Cela fait des années que ça dure. Oh, des années ! Je suis ami avec un type que je n’ai jamais vu. Dont j’ignore jusqu’au visage. Peut-être est-ce inquiétant, après tout ? Et de quel droit puis-je écrire que Michel Sennepin est un ami, d’ailleurs ? Qu’en dirait-il lui-même ? J’avoue que je n’en ai pas la moindre idée.
Je me dois ajouter que l’amitié que je porte à Michel Sennepin est idéelle, irréelle aussi, j’en conviens. N’empêche qu’il y aura toujours un bol de soupe – bio – pour lui à la maison. Qu’il sache au moins cela ! Michel – il est temps de passer aux faits – m’envoie par la poste, tous les deux ou trois mois, de précieuses informations sur le tigre et la vie sauvage menacée. Son frère visiblement chéri, Alain, tient d’ailleurs un site internet voué à la protection du tigre (ici).
Ces deux-là rapportent une histoire extraordinaire dont le monde n’a que faire. Mais elle est vraie pourtant, autant que nous pouvons savoir du moins. Le tigre est réellement le compagnon par excellence de l’homme. Par un clin d’oeil de l’histoire antique, l’animal a le même âge sur terre que nous. Autour de deux millions d’années. Est-ce croyable ? C’est. Muß es sein ? Es muß sein !
Avec le tigre, nous sommes en face d’une intrigue folle, d’une énigme élémentaire qui renvoie au grand mystère. Qui sommes-nous ? Et pourquoi ? Cet animal prodigieux a commencé par s’étendre sur la terre, comme nous. Né dans le territoire actuel de la Chine, il a gagné les continents. Certainement jusqu’en Europe du Nord et de l’Est. Peut-être même, disent certains, jusque vers la France d’aujourd’hui. Mais on s’en moque un peu, désormais. La réalité, c’est que le tigre meurt partout. Il y en avait peut-être 100 000 il y a cent ans, répartis en huit sous-espèces. Nul ne sait guère combien il en reste. 1 000 ? Environ. Une misère désespérante. La politique coloniale menée en Asie par des pays comme la Russie, l’Angleterre et la France, aurait tué en deux siècles 500 000 tigres. En 1945, le monde n’aurait compté que 2 % de sa population de tigres de 1750.
On s’en fout ? Oui, on s’en fout. Je veux dire que nous piétinons tous un renversant compagnonnage. Comme si le mépris dont nous entourons ce prodige pouvait ne pas avoir de conséquences générales sur notre psyché. Qui s’intéresse pour de vrai, chez nous, au sort de Panthera tigris ? À part les Sennepin, je veux dire. À part eux, qui ? Dans le numéro 55 de la revue de la Secas ( Société d’encouragement pour la conservation des animaux sauvages, voir son site), Alain Sennepin lance une sorte d’appel qui me semble à moi désespéré. Mais la situation est desespérée, cela ne fait aucun doute hélas.
Il suggère que les pays du Nord mènent une politique concertée de « réensauvagement », en s’appuyant sur les populations de tigres en captivité. Il est vrai, certain même, que des dizaines de milliers de tigres croupissent dans des zoos et chez des particuliers, spécialement aux États-Unis. 40 000, peut-être, soit 40 fois plus qu’en liberté. La survie de l’espèce, par un paradoxe insupportable, serait en prison. Les moyens existent, dit Sennepin, de monter des programmes cohérents et réalistes de réintroduction dans des écosystyèmes au préalable préparés, et stabilisés.
L’Occident tout entier, dont nous sommes, ne vous en déplaise, est face à une responsabilité supérieure. Comment sauver cette figure capitale de notre être commun, cette « merveille et gloire du monde depuis deux millions d’années », comme l’écrit Alain Sennepin ? Je ne sais, pour ma part. Mais pour la soupe, les deux frères, je ne plaisante pas : vous venez quand vous voulez. Sauver le tigre, c’est conserver une chance pour l’homme. Le sacrifier, je l’écris comme je le pense, c’est nous mettre la tête sur le billot. Dans tous les cas, c’est tuer l’idée que l’homme s’est fait de lui au cours des deux millions d’années de son aventure. C’est conduire au tombeau le rêve de la coexistence. Le veut-on ? Le voulons-nous ?