Archives mensuelles : octobre 2007

Vive Pierre Rousset !

Je ne suis pas sûr que Pierre Rousset sera content. Mais après tout, rien n’indique qu’il me lira. Qui est-t-il ? Un militant de premier plan de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) et de la Quatrième Internationale. Je précise que je ne partage pas ses idées, même si je rejoins nombre de ses valeurs.

Et je reprends. Qui est-il ? Un révolutionnaire, mais aussi un admirable ornithologue. Qui habite Montreuil, tout près de Paris, donc. Ce que je vais écrire sur l’histoire fabuleuse du parc des Beaumonts comprend peut-être des erreurs, et en ce cas, je les rectifierai sans problème. En deux mots, voilà. Il y a une bonne dizaine d’années, je suis allé passer un moment avec Pierre dans ce parc, situé à un jet de pierre d’une bretelle d’autoroute, encerclé par des cités que je me permettrai de qualifier, moi qui y ai longtemps habité, de craignos. Non qu’on y risque sa vie, mais pour la raison qu’on y meurt d’ennui et parfois de désespoir.

Bref, les Beaumonts. 22 hectares d’une ancienne carrière de gypse, dominant Vincennes. Il y a de cela près de quinze ans, Pierre, qui avait constaté sur place une grande richesse ornitholohique, a tenté de convaincre la mairie communiste de faire une expérience. Je pressens que, si Pierre lit ces lignes, il ajoutera qu’il était loin d’être seul. Reste qu’il a joué un rôle essentiel dans cette aventure, car c’en est une. La mairie a en effet accepté, après moult hésitations, de couper le parc en deux. Sur une moitié, cela resterait un parc urbain quelconque, avec arbres d’ornement, pelouse rase, bancs publics. Mais sur l’autre, on tenterait de recréer un semblant de nature, de vraie nature. Je veux dire, avec des bois vivants, des prairies sèches, des buttes, des mares, des sentes. Au milieu des HLM.

Je me souviens de quelques détails. L’intervention d’une société suisse de génie écologique. L’enlèvement de camions entiers de gravats, de carcasses de bagnoles, de déchets en tout genre. Le remodelage du territoire, le creusement des mares, la plantation d’une petite roselière, et de nombreux arbres, etc. La suite est un prodige, à mes yeux du moins. Car au moins dix ans plus tard, je suis retourné aux Beaumonts. Je sais qu’un incendie criminel a dévasté une partie du lieu, mais je n’en ai pas trouvé trace. Ce que j’ai vu, en revanche, c’est une étrangeté radicale. En certains points, pas partout bien entendu, on oublie ce qui n’est pas le chemin, ou la mare, ou la vaste prairie. On est transporté, ailleurs. Très loin.

Le miracle, c’est que rien d’essentiel n’a été détruit, du moins à mes yeux de passant. Malgré les milliers d’habitants alentour, malgré la folie urbaine, malgré le chômage de masse et la violence sociale exercée sur cette population prolétaire. Non, rien n’a été abîmé. Et Pierre Rousset, accompagné de quelques autres ornithos, ne cesse de compléter l’inventaire de l’avifaune locale (1) . Écoutez-moi, écoutez bien, car c’est grandiose : de mémoire, au moins 120 espèces d’oiseaux, soit environ le tiers de tous les oiseaux de France, ont été observés aux Beaumonts.

Bien sûr, beaucoup ne font que des haltes migratoires, ou même de simples survols. Mais imaginiez-vous la présence à Montreuil, fût-elle furtive, de canards et de bondrées, de faucons et de hérons, d’éperviers, de pics, d’alouettes, de pipits, de bergeronnettes ? Moi, cette histoire me remplit d’une joie simple et profonde. Et au-delà des aides bien réelles qui ont pu l’accompagner tout au long de ces années, je sais que l’ardeur et le pouvoir de conviction de Pierre Rousset ont joué un rôle clé dans l’aboutissement de ce qui est, à mes yeux, un modèle. Alors, ce n’est pas plus compliqué que cela, je voulais lui dire merci. Merci à toi, Pierre Rousset, et en avant comme avant !

(1) http://www.europe-solidaire.org Ce site est essentiellement politique, mais vous y trouverez en cherchant un peu les informations ornithologiques concernant le parc des Beaumonts.

NOTA BENE : Je le regrette, mais je dois mettre entre parenthèses notre rendez-vous quotidien. Je dois en effet aller en province quelques jours, et sauf coup de chance, je ne pourrais rien écrire avant samedi 20 ou même dimanche 21 octobre. D’ici là, bien entendu, révisez.

Mais qui est donc Claude Allègre ?

Non, amis lecteurs, Allègre n’est pas ma tête de Turc. Il en est bien d’autres. Mais comment vous dire ? Il est un symbole, et c’est celui de l’irresponsabilité de la presse, fût-elle de qualité, comme on dit outre-Manche. Vous avez suivi comme tout le monde la remise récente de prix Nobel. Celui de la paix a été donné à Al Gore, qui fut vice-président des États-Unis pendant huit ans, à l’époque Clinton.

Je ne l’aime guère. J’avais lu à sa sortie en Amérique son livre Earth in the balance, paru en 1992. Et le plus drôle, c’est que j’en avais fait une critique enthousiaste. Mais oui ! C’était la première fois, dans ma vie, que je lisais une analyse sérieuse de la crise écologique sous la plume d’un grand politique. Une citation du livre vous situera le tout. Gore écrivait : « We must make the rescue of the environment the central organizing principle for civilization ». Autrement dit, il fallait faire de la sauvegarde de l’environnement le principe d’organisation central de la civilisation.

J’avais applaudi, et j’avais tort. Car cinq ans plus tard, au grand raout sur le climat de Kyoto, Gore représentait l’Amérique. Et il se coucha comme de juste devant les intérêts du business. Reste, car je suis un pragmatique, que je suis heureux qu’il ait reçu le Nobel de la paix. Le message planétaire est puissant, et je pressens, malgré tout, que Gore est dans un véritable engagement. Au fond, que demander de plus à des gens venus de si loin ?

Et voilà Claude Allègre. Je vous ai embêté il n’y a pas si longtemps avec un très long texte sur lui et Tazieff : vous pouvez éventuellement vous y reporter (http://fabrice-nicolino.com). L’attribution du Nobel à Gore lui a permis une nouvelle salve d’éructations. Ce ne serait que risible, car c’est aussi risible, si ses propos n’avaient été recueillis comme sérieux. Je ne citerai que l’éditorial du journal Le Monde (14-15 octobre 2007), en page 2. Les adversaires de Gore, écrit l’auguste quotidien, « peuvent compter sur le renfort de quelques scientifiques, tel l’ancien ministre socialiste Claude Allègre, qui ne perd pas une occasion d’exprimer son scepticisme quant au changement climatique et à son origine humaine. Au-delà des querelles entre experts, les observateurs qui suivent les conflits en Afrique constatent que le réchauffement du climat et ses effets sur les équilibres écologiques sont à l’origine de conflits entre des nomades et des sédentaires ».

Un peu long ? Peut-être, mais j’avais besoin de ces deux phrases. Dans la première, on parle de « quelques scientifiques », comme si Allègre était un scientifique en général. Or, il ne sait strictement rien du climat. Je n’exclus pas qu’il soit plus ignorant que moi. Et dans la deuxième, l’expression qui tue est : « au-delà des querelles entre experts ». Là, nous touchons du doigt le spectre de la désinformation. Car il n’y a aucun débat d’experts. Et Allègre, au reste, n’en est pas un. Il existe d’une part un consensus mondial – rarissime dans l’histoire des sciences -, tel qu’exprimé par le GIEC, qui a lui aussi reçu le Nobel. Et puis de l’autre, quelques clampins dans le genre d’Allègre. Telle est la vérité.

Je n’insiste pas sur la responsabilité d’autres journaux, qui relaient la vilaine hargne de Claude Allègre. En revanche, je vous signale que Jean-Marc Jancovici, véritable connaisseur du dossier, vient de mettre en ligne (www.manicore.com) un article désopilant, mais infiniment sérieux, sur Allègre. Si vous en avez le moyen, faites circuler, car on se marre, car on se tient les côtes faute de trouver une autre réaction possible.

Rions ensemble une seconde, car c’est lundi, n’oublions pas. Voici le début, consacré au dernier livre d’Allègre, où il aborde la question du climat : « Il est difficile de dire si la consternation, l’admiration ou l’ébahissement est le terme plus approprié pour caractériser ce qui vient à l’esprit une fois refermé ce livre. Ce dernier comporte une telle densité d’âneries au centimètre carré de page imprimée qu’il en devient une énigme. A-t-il seulement été écrit par un adulte, ou bien par un petit-neveu d’Allègre dont ce dernier n’aurait pas relu les propos ? (…)

Cette avalanche d’inepties pose du reste un problème spécifique à qui veut s’essayer à une critique : par où commencer quand, sur des chapitres entiers, chaque page (je dis bien chaque page) contient une démonstration qui n’en est pas une, un procès d’intention, une citation rapportée de manière inexacte (ce qui évidemment rend ensuite la critique plus facile !), ou encore une absence de précision – délibérée ? – qui rend impossible l’identification même de l’individu ou de l’entité visés (le pronom « on », qui dispense opportunément de préciser qui a dit quoi exactement, est employé à jet continu, et quand « on » ne sait pas qui est visé exactement, il est difficile de savoir quoi répondre…). »

Pas mal, non ?

Les lagopèdes du Carlit

Dimanche passé, j’ai évoqué ici la belle figure d’Adrienne Cazeilles. J’ai décidé d’enfin répondre à sa lettre d’août dernier, et je me jure intérieurement que je vais aller la visiter. Pourvu !

Pensant à elle, il m’est revenu un autre souvenir, qui date de la même époque, et se rapporte aux mêmes lieux ou presque. Je me baladais dans ces Pyrénées du soleil et de la Méditerranée, par chez elle, lorsque j’ai décidé une incursion dans le monde froid de l’hiver. Vers le pic Carlit, encore en Catalogne, déjà en montagne.

Depuis Mont-Louis, il fallait prendre une départementale cabossée, en plus d’être cassée par le gel. Et il faisait froid, car je me souviens, arrivé au lac de barrage des Bouillouses, d’avoir enfilé des guêtres bleu nuit. Il n’avait pas neigé depuis un moment, et le soleil, de temps à autre, clignait de l’œil. Une belle journée pour marcher, je vous l’assure. Et bien que les lieux soient souvent courus, ce jour-là, j’étais seul à monter vers le Carlit, ce pic qui approche les 3 000 mètres.

Je me souviens d’une sévère grimpée au milieu des pins à crochet, et de cette suée étrange qui vous prend parfois en plein hiver, quand au-dedans tout s’échauffe. Je me souviens d’un des premiers étangs – l’Estany del Viver ? – rencontrés. Le monde craquait, les pieds crissaient, j’étais de nouveau un gosse.

Je me souviens d’avoir vu des poissons nager sous la couche de glace. Mais peut-être ai-je rêvé ? Je me souviens que je ne savais plus, certain moment, où étaient la terre, le ruisseau, le marais, l’étang. Ce pays tout fou était blanc à perte de vue.

Moi, je sautais d’une motte gelée à une autre, tâchant de ne pas passer le pied au travers d’un mirage. Mais les mirages étaient plutôt dans le ciel, ce matin-là. J’y ai vu un Grand corbeau, ce qui n’avait rien de bien étonnant. Mais aussi un goéland leucophée, perdu dans sa course, qui se dirigeait droit vers le Carlit, comme moi.

Je me souviens qu’à l’approche du lac de Soubirans, la neige est devenue immense, profonde et tentatrice. J’enfonçais jusqu’au-dessus des genoux, les pins à crochet devenaient rares, abandonnant la pente aux saules nains et aux rhododendrons. Le Carlit était en vue et semblait une colline. Et c’est alors que je les ai vus.

Un couple de lagopèdes – on les appelle aussi perdrix des neiges – venait de décoller dans l’air glacial, sous mon nez ou presque. Avant de se poser à cinquante mètres, à peine. Le temps de saisir mes petites jumelles, les belles avaient disparu. Précisons : disparu de ma vue. Car elles étaient là, bien entendu, blanc sur blanc, dans une parfaite homochromie.

Où étaient les lagopèdes ? Dans leurs igloos, sous un bouquet de genévriers ? Encore sur la neige, le bec sous l’aile, attendant que le fâcheux les laisse reprendre le cours de leur vie ? Je peux vous dire que je suis resté immobile, espérant qu’elles me reconnaîtraient, qu’elles sauraient quel bonheur elles me donnaient.

Mais rien. Si. La marque de leurs trois doigts dans la neige, qui bientôt s’effaceraient.

Le loup et l’ours à l’Opéra-Bouffe

Mieux vaut prendre cela comme une farce, mais alors grandiose. Si j’avais été une petite souris le 10 octobre 2007, vivant à Paris, j’aurais trottiné en faisant gaffe aux voitures et je me serais planquée sous les gradins du stade Charléty avec une provision de blé dur, pour assister au spectacle. Et j’aurais pris soin de ne pas trop couiner – de rire – pour éviter un mauvais sort.

On donnait ce jour-là un Opéra-Bouffe un peu déjanté, mais quoi, les distractions sont rares. Avec dans les rôles principaux des acteurs de troisième zone, certes, mais en même temps, comme par enchantement, hilarants. Je ne peux citer tout le monde, et je m’en excuse. Les trois meilleurs s’appellent, par ordre d’apparition sur la scène : Jean-Michel Lemétayer, président de la FNSEA, Philippe Meurs, président des Jeunes Agriculteurs (JA) et Luc Guyau, président de l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture (ACPA). Ma préférence va à ce dernier : on aurait juré que sa barbe de brigand de comédie était vraie !

Gloire à l’auteur de la pièce, pour avoir trouvé ce titre génial : « Le loup et l’ours menacent-ils la biodiversité de nos territoires ? ». Pourquoi ce point d’interrogation ? Peut-être pour entretenir le suspense ? Alors là, foi de petite souris, je trouve cela facile. Car la réponse est évidente : c’est oui. Oui, OUI. Après quelques minutes d’échauffement, la messe était dite : les prédateurs sont de grands pervers, qui jouent à l’agneau alors qu’ils sont tous d’affreuses vermines, bonnes à écraser sous la roue d’un tracteur. Pas seulement le loup ou l’ours, mais aussi le lynx et le…vautour (1).

La totalité de la troupe, à l’issue de la représentation, a en effet signé un manifeste qui réclame, et je cite : « l’arrêt de la réintroduction d’ours et son cantonnement dans des zones appropriées, le retrait des loups dans les zones d’élevage, la régulation des populations de vautours et de lynx ». C’est à ce moment précis, je vous le signale à tout hasard, qu’il fallait applaudir.

Bravo ! Les tenants de l’agriculture industrielle n’ont que faire de nos récriminations et révoltes. On le savait. La disparition des paysans et d’une civilisation millénaire ? Pas grave. L’épandage massif et perpétuel de pesticides dangereux pour la santé des hommes, des plantes et des bêtes ? Pas grave. La destruction des paysages, la pollution irrémédiable à court et moyen terme des rivières et des nappes phréatiques ? Pas grave. La raréfaction évidente de tant d’espèces admirables d’abeilles, de papillons, d’oiseaux, en relation directe avec des pratiques criminelles ? Pas grave.
En revanche, mobilisation générale, immédiate, et subventionnée contre 25 ours, dont la plupart, il est vrai, immigrés, une centaine de loups, une poignée de lynx et quelques centaines de vautours. À l’assaut, les preux ! Tuez-les tous, Monsanto et Bayer reconnaîtront les leurs.

Mais vous savez tout, et n’avez pas besoin de moi pour hurler à la mort contre la stupidité. Ces gens sont d’un autre monde. En tout cas d’un autre esprit, radicalement autre. Et c’est fâcheux, quand on souhaite malgré tout avancer. Je voudrais pour finir vous confier une intuition : la défense de la vie sauvage, celle qui échappe à l’emprise humaine, bute sur des obstacles colossaux, qui demeurent en partie invisibles.

Laissons de côté la bêtise, la lâcheté, l’intérêt vil, l’anthropocentrisme, et toutes autres choses connues depuis des lustres. Laissons de côté les causes repérées du grand malheur en cours. Je pressens une autre explication, que j’appellerai, si vous m’y autorisez, choc anthropologique. L’homme ne cesse d’avancer sur cette terre depuis des millénaires. Pourquoi ? Parce que. Il a tout conquis, et tout dévasté. Pourquoi ? Parce que. Et dans notre petit pays de France, il est parvenu à éradiquer totalement la bête. Cet autre insupportable appelé ours, loup, lynx.

Après 1945, et grâce à l’action résolue des amis de Luc Guyau – un joli pied de nez historique -, l’homme de chez nous a, pour la première fois depuis le Néolithique, reculé. Il a abandonné des territoires entiers. Dans certaines vallées reculées, dans le haut des contreforts, sur les estives jadis parcourues par des paysans au travail. Il existe désormais des millions d’hectares en France où l’homme ne pénètre plus que rarement, quand il y va encore. C’est un événement majeur, très peu compris encore. C’est là que la bête éternelle est revenue. Là. Et je pense, et je crois que nos mémoires d’individus se chargent en cette circonstance des brumes de la mémoire collective, celle de l’espèce.

L’homme recule, la bête revient. Les tréfonds de l’âme en sont bouleversés. Faut-il parler de peur, de culpabilité, d’un sentiment de trahison par rapport aux ancêtres, de mise en question de la destinée humaine ? Je ne sais. Probablement de tout cela, et de bien d’autres mystères profonds. Mais si je ne me trompe pas trop, on admettra que la défense du loup, de l’ours, du lynx (et du vautour), à laquelle je suis tant lié, est décisive. Sur ce terrain-là, même s’il faut accepter des compromis, aucun recul n’est envisageable. Ou nous tracerons, avec ces animaux, les lignes d’un avenir possible. Ou l’idée de l’homme, l’autre idée de l’homme mourra. Je vous salue et vous embrasse.

(1) http://www.pyrenees-pireneus.com

Attali, pitre et paltoquet

Je ne veux pas jouer à l’homme cultivé, mais j’aime Chateaubriand, du moins celui des si fameuses Mémoires d’outre-tombe. Ce matin, entendant parler de Jacques Attali à la radio, et de ses propositions révolutionnaires pour relancer la croissance en France, c’est à l’homme de Saint-Malo que j’ai de suite pensé. Et à cette phrase que vous avez peut-être lu cent fois, qui figure – j’en suis presque sûr – dans son œuvre. Mais où chercher ? Cette phrase, la voici, et si je me trompe, qu’on me pardonne : « Il y a des temps où l’on ne doit dépenser le mépris qu’avec économie, à cause du grand nombre de nécessiteux ».

Eh bien, j’assume : j’ai pour Attali du mépris, un sentiment qui fait davantage de mal que de bien. Je rouvre pour me calmer – c’est-à-dire rire – un livre qui ne rajeunira personne. Dans son Précis de récupération (éditions Champ Libre), Jaime Semprun consacrait en 1976 un article à Attali, déjà. Voici les premières lignes : « Dans ses ouvrages successifs, comme dans les innombrables interviews, colloques, entretiens et tables rondes où il a couru étaler son idiotie multidimensionnelle, Attali s’est imposé sans contestation possible comme un des types les plus représentatifs de la pseudo-science tapageuse qui, dans la France d’aujourd’hui, se pousse partout au premier plan (… ) ».

Voyez, l’affaire ne date pas d’hier. Je pourrais aisément dire encore du mal. Parler de sa relation passablement obscène au pouvoir et aux supposés grands hommes. De ses élucubrations et plagiats. Des murs de marbre de Carrare qui l’obligèrent à quitter la tête de la Berd, une banque. De ses bons conseils au marchand d’armes Pierre Falcone, destinés in fine au marché de la guerre angolais. Et même de sa très hypothétique rédemption auprès de Muhammad Yunus, le promoteur du microcrédit.
Je pourrais donc déblatérer des heures, mais à quoi bon ? Un mot tout de même du Bangladesh, patrie justement de Yunus. En 1989, en quelques minutes, Attali imagina pour son maître de l’époque, Mitterrand, un plan d’endiguement des trois grands fleuves du Bangladesh. C’était déjà de la grande œuvre humanitaire. J’ai étudié de très près ce sujet il y a plus de quinze ans, et je vous ferai lire bientôt ce que j’avais alors découvert. Entre autres, que les études hydrologiques avaient été biaisées pour aider des entreprises françaises dans la recherche de marchés prometteurs. Ce projet d’endiguement n’a jamais vu le jour. Par chance. Tout indique qu’il aurait été une très grande catastrophe humaine et écologique. Mais qu’importait à Attali, puisque cela faisait plaisir à son maître ?

Je suis long, je sais. Et j’en arrive à cette invraisemblable commission Attali. Elle va donc remettre à Son Altesse Sérénissime Sarkozy 1er un rapport sur les moyens de relancer la croissance en France (1). Attali et ses petits amis proposent de donner toute liberté aux grandes surfaces, et d’une façon générale, de ne plus tolérer aucun frein à la concurrence. Voyons, ne sommes-nous pas tous égaux ? Le céréalier de la Beauce et le paysan chinois trimant sur son lopin ne sont-ils pas des frères ?

Ce que propose Attali, c’est la guerre de tous contre tous. Et que le meilleur gagne ! Au passage – mais où est le passage ? – Attali réclame la fin du principe de précaution, qui entraverait la marche en avant de l’économie, euphémisme qui désigne la destruction du monde en cours. Ce paltoquet rêve d’une croissance de 5 % par an. Nous sommes à moins de 2 %. Une telle augmentation jetterait sur le marché réel, en France, des dizaines de milliers de bagnoles de plus, des autoroutes en bubble gum, des téloches à coins biscornus, des téléphones immédiatement jetables, des saucisses Herta, des vacances à la Grande Motte, d’autres Érika, sans compter un immense dégueulis pour recouvrir le tout. Je ne serais pas le dernier à vomir dans l’encolure de ce grand penseur que la terre entière nous envie.

(1) http://www.lesechos.fr