Archives mensuelles : août 2008

Touché, coulé, escamoté (manoeuvre militaire)

Le 15 janvier 2004, à 12h25, Yves Gloaguen annonce sur le canal 2 de sa radio VHF : « Serge, viens vite, on chavire ! Fais vite, on chavire ! ». Yves est le patron du chalutier breton Bugaled Breizh, en pêche au large du cap Lizard, devant les côtes anglaises. Il parle à son copain Serge, le patron d’un autre chalutier, L’Éridan, qui n’est pas loin.

Quand L’Éridan arrive au secours, après avoir relevé précipitamment son chalut, il est trop tard. Le Bugaled a sombré, les cinq marins du bord sont morts. Commence une histoire folle, mais banale, très bien racontée dans un livre que j’ai lu, et que je vous recommande : Le Bugaled Breizh, par Laurent Richard et Sébastien Turay (First éditions). Je vous passe bien volontiers les innombrables détails. Tout, absolument tout indique qu’un événement singulier entre tous s’est produit. Le Bugaled n’a pas pu être la victime d’un accident de pêche. Les autorités amorcent en conséquence – et entre autres – un leurre, en l’occurrence un bateau philippin qui, peut-être, aurait harponné le Bugaled, etc.

Comme l’on sait, la vérité est ailleurs. Des manoeuvres militaires de l’Otan avaient lieu sur zone au même moment, qui impliquaient la présence de sous-marins nucléaires. Un croquignolet détail qui change tout le tableau de l’affaire. Dès le départ, toutes les techniques professionnelles de désinformation sont mises en oeuvre pour calmer les esprits surchauffés des familles. Pardonnez, je ne peux m’étendre. Au bout de cinq années, les juges d’instruction chargés du dossier viennent de provoquer un petit, tout petit séisme, admettant cette évidence pour qui connaît tant soit peu le dossier : le Bugaled a très probablement été entraîné sous l’eau à la suite d’une rencontre imprévue avec un sous-marin nucléaire (ici). Peut-être néerlandais. Peut-être britannique. Français, pourquoi pas ?

Dans tous les cas, l’armée française a grossièrement menti aux proches des victimes. Ce qui peut sembler étrange pour une institution au service du peuple et de la République. Oui, je me moque. En tout cas, je vous prie, retenez ce fait plutôt pénible : l’armée démocratique d’un pays démocratique peut raconter ce que bon lui semble pendant des années, se moquant ouvertement de devoirs pourtant élémentaires.

Est-ce nouveau ? Je vais vous surprendre : non. Le 14 mai 1987, le chalutier breton La Jonque cesse de donner de ses nouvelles. Cinq hommes à bord, comme pour Le Bugaled. La dernière fois qu’il en a donné, le bateau était au nord-ouest d’Ouessant, et la mer était belle. Le 17 mai, quand des avions militaires se lancent au secours des probables naufragés, il se passe un fait inouï : l’un d’eux, un Bréguet-Atlantic, repère un canot de sauvetage avec deux hommes à bord. Les hommes du Bréguet sont des spécialistes et connaissent évidemment la chanson par coeur : ayant survolé la mer à cent pieds – trente mètres – d’altitude, ils décrivent deux rescapés épuisés. Peuvent-ils se tromper à ce point ? Vous connaissez la réponse comme moi.

Et pourtant, une autre version sera finalement imposée de force. Les bandes magnétiques contenant les échanges entre le Bréguet et le centre de secours à terre sont étrangement effacées, et ne pourront servir à l’enquête. Quand je dis étrangement, je me rends bien compte que le mot n’est pas adapté aux circonstances. Quel responsable aurait l’idée d’effacer de la sorte une preuve judiciaire décisive ? Lorsque La Jonque sera finalement retrouvée sur des fonds sableux, le mystère sera encore plus complet. Car comment un chalutier peut-il crocher – accrocher – son filet dans du sable au point d’être entraîné à sa suite ?

Un dernier point sur ce drame pesant. Et ce radeau de survie ? Et ces deux hommes vus à 30 mètres de distance par de grands professionnels de la mer ? S’ils ont existé, que sont-ils devenus ? Je précise que des hypothèses infamantes ont circulé en Bretagne pendant des années. Oui, que sont devenus ces témoins potentiels et virtuels ? Beaucoup, quoi qu’il en soit, restent persuadés que La Jonque a croisé la route maritime d’un sous-marin nucléaire d’attaque. Pour son malheur.

Savez-vous ? Il existe en France un dogme d’une puissance telle que personne ne le questionne : notre armée ne saurait faire le mal, jamais. Nul ne l’évoque, mais il est présent dans toutes les têtes, et agit à l’insu même de ceux qui propagent le mensonge. Sauf lorsqu’un fait se passe sous les yeux du public, il est aussitôt nié. Et bientôt oublié. L’armée veut à tout prix faire croire que ses activités ne sont que bénéfiques. Mais comme il s’agit d’un mythe, il faut sans cesse bâtir des légendes et des balivernes pour lui permettre de perdurer. Ainsi, officiellement, rien ne saurait arriver dans les trois ports nucléaires que sont Toulon, Cherbourg et Brest.

N’est-ce pas un peu curieux ? Depuis des décennies, des sous-marins entrent et sortent, parfois au coeur d’une agglomération, sans qu’aucune fuite ou pollution ne soit signalée. On décharge, on révise, on répare sans gêne des réacteurs nucléaires dans la ville même – à Toulon par exemple -, mais sans jamais le moindre pépin. Sans produire le moindre effluent. Sans menacer la vie de qui que ce soit. Voilà ce que j’appellerais une bluette.

Ce système vient de loin, et il est peu probable qu’il change avant longtemps. Car il repose sur la place, exorbitante du droit commun ô combien, qu’a prise l’armée dans notre société. Cette terra incognita, habitée de centaines de milliers d’actifs ou de retraités, commande en fait des pans entiers du pays, sans qu’aucune critique ne soit seulement imaginée à son endroit. Elle règne, coopte ses responsables, organise « l’information » sur ses activités. Savez-vous qu’aucun journaliste ne peut suivre les activités de notre Grande Muette sans détenir une habilitation, accordée après enquête ? C’est donc l’armée qui choisit ceux qu’elle tolérera dans les conférences de presse, au cours des briefings, éventuellement sur le pont d’un porte-avions le temps d’une séance de propagande.

Je le gage, avec une grande tristesse : cette situation finira par une catastrophe. Je note au reste dans le livre écrit par Bruno Le Maire une phrase très éclairante. Le Maire, aujourd’hui député UMP, a été le directeur de cabinet de Dominique de Villepin lorsque celui-ci était Premier ministre, entre 2005 et 2007. Le Maire a livré un récit au jour le jour de son travail (Des hommes d’État, Grasset), et à la date du 17 janvier 2006, il rapporte un bout de discussion entre Sarkozy, Villepin et Debré (Jean-Louis). Cela vaut le détour : « La discussion tombe sur la proposition de plusieurs députés d’obliger les services secrets à rendre des comptes au Parlement. Nicolas Sarkozy, qui pianote sur son portable depuis plus de dix minutes, relève la tête. “C’est une très bonne idée. Au moins, on apprendra peut-être quelque chose sur ce qu’ils font. Parce que je ne sais pas, vous, Dominique, Jean-Louis, vous avez été ministres de l’Intérieur, on ne sait jamais trop ce qu’ils fabriquent, c’est un mystère”. Jean-Louis Debré hoche la tête : “Et c’est peut-être mieux comme ça, Nicolas” ».

Voilà. Notre démocratie. Nos armées. Notre nucléaire militaire. Une erreur est cachée dans ce tableau à trois faces. Saurez-vous la retrouver ?

Patrick Braouezec a besoin d’un chien (d’aveugle)

Je dois avouer que je me moque de M. Braouezec comme de ma première chemise. Non, ma première chemise, j’y tiens, j’y songe encore, et avec tendresse. Tandis que si je devais écrire ici ce que je pense vraiment de l’ancien maire de la ville de Saint-Denis, j’irais droit en prison, sans passer par je ne sais quelle case départ.

Qui est ce monsieur ? Un député communiste, opposant de longue date dans son parti-croupion, partisan de tous les rapprochements possibles avec la gauche dite radicale et des personnages comme José Bové. Il est adulé par les médias publics, il est adoré par le petit monde qui  a signé l’appel pathétique dont je vous entretenais il y a peu (ici). Moi, il y a beau temps que je ne prête plus aucune attention à ce genre de personnes.

Mais aujourd’hui, bien obligé. Mais aujourd’hui 6 août 2008, vers 8h25, buvant du thé en écoutant distraitement France-Inter, j’entends soudain ce monsieur, interrogé par un journaliste appelé Pierre Weill. Braouezec parle de la Chine, pérore serait plus exact. Weill : « Mais est-ce une dictature ? ». Et l’autre : « Non, je ne crois pas qu’on puisse dire cela. Il y a des problèmes de libertés… ». Weill : « Alexandre Soljenitsyne vient de mourir, y a-t-il un goulag en Chine ? ». Le député : « Non, je ne pense pas qu’il y ait un goulag en Chine… ».

À cet instant, j’ai tout arrêté, car je suis sanguin parfois, et les appareils radio d’aujourd’hui ne résistent pas à la violence de certains chocs. J’ai arrêté, stupéfait oui. Stupéfait je répète, car cela, je ne le croyais pas possible. Je ne pensais pas qu’un stalinien aussi remanié – chirurgie esthétique, botox et autres artifices – que Braouezec pouvait dire de tels mensonges avec un tel aplomb. Ce n’est pas la peine que je perde mon temps : le Goulag chinois s’appelle le Laogai (??, abréviation de laodong gaizao ?? ??). Ce goulag-là compte au moins un millier de camps, où sont bouclés des millions de serfs. Six, peut-être. On saura le vrai chiffre lorsque cette dictature  qui n’existe pas aura été abattue.

Tenez, cette dernière pour la route : pendant longtemps, le régime de Pékin faisait payer par les familles la balle qui tuait les condamnés à mort. Je ne sais si c’est encore le cas, il faudrait demander à ce monsieur Braouezec, coqueluche de la gauche et si noble figure morale. En tout cas, des milliers de prisonniers sont assassinés légalement chaque année en Chine. Un record du monde. Un record olympique. Pouah !

PS : Cet article n’a pas de rapport avec la crise écologique, objet de ce rendez-vous. Pas de rapport direct, s’entend. Car en réalité, le lien existe bel et bien. Il n’y a pas d’avenir possible et souhaitable sur cette terre sans révolution morale. Et cette révolution-là, que j’appelle de la totalité de mes voeux, ne peut pas, en chemin, oublier la vérité.

Alexandre Issaevitch Soljenitsyne (In memoriam)

Qu’on se moque, tant pis ! D’ailleurs, nul n’est obligé de me croire. Hier matin, le dimanche 3 août donc, j’ai rouvert pour la centième fois fois un livre d’Alexandre Issaevitch Soljenitsyne. Il s’agissait d’une partie de ses souvenirs personnels, en l’occurrence Le Chêne et le Veau. Et je me réveille ce lundi en apprenant sa mort, il y a quelques heures, à Moscou. Je ne sais la signification de ce que je viens d’écrire, mais elle existe.

Soljenitsyne a compté dans ma vie davantage que la plupart. Bien davantage. Personne ne représente mieux pour moi l’idée que je me fais de la liberté humaine. Par précaution, je précise que je vois la lecture qu’on peut faire de la vie de l’écrivain. Oui, il croyait en Dieu. Oui, il croyait dans l’idée nationale, dont je me moque éperdument. Oui, il vivait en partie dans le passé fantasmé d’une Russie qui ne me touche d’aucune manière.

Je sais. Mais je sais surtout qu’il est l’auteur immortel de L’Archipel du Goulag, qui aura d’une manière certaine changé le cours de ma vie. Il me semble que chacun a son idée sur ce livre, que les jeux sont faits, et que tout commentaire sera superflu. Je ne m’arrêterai pas pour autant. Qui a lu les trois tomes de L’Archipel comprendra aisément, qu’il soit d’accord ou pas, ce que je vais écrire. Mais qui a lu ?

L’Archipel est une planète entière, construite à la pioche et à la truelle par Soljenitsyne. De mémoire, il a commencé d’en assembler le puzzle vers 1958, avant de l’achever en 1967. 227 zeks l’auront aidé au fil des années par leurs témoignages. Les zeks sont les prisonniers de l’univers concentrationnaire que décrit L’Archipel, les rouages, les grains sous la meule, les Ivan Denissovitch. Pendant des dizaines d’années, des millions de vies ont été broyées par le pouvoir soviétique, et pourtant, quand L’Archipel a paru, en 1973 (le premier tome), la plus grande part de la gauche française s’en foutait royalement. Et d’ailleurs continue.

Mais Soljenitsyne n’était pas comme les autres, qui avaient alerté parfois dès les années 20. Il était un écrivain prodigieux, il était lui-même un ancien zek, qui avait passé huit ans dans les camps pour une lettre de 1945 dans laquelle il se moquait de Staline, et que la censure avait ouverte. Je ne vais pas me ridiculiser en tentant je ne sais quel résumé. L’Archipel est l’un des plus grands livres de l’histoire des hommes. À la fois une oeuvre et un ton inimitables. À la fois un mausolée aux dimensions de l’abîme. À la fois un procès et une sentence historiques. Et surtout un cri, d’une puissance telle qu’elle ébranla le monde à jamais.

Je suis fier, je vous le jure, d’avoir été le lecteur enthousiaste et bientôt tourneboulé de ce chef-d’oeuvre. Au fil des ans, j’ai appris à connaître comme un frère Soljenitsyne. J’ai beaucoup lu ses livres, dont certains sont gravés. Dont d’autres m’ont déplu, inutile de le nier. J’ai calé devant Août 14, que l’écrivain tenait pour son opus magnum. Mais je n’ai jamais desserré le lien intime noué jadis avec l’homme. Il est impossible de dire l’admiration que j’ai pour lui, qui se leva contre un empire bureaucratique, et qui jamais ne se coucha devant ses sbires.

Il m’arrive parfois de rire, ici en France, quand certains qui me veulent du bien évoquent mon prétendu courage. Mais si, disent-ils, écrire des livres virulents, prendre position, cela nécessite bel et bien du courage, que vous le vouliez ou non. Et moi, si je ris, si je conteste aussi formellement que je le peux, c’est que je sais. Le courage, c’est lui.

En 1962, par la grâce toute provisoire de Khrouchtchev, Soljenitsyne est édité pour la première fois. Il devient le protégé d’Alexandre Tvardovski, patron de la revue littéraire Novy Mir. Sa carrière est comme faite. Membre de l’Union des écrivains, adulé en quelques semaines, il n’a plus qu’à se laisser porter par la vague des récompenses. Il vacille, quelque temps, assez pour se souvenir qu’il est un homme de près de 45 ans, qui a souffert les mille morts au camp, qui a miraculeusement réchappé d’un cancer à l’estomac en 1954, dans les steppes de l’Asie centrale.

Il vacille, se ressaisit. Et, sachant qu’il risque évidemment la mort – la vraie, pas nos simulacres occidentaux -, il défie la Grande Autorité, ce parti communiste de l’Union Soviétique devant lequel notre soi-disant intelligentsia parisienne se prosterne. Je ne peux raconter ici cette épopée, ce chant de gloire à la liberté. Et c’est dommage, car mon sang en bouillonne.

De droite, Soljenitsyne ? Mon Dieu, comme je m’en fous ! Nos petits marquis, nos hautes consciences morales de l’après-guerre ont presque tous applaudi aux grands massacres des hommes de là-bas. À commencer par ce Jean-Paul Sartre, récupéré depuis peu par Bernard-Henri Lévy, parce qu’il le vaut bien. Sartre serait un héros de la liberté, lui qui faisait du tandem en Auvergne avec Simone de Beauvoir, quand le sang coulait à O?wi?cim (Auschwitz). Sartre serait notre boussole, lui qui soutint successivement Staline, Castro et Mao. Et Soljenitsyne un panslave, un bigot, un ultranationaliste.

Je vais vous dire : à mes yeux, Soljenitsyne s’est trompé bien plus d’une fois. Mais jamais sur l’essentiel. Il fut et restera un homme droit et libre, fraternel, ennemi juré du dictateur et des aboyeurs. Pour affronter l’immensité de la crise écologique, nous aurons un besoin vital et permanent de cette force morale-là. Elle est rare, donc précieuse. Elle est si rare que, lorsqu’on la rencontre un jour, on doit à toute force s’incliner devant elle. Je le fais. Je pleure Soljenitsyne.

Un ours est passé (et a trépassé)

Même à distance, cette histoire ne tient pas debout. Je vous résume : nous sommes à Brasov, grande ville roumaine – 330 000 habitants – au pied des Carpates. La région appartient à la sauvagerie depuis une éternité de temps qui nous échappe un peu. Pour avoir une idée de l’extraordinaire beauté de ces montagnes, je vous renvoie volontiers à ce récent voyage de trois naturalistes français (Jean-Claude Génot, Loic Duchamp et Philippe Cochet) dans la réserve de Gemenele (ici). Et pour ceux qui n’auraient pas le temps, cet extrait : Gemenele fait partie du parc national de Retezat, qui « comprend 20 pics à plus de 2 000 m (le plus haut sommet est à 2 509m), près de 80 lacs glaciaires dont le plus grand fait 8,86 ha, 35% des plantes sauvages du pays et 22% des espèces végétales endémiques (sur un total de 400) et 55 espèces de mammifères. 30% des forêts du parc sont naturelles ».

La matin du 1er août (ici, en roumain), un jeune homme a été retrouvé mort tout près du centre historique de Brasov par des gardiens. Il est vite apparu qu’un ours avait joué un rôle dans l’affaire, car on n’imite pas aisément des griffes aux dimensions de la bête. La présence de l’ours en ville n’a plus rien d’exceptionnel, car ces animaux, poursuivis jusque dans leurs réduits montagneux, cherchent souvent de quoi manger dans les poubelles humaines, ce dont ne se plaint pas l’office de tourisme local, pardi.

Grande émotion, vastes trémolos télévisés – on est en été, il faut meubler, coco -, cris de guerre des chasseurs (ici, extrait du journal télévisé roumain. Dracula, héros du pays, n’est pas loin). Les chasseurs, justement, sont non seulement de fines gâchettes, mais de redoutables détectives. Ils réclament une battue, on se doute, et l’ayant obtenue, réunissent trois équipes surarmées. À ce moment de l’histoire, on ne sait absolument rien sur les circonstances de la mort de l’homme. Aucune autopsie n’a eu le temps d’être pratiquée, et toutes les hypothèses restent permises. Le type a pu se battre avec un pochetron, qui lui aura écrasé une bouteille sur le crâne, le couvrant d’un sang qui aura attiré l’ours. Par exemple. Ou bien, lui-même enivré, il aura fait un bras d’honneur à l’animal, qui n’aime pas, tout le monde est au courant.

Quoi qu’il en soit, ne sachant rien, les nemrods de Brasov se lancent sur le sentier de la guerre et tombent rapidement sur une ourse et ses deux oursons de l’année. Pan ! Dès samedi, rapporte Dorel Noaghea, responsable local des chasseurs, l’ennemie était vaincue. Deux coups de fusil magnifiques, une ourse de moins. Les deux oursons, eux, se sont enfuis et devront se démerder seuls, à moins qu’on ne les attrape pour ensuite les conduire en prison (ici).

Avant de tirer la morale de cette jolie fable roumaine, quelques précisions sur les ours de Roumanie. Officiellement, ils seraient autour de 7 500.  Un chiffre énorme, mais truqué : ils sont de deux à trois fois moins nombreux, mais chut, il ne faut surtout pas le dire. Car la chasse à l’ours de Roumanie rapporte beaucoup de devises fortes aux innombrables salopards de la chaîne alimentaire. Des milliers de chasseurs européens – vive l’Union ! vive l’élargissement ! – paient le prix fort pour ramener une peau d’ours sur laquelle ils baiseront bobonne (ici). Et il ne faut surtout pas les décourager en disant la vérité sur le grand massacre. Le désastre est pourtant évident. En 2004, le défunt Laszlo Szeley-Szabo, président la fondation Aves, estimait que le nombre d’ours était passé en quelques années de 6300 à 2500 (ici, en anglais). Cette même année, le roi espagnol Juan Carlos était venu faire son petit carton dans les Carpates, tuant en une seule séance de tir – croit-on – cinq ours.

Alors, et cette malheureuse victime humaine de Brasov ? Je pense que l’explication de cette mort ne nous sera jamais connue, mais je vais faire comme si. C’est entendu, un(e) ours(e) a croqué un gars de chez nous. Ce n’est pas drôle, mais parce que c’est inévitable, je dois vous avouer que je m’en fous. Je regrette pour le type, mais cela reste un fait divers dérisoire. La question posée est celle de l’espace, du partage d’un espace compté. Et à force de sensiblerie – combien de morts par les pesticides, là-bas, ici, ailleurs ? -, on finit par imposer l’idée que la vie sauvage ne doit plus exister que sous la forme de trace dans les zoos. Mais merde ! la vie sauvage n’a aucun compte à rendre à personne. À personne ! Les ours comme les loups, les tigres comme les éléphants sont les bienvenus sur cette terre que nous habitons avec eux. Et dans certains lieux, sous certaines conditions, pour quantité de raisons, c’est à nous de nous faire tout petits, et à laisser le passage.

Ce matin d’août 2008, je songe à deux jeunes animaux affolés, perdus, et à la mère qu’ils n’ont plus. Les Carpates sont à eux.

Jean Giono, océan pacifiste (et autres mers plus petites)

Giono était fou de paix comme on peut être fou d’amour. L’écrivain ne s’était jamais remis de l’atrocité de la boucherie. Né en 1895, jeté dans la fournaise de la guerre dès la fin de 1914 – à 19 ans-, gazé à 23, il écrivit en 1934 dans la revue Europe : « Je ne peux pas oublier ». Si j’évoque le nom de cet homme, c’est parce que je l’adore, tout bonnement. J’aime le romancier, j’aime le poète, je l’aime tout entier.

Et pourtant, Giono s’est trompé sur un point si crucial qu’on devrait lui en tenir rigueur. Il n’a rien compris à Hitler. Plutôt, aveuglé par le traumatisme de 1914, et confronté à la montée des périls dans le cours des années Trente, il croit alors à une réédition. Il songe qu’une guerre banale – certes gigantesque – menace à nouveau l’Europe. Le pauvre homme de Manosque ne voit pas ce qu’est le fascisme et se prête même à une démarche inouïe. À l’automne 1938, en pleine crise des Sudètes, il accepte l’idée, suggérée par Yves Farge, d’une rencontre avec Hitler, qui n’aura pas lieu. Hitler ! Giono ! Ce dernier pense arracher au dictateur le principe du désarmement général et universel. Giono est fou, on l’a déjà dit. Il ne veut plus voir le sang couler, il est donc fou. Je suis sérieux, mais j’ajoute aussitôt qu’il fit preuve aussi d’une lucidité rare en ces temps de choléra. Sur le stalinisme et des personnages aussi odieux que Louis Aragon. Sur le productivisme, aussi, qu’il appelait simplement « le matériel ».

Beaucoup d’autres pacifistes de cette époque n’ont pas droit à la même indulgence. Car nombre accepteront sans broncher l’occupation et l’extrême violence nazies. Nombre se vautreront dans la Collaboration, nombre travailleront avec le régime de Vichy. La liste du déshonneur est longue, je dois dire. Mais se tromper est une qualité humaine répandue, et je n’en suis pas dépourvu. Sur la guerre, on peut parler d’une antienne, comme un archétype que je vais essayer de décrire, car cela a de l’importance.

En bref, on ne voit le conflit armé qu’avec les yeux du passé. Ceux de 14 – les bandes molletières, l’Alsace-Lorraine – croyaient vivre la grande revanche de 1870, les malheureux imbéciles. Ceux de 39, l’esprit encombré des récits de tranchées, se pensaient à l’abri de la ligne Maginot, et ne concevaient pas la puissance des divisions blindées, les tristes sots. Ceux d’Indochine et d’Algérie, confrontés à une guerre populaire diffuse et donc insaisissable, imaginaient écraser Abd el-Krim et rétablir par la force un ordre colonial déjà exsangue, ces sombres idiots. Les Américains en Irak, aidés d’un certain Sarkozy en Afghanistan, ont inventé l’ennemi qu’on sait, mélange d’haschischin, de sarrazin, de guerillero algérien de 1954, et de terroriste palestinien des années 70.

Inventé, je persiste. Non que Ben Laden ne soit un ennemi. Non qu’il ne puisse faire de gros dégâts, notamment par l’usage du nucléaire, que nous avons, nous Français, développé et commercialisé. Évidemment, cet homme et ses affidés commettront encore bien des crimes. Mais il est à l’évidence, et pour l’heure en tout cas, surtout une arme de guerre américaine. Qui a permis une régression sans précédent moderne des libertés. Et massivement relancé la course mondiale aux armements, au détriment du reste. Et ressoudé autour de l’idée militaire tous ceux, et ils sont nombreux, qui tremblent de peur.

Je gage que tout est là. Comme les générations précédentes, la nôtre est incapable de voir ce qui crève pourtant les yeux. Mais elle n’est pas complètement aveugle. Comme tant d’animaux avant l’incendie ou le tsunami, l’homme sent venir le drame. Sans savoir le nommer, hélas. Il décrit le mal sans réellement le voir, ce qui implique fatalement l’impuissance. Le seul véritable adversaire que nous ayons à affronter s’appelle la crise écologique, qui est une guerre parfaitement inédite, et donc invisible. Elle est la guerre de tous contre tous. Elle se mène dans chaque cerveau. Elle se gagnera – ou pas – par un affrontement sans précédent d’aucune sorte entre deux visions du monde, deux paradigmes qui s’opposent tant qu’ils s’excluent l’un l’autre. Ou la sobriété matérielle, et le partage. Ou la poursuite du pillage, et la mort.

Qui suis-je donc pour m’autoriser de tels propos ? Moi-même. Et je ne me sens pas plus intelligent que d’autres humains, qui ne partagent aucune de mes idées. C’est, je crois, une question de fatum, de destin. Il appartient à la plupart de suivre des voies sans issue. Et à quelques-uns d’explorer une sortie de secours. Nous ne sommes que quelques-uns, et cela devra suffire, car nous ne serons jamais beaucoup plus. Je l’ai déjà écrit ici plusieurs fois, mais je me répète sans déplaisir. L’important est de tenir un cap, d’échanger des idées, de nouer des liens, d’établir des réseaux solides et durables. Car le monde, j’en suis totalement convaincu, va avoir besoin de nous.

Et de Giono, que je n’oublierai jamais aussi longtemps que je vivrai. Ces quelques lignes, tirées de son roman Le Chant du monde : « Il sentait la vie du fleuve. C’était toujours un gros moment pour Antonio. Il avait regardé tout le jour ce fleuve qui rebroussait ses écailles dans le soleil, ces chevaux blancs qui galopaient dans le gué avec de larges plaques d’écume aux sabots, le dos de l’eau verte, là-haut au sortir des gorges avec cette colère d’avoir été serrée dans le couloir de roches, puis l’eau voit la forêt large étendue là devant elle et elle abaisse son dos souple et elle entre dans les arbres. Maintenant, c’était là autour de lui. Ça le tenait par un bon bout de lui. Ça serrait depuis les pieds jusqu’aux genoux ». Vous savez ? Ce n’est pas le plus beau de ce si cher Giono. On pourrait même aisément critiquer le maître sur telle expression, telle tournure. Mais c’est ainsi que je l’aime : imparfait, magnifique.