Pyrrhus 1er – Pyrrhos chez les Grecs – était un étrange général. Car il gagnait tout en perdant. Il lui vint même à l’esprit qu’il pourrait conquérir l’Empire romain, à une époque où – autour de 280 avant JC -, Rome restait une colossale puissance. Il infligea au moins deux raclées aux légions, il est vrai, mais au prix de telles pertes qu’il dut inventer un stratagème pour ne plus avoir à combattre. On lui prête un mot célèbre : « Si nous devons remporter une autre victoire sur les Romains, nous sommes perdus ». Depuis cette époque lointaine, une victoire à la Pyrrhus est une histoire plutôt difficile à saisir. Incertaine et même douteuse.

Bien entendu, je veux vous entretenir du Grenelle de l’Environnement, qui s’achève ce jour. À l’heure où j’écris ces mots, je découvre un communiqué de l’Alliance pour la planète, qui regroupe nombre d’ONG, parmi lesquelles le WWF ou Greenpeace. Son titre : Victoire sur les pesticides ! L’Alliance « félicite Jean-Louis Borloo de son engagement à réduire de 50 % les pesticides en dix ans ». Et mon ami François Veillerette ajoute – son association, le MDRGF est membre de la coalition – que « La France, premier pays consommateur de pesticides en Europe, s’engage enfin sur la voie d’une agriculture moderne et respectueuse de l’environnement et de la santé ».

On attend d’autres déclarations dans la journée, dont celle de Sa Seigneurie Nicolas S., et je ne jouerai pas les Pythies. Néanmoins, j’ai dit, écrit et même répété que ce gouvernement surprendrait son monde par des annonces fortes. Je suis à peu près sûr qu’il lâchera quelque chose sur les OGM et de même sur les émissions de gaz carbonique. Quant aux travaux pour de nouvelles normes énergétiques dans l’habitat ancien, c’est déjà acquis : cela, même Jacques Chirac l’aurait fait. Depuis le début, il est une condition essentielle d’un Grenelle réussi : que le pouvoir en place paraisse sérieux, déterminé, jusques et y compris en face des lobbies industriels. Nous devrions donc être étonnés. Attendons.

Faut-il pour autant applaudir ? Une autre historiette : sur la route d’Eusis à Athènes, Thésée fait une halte chez Procruste, qui lui offre son lit. Mais quel lit ! Procruste a la détestable habitude d’étirer les bras et les jambes de ceux qui sont trop petits pour occuper toute sa couche. Et de couper les membres qui pourraient dépasser. La morale de cette fable est évidente : le cadre préexiste et s’impose en toute occasion.

Si Thésée ne se laisse pas faire, tout indique que les participants du Grenelle ont oublié le message. Car ils se seront montrés des invités parfaits, acceptant le cadre qui leur était imposé. Du début à la fin et quel que soit le résultat final. Je ne jugerai pas aujourd’hui l’annonce sur les pesticides, mais je peux dire que je ne suis pas d’accord avec l’enthousiasme de François Veillerette. Car s’il suffit d’un propos de politicien professionnel pour applaudir, mamma mia, où sommes-nous donc rendus ?

Les pesticides sont un poison planétaire, cumulatif et global. Faut-il négocier la diminution de notre niveau d’intoxication ? Je ne crois pas. Au moment où la FAO elle-même reconnaît que l’agriculture biologique est capable de nourrir toute la planète, je trouve curieux – restons pour une fois mesuré – qu’on ne moque pas un plan qui prévoit de passer de 2 à 6 % de la Surface agricole utile (SAU) dédiée à la bio en France. Et en cinq ans. Mais sans doute suis-je un extrémiste ?

Et puis, tout de même : l’industrie agrochimique a parfaitement compris depuis des lustres que le temps béni de l’impunité avait passé. Son objectif est et demeure de s’adapter à de nouvelles situations, avec des opinions publiques très remontées. Outre qu’il faut regarder dans les coins les moins éclairés – pour cause -, je fais le pari que ces dix ans donnés à l’industrie lui permettront surtout de mettre sur le marché de nouvelles molécules, plus actives à des concentrations plus faibles. Un tel projet pourrait s’accorder à la perfection à ce que vient d’annoncer Borloo.

Mais de toute manière, franchement, qui sera comptable dans dix ans du bilan de ce Grenelle ? Sarkozy, en toute hypothèse, ne sera plus en poste – il nous reste au pire à tenir 9 ans et quelques mois. Borloo ? Hum. Kosciusko-Morizet ? Hum. Les ONG seront là, elles, pas de doute. Je vois qu’elles sont équipées comme les chats, de manière à toujours retomber sur leurs pattes. Si le gouvernement ne lâche rien, c’est qu’il est aux ordres des lobbies. Il faut renforcer le pouvoir des associations. Et s’il donne quelque chose, c’est que les ONG ont su faire pression. Donc, il faut continuer, adhérer et en tout cas financer le mouvement.

En entrant dans le grand lit de Sarko-Procruste, les associations écologistes se condamnaient à légitimer le processus et à reconnaître sa validité. C’est chose faite. Reste à évoquer deux grandes figures éternelles. La première s’appelle Sisyphe, que toute le monde connaît. Vivant aux enfers, ce malheureux est condamné à pousser un rocher jusqu’au sommet d’une montagne. Mais il n’y parvient jamais, car la pierre dévale au bas de la pente avant que d’être arrivée en haut.

Évidemment, ce n’est pas franchement rigolo. Je crois qu’en partie, tel est le sort qui attend ceux qui prétendent changer l’ordre des choses. Rien n’est jamais fini, rien n’est jamais acquis, tout recommence à jamais. Comme la vie, jusqu’à maintenant en tout cas. Concernant le Grenelle, je n’hésiterai jamais à reconnaître, si cela doit advenir, que je me suis trompé. Certains amis personnels, comme Jean-Paul Besset par exemple, porte-parole de Nicolas Hulot, semblent certains qu’un grand tournant est en cours. Je dois avouer que j’aimerais le croire, lui, plutôt que moi. Nous jugerons ensemble, et pas pour le cadre de la photo, pas sous la pression imbécile du journal de 20 heures et des flashes. Répondre aux défis de la crise écologique n’a rien à voir avec l’étude des sondages, la communication, la démocratie dite d’opinion, pas davantage avec ce fatras de mesures techniques et technologiques qui démobilisent la société et l’entretiennent dans l’illusion qu’il suffit d’adapter à la marge pour que tout continue à jamais.

Non, mille fois non. Nous sommes dans le labyrinthe. Je suis, vous êtes, nous sommes tous des Thésée. Perdus comme lui dans le dédale inventé par Dédale. Mais vous savez que l’histoire se termine bien. Je crois malgré tout, peut-être contre l’évidence, que la pelote d’Ariane est là, quelque part. Reste à la trouver.

Bzz bzz bye (faites passer)

Mais que font donc nos journaux ? De quoi parlent jour après jour nos chroniqueurs, nos limiers, nos moralistes, nos Laurent Joffrin, Éric Fottorino, FOG, Jean Daniel, Christophe Barbier, BHL, André Glucksmann, Alexandre Adler, Régis Debray, Jean-François Kahn, Alain Minc, Luc Ferry, Max Gallo, Jacques Julliard, Pierre Rosanvallon, Guy Sorman, et tous autres, en fait innombrables ? Combien de pages pour la publicité en faveur de ce monde ? Combien de colonnes et d’émois consacrés au mystère Cécilia ? Combien de radotages et ratiocinations ?

On chercherait en vain le moindre intérêt, chez eux, pour les abeilles. Or, le Colony Collapse Disorder (CCD), ou Syndrome d’effondrement des colonies, est en train de changer la face du monde, à la différence des migraines de Nicolas Sarkozy. Bien entendu, tel ou tel article a pu, ici ou là, être écrit. La belle affaire ! Je vous parle d’un événement planétaire, aux conséquences dévastatrices. Les commentateurs sont des aveugles qui nous traitent comme des sourds. Demeurés, je m’empresse d’ajouter.

Les abeilles meurent, partout. Le CCD a été repéré fin 2006 aux États-Unis, d’où sa dénomination anglaise. Brutalement, les abeilles ont dit adieu aux ruches. Un beau jour, affreux en somme, elles ont cessé de revenir. Une désertion devant un ennemi invisible. Au cours de l’hiver 2006-2007, entre 25 et 50 % des colonies d’abeilles américaines auraient disparu dans un trou noir. Les estimations varient, comme vous pouvez constater. Comment savoir ce qui arrive à tant d’insectes, domestiques ou sauvages ? Il y aurait environ 20 000 espèces d’abeilles dans le monde, dont un millier chez nous, en France.

Bon, j’ose l’écrire : peu importe, en l’occurrence du moins. Le CDD frappe peu à peu le monde entier, dont l’Europe bien sûr. La dernière hypothèse retenue évoque la piste d’un virus. Peut-être. Je n’en sais strictement rien. Bien des causes ont été avancées, mais toutes reposent, in fine, sur l’affaissement des défenses immunitaires de l’abeille. Elle ne peut plus se défendre contre des parasites, virus ou bactéries qui deviennent du même coup mortels.

Pourquoi cet affaissement ? Le mystère n’en est pas tout à fait un. Le spécialiste mondial de la pollinisation Bernard Vaissière – chercheur à l’Inra – résume son sentiment dans un entretien paru dans Le Monde du 13 octobre dernier (www.lemonde.fr) : « Les causes de leur régression sont connues : élimination de leurs sites de nidification, raréfaction des plantes qui leur fournissent nectar et pollen, maladies et parasites… Et, surtout, épandage de pesticides, particulièrement destructeurs pour les abeilles. Celles-ci, en effet, possèdent très peu de gènes de détoxification, comme l’a confirmé tout récemment le séquençage du génome de l’abeille domestique ».

Je ne suis pas exagérément surpris. Car je vous rappelle que je suis l’auteur (avec l’ami François Veillerette) d’un livre sur le scandale des pesticides. Il n’empêche que je reste songeur. On peut écrire que les abeilles disparaissent et que la cause première de ce drame absolu tient au déferlement de l’agriculture industrielle. Et le monde continue aussitôt sa marche folle, sans seulement ralentir. La déclaration de Vaissière aurait dû faire la une de tous les journaux, y compris télévisés. Car il ajoutait en outre, à propos de la possibilité d’une disparition complète des abeilles : « Il y a cinq ans, j’aurais considéré cette hypothèse comme totalement futuriste. Aujourd’hui, je la prends au sérieux, car le déclin se mesure désormais à l’échelle mondiale. Chez les populations sauvages comme chez l’abeille domestique ».

Le cri de Vaissière aurait dû être lu dans les écoles, proclamé sur la moindre de nos places publiques. Mais il a été relégué dans un (petit) cadre, en pages intérieures. Misère ! On estime pourtant que les insectes, au premier rang desquels les abeilles, contribuent de manière décisive à la production alimentaire mondiale. Leur aide gratuite, sous la forme de pollinisation, représenterait au total 35 % de notre nourriture. 35 % !

Je ne sais rien de l’avenir des abeilles, et je souhaite bien entendu, de toutes mes forces malingres, qu’elles se rétablissent au plus vite. Mais bon sang, quel délire universel ! Quand vous rencontrerez un journaliste, ou un député, ou un freluquet quelconque disposant d’une quelconque tribune publique, parlez-lui du pays. Parlez-lui du pays des abeilles, qui est le nôtre, jusqu’à plus ample informé. Faites passer cette information capitale. Car s’il n’y en avait qu’une, ce pourrait être celle-là. Désolé, sincèrement, je n’arrive pas, ce matin du 22 octobre 2007, à sourire.

Une énigme enfin résolue (grâce aux Voide)

Je me souviendrai toute ma vie de Gérard. De la première fois où j’ai vu cet homme affairé, les mains brassant le papier, et chez qui les mots se bousculaient pour sortir. C’était à la fin de l’année 2 000, il pleuvait sur la rue des Vignerons, à Vincennes, près de Paris. Au siège de l’Andeva (Association nationale des victimes de l’amiante), Hélène Boulot répondait au téléphone à des gens brisés, dont la vie avait été brisée à jamais.

Et il y avait Gérard, Gérard Voide, qui continuait de classer des monceaux de papier. J’ai fini par lui parler, car après tout, je suis journaliste, savez-vous ? Je venais d’ailleurs pour faire un article de plus sur la grande folie sociale, humaine, écologique que l’amiante avait déclenchée. Alors Gérard m’a raconté.

Un jour, dans la vie des époux Voide, Nicole et Gérard, il y a eu une mort. Celle de Pierre Léonard, le frère de Nicole. À 49 ans, au milieu des années 90, à la suite d’un mésothéliome. Ce cancer de la plèvre est à ce point spécifique que les spécialistes eux-mêmes l’appellent cancer de l’amiante. En clair, pour que ce crabe-là vous pince, il faut en avoir inhalé.

Nicole et Gérard n’ont pas accepté. Cela semble simple, mais c’est héroïque. Car qui refuse vraiment ? Ils n’ont pas accepté cette mort horrible, car jamais Pierre n’avait travaillé au contact de ce minéral. Et l’enquête a donc commencé. Quand j’ai croisé Gérard, cela faisait cinq ans que Nicole et lui amassaient des documents. J’en ai vu une partie ce jour-là, et je n’en croyais pas mes yeux. Sherlock Holmes pas mort ! Gérard s’était changé en limier, en chien courant, en extraordinaire détective. Et il savait déjà toute la vérité. Ils savaient, elle et lui.

Voilà, en un court résumé, ce que Gérard m’a raconté cet après-midi de pluie disparu à jamais. En 1937, le 16 juin, le Comptoir des minéraux et matières premières (CMPP) dépose une demande d’ouverture pour une usine sise 107 rue de Mitry, à Aulnay-sous-bois, dans la banlieue parisienne. Une ”usine de broyage et défibrage d’amiante brut“. Dès le 3 juillet, les riverains du quartier de l’Ormeteau s’opposent, dans une lettre-pétition bouleversante

Que disent ces ouvriers à gapettes, façon Jean Gabin ? Ceci : ”L’autorisation d’une usine malsaine en cette région totalement ouvrière serait aller à l’encontre de la santé des enfants ». Et cela : ” Malgré les charges écrasantes d’une ville nouvelle, de nombreux ouvriers n’ont pas reculé devant ces sacrifices pour avoir, en dehors de Paris, une vie de banlieue saine. Or, l’installation d’une usine insalubre fera perdre à ces travailleurs le seul grand avantage acquis : l’air pur”. Peut-être parce que mon père était un ouvrier, et peut-être parce qu’en cette lointaine époque il levait le poing avec ses camarades, ces mots me transpercent.

L’usine ouvre, bien sûr. Le conseil d’hygiène départemental prend un arrêté qui indique que ”les poussières seront captées au fur et à mesure“. Tu parles. En 1939, l’usine contribue à l’isolation des sous-marins de guerre, malaxant le plus toxique de tous les amiantes, le bleu. La suite n’est que ritournelle. En 1955, c’est la révolte, et le conseil municipal d’Aulnay, constatant que les plaintes s’accumulent, comme l’intoxication du quartier, estime que ”la continuation de cet état de fait est de nature à polluer l’atmosphère et à nuire à la santé publique ”. Il réclame au préfet une réaction ”dans les plus brefs délais “. La poussière d’amiante est partout : dans les potagers, dans la cour de l’école maternelle, et même sur les tombes du cimetière.

En 1956, nouvelles plaintes. En 1957, nouvelles plaintes. En 1959, nouvelles plaintes, relayées par le maire, qui affirme dans une lettre la ”nocivité de ces poussières d’amiante et de mica“. La commission d’hygiène signale que ” les terrains se trouvant à proximité de l’usine sont d’une façon quasiconstante recouverts d’une poussière blanche, très fine, veloutée au toucher, adhérente”.

Les terrains, dont ceux des écoles. Le petit Pierre Léonard, le futur beau-frère de Gérard Voide, fréquente l’une d’elles, à 50 mètres de l’usine. C’est là qu’il a chopé la mort, évidemment. Mais je me rends compte que je ne vous ai rien dit du parcours du combattant de Gérard. Car pendant toutes ces années de recherche, il s’est fait virer, houspiller, insulter. Tous les bureaux l’ont envoyé promener. Les administrations, les services qui n’avaient jamais songé à protéger les hommes, toutes ces autorités insupportables maudissaient nécessairement les époux Voide, reproches vivants de leur soumission abjecte.

Les Voide sont heureusement des gens debout, qui jamais n’ont vacillé. La suite est incroyable. À la fin de 2000, Gérard m’a invité à une réunion publique qu’il organisait avec Nicole dans le quartier de l’Ormeteau, à Aulnay, salle Gainville. Les Voide voulaient faire part de leurs découvertes. Mais qui viendrait ? Un petit tract distribué dans les boîtes aux lettres pourtant surchargées suffit à un grand miracle : 100 personnes remplirent peu à peu la petite salle.

Je n’oublierais jamais, non plus, ce moment-là, tragique entre tous. Car une à une, des victimes du crime social se levèrent pour dire leur maladie, la mort d’un proche, le peur, la douleur. Parmi eux, Abdelkader Mezzoughi, dont le père travaillait à l’usine, mort de l’amiante, comme cinq autres membres de sa famille, qui travaillaient aussi 107 rue de Mitry.

Les Voide avaient raison. Seuls contre tous, ils avaient raison. Seuls contre tous. Sept ans ont passé, chargés d’une telle quantité d’événements et de combats que je renonce à vous les rapporter ici. Mais il y a un épilogue, que je vous dois. L’institut national de veille sanitaire (InVs), organisme plutôt frileux, vient de mettre en ligne (http://www.invs.sante.fr) une étude inouïe sur la pollution par l’amiante autour de l’usine d’Aulnay. Je ne vous livre qu’un court extrait, mais si le sujet vous intéresse, sachez que le rapport de l’InVs est historique : « L’alerte lancée par les associations, à savoir l’existence d’une exposition environnementale ancienne à l’amiante à l’origine d’un premier cas de mésothéliome, était donc vérifiée. L’identification de personnes ayant développé des affections spécifiques de l’amiante, du fait d’une exposition uniquement ou majoritairement environnementale au voisinage du CMMP, signe la dangerosité des rejets de cette entreprise pour la population riveraine de l’époque. C’est la première fois en France que des cas strictement environnementaux sont mis en évidence dans le voisinage d’une ancienne usine de transformation de l’amiante. La sévérité des critères scientifiques retenus garantit la validité des résultats obtenus ».

Ainsi donc, pour une fois, le courage aura payé. Au moins cette fois. Au moins une fois. Les Voide avaient raison, et je suis infiniment heureux d’avoir croisé la route de Gérard, certain jour sombre de l’automne 2 000. Que dit-on à des gens comme eux ? Qu’on les embrasse, cela va de soi. Portez-vous bien, Nicole et Gérard !

Le temps, c’est long

Désolé, mais je suis de retour. De Montpellier, où j’ai pu parler devant des vrais jeunes de la faculté des sciences, à l’invitation de l’association Attac. Ce fut un moment très agréable, chargé de bonnes et profondes émotions. Cela, on le sent rapidement, lorsque l’on se retrouve seul au bas d’un amphithéâtre, face des auditeurs venus vous écouter. Ça passe ou ça vous dépasse, irrémédiablement. Je devais être en confiance, je crois. En particulier grâce à Jean-Claude Favier, mon hôte, un homme qui a dépassé la soixantaine – on ne le croirait -, mais qui ne se résigne pas.

De quoi ai-je parlé ? De pesticides et de nécrocarburants. De mes récents bouquins, en somme. Et puis nous avons échangé, avec ces vrais jeunes venus à moi, malgré la grève des transports qui, ce 18 octobre, frappait cette ville comme des dizaines d’autres en France. À un moment, un étudiant à la peau brune, avec barbe, étranger, m’a demandé ce qu’on pouvait bien espérer faire. Ce qu’un jeune comme lui, qui avait bien l’intention de poursuivre son aventure terrestre, pouvait bien faire aujourd’hui, concrètement, de façon à rester debout face à ce monde hostile.

J’ai improvisé une réponse sur le temps, que je vous livre à grands traits rapides. L’une des très grosses difficultés de notre destin présent tient à l’entrechoquement. Au moins trois temps se télescopent, sans que nous puissions y faire grand-chose. Parlons d’abord du nôtre. Notre temps d’individus se déploie sur un territoire microscopique. Un vie est un spasme, je ne vous apprends rien. Toute l’intelligence supposée de notre espèce ne peut rien contre cette dimension-là. Ce que nous voulons vivre doit l’être dans un temps imparti. Comble de tout : pour des raisons mystérieuses, tout indique que nous sommes incapables de nous projeter dans un futur lointain. S’il est encore assez simple de songer au sort de nos enfants, il devient difficile, incertain, impossible souvent, d’évoquer celui de nos petits-enfants. Quant au reste… Il existe certes de grandes différences d’un individu à l’autre, mais la même barrière clôt notre univers mental. Disons qu’elle est chez certains un peu plus éloignée des yeux.

Le temps écologique est une (relative) nouveauté. Bien entendu, les écosystèmes, leur évolution, leurs crises, leur disparition même ont toujours existé. Mais nous sommes les contemporains d’une nouveauté radicale : devenue agent géologique en quelques décennies – tout au plus, si on y tient, deux siècles -, l’humanité agit directement sur ce temps immensément long, étiré jusqu’aux portes de l’univers. Le temps écologique, longtemps immobile – à l’échelle humaine -, s’est mis en mouvement, d’une manière angoissante. Nul n’est plus sûr de rien. Ni du climat. Ni de la survie des requins. Ni de celle des forêts. Ni de la qualité d’une eau saisie au creux de la main, dans le lit d’un ruisseau.

Reste la question de la perception de ces incontestables révolutions. Pouvons-nous comprendre ? Oui, sommes-nous bien capables de saisir la nature de tels événements ? La question est, et demeurera ouverte. Mais il me faut de toute façon évoquer un troisième temps, celui des idées. Dans une société humaine, le mouvement des idées a son rythme. Assez déconcertant, il faut le reconnaître. Nous pensons le monde avec des conceptions perpétuellement décalées. La bonne image est celle de ces étoiles qui continuent d’éclairer le ciel, malgré leur mort certaine.

Le monarchisme – en tant que projet politique – a survécu un siècle à la décapitation de Louis Capet, pauvre roi pathétique. Le marxisme incarnait l’espoir dans la France révoltée de 1968, lors qu’il tirait en fait son ultime révérence. Les exemples sont innombrables d’un décalage entre le réel existant et ses représentations. D’un certain point de vue, le discours public actuel est une folie certaine. Tous les responsables, je dis bien tous, ne rêvent au fond que d’une chose : que la machine des Trente Glorieuses se remette en marche. Que la croissance déferle une nouvelle fois et inonde notre société vieillissante. Que donc la destruction s’accélère encore. Faut-il leur pardonner au motif qu’ils ne savent pas ce qu’ils font ? Je vous laisse répondre.

Quoi qu’il en soit, la quasi-totalité de ceux qui parlent ignorent l’existence de la crise écologique, qui est également ontologique. Leurs références sont ailleurs, dans un monde à jamais englouti, comme disparu en mer. Que faire, et comment faire ? Je me permets un court rapprochement, qui ne vaut pas comparaison. Ce qu’on a appelé le mouvement ouvrier, entreprise de civilisation admirable, a émergé à partir de 1830 en France. La surexploitation des ouvriers et l’étonnant essor économique donnaient à penser, comme vous pouvez imaginer.

Mais il aura fallu au moins soixante ans pour que surgissent de cet univers en explosion des syndicats dignes de ce nom, des mutuelles, des bourses du travail. Et plus d’un siècle pour que notre premier gouvernement de gauche, celui de Blum, décrète les congés payés et la semaine de 40 heures. Les idées commandent une certaine lenteur, qu’on appelle maturation. Elles diffusent d’une génération à l’autre, en hésitant, en trébuchant, en reculant parfois. Ne voyez-vous que la première vague de critique écologiste, après 1968, a échoué sur l’estran, avant de refluer ? Ma conclusion sera limpide : le temps, c’est long, surtout pour celui qui n’en a pas.

Et voilà la contradiction : il faut aller plus vite que jamais, mais nul ne sait comment faire. La crise écologique réclame des mesures immédiates et (fatalement) révolutionnaires, mais les esprits qui pourraient les concevoir et les appliquer n’existent pas encore. Certains des meilleurs de notre époque se débattent encore au milieu de scories posmarxistes qui leur interdisent de se saisir du monde actuel. Alors, et j’en reviens à mon étudiant de Montpellier, comment agir ? Je ne vous répondrai pas en détail ce samedi, nous ne sommes pas si pressés. Sachez que j’entrevois deux directions. La première me conduit à souhaiter la naissance de noyaux stables et fermes de refusants, pour reprendre l’expression du sociologue Philippe Breton. Ces noyaux, nécessairement réduits, servent et serviront d’appui à tous ceux qui cherchent, et qui sont des millions. Mais il est une condition, impérieuse : rompre. Oui, rompre avec les visions mortes issues de l’époque désormais forclose des révolutions démocratiques, dont celle de 1789. Attention ! Je ne veux pas dire qu’il faut rompre aussi avec les valeurs qui fondent à mes yeux la vie humaine, dont celles de liberté et de fraternité. Non, bien sûr que non !

Outre la création de noyaux de refusants, je pressens qu’il faut trouver des accélérateurs de la conscience collective. Pour gagner sur le temps long, qui nous entrave au moment où nous aurions tant besoin de courir, il nous faut découvrir des biais. Ce n’est pas pour entretenir le suspense, mais je vous dirai mon point de vue à ce sujet un autre jour, car je dois aller acheter à manger. Mais oui, à manger. Puis, j’ai déjà abusé de votre temps à vous, cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Or donc, à très bientôt, et bonne fin de samedi, où que vous soyez.