Archives mensuelles : novembre 2008

Les frères Sennepin et le tigre (un cas d’amitié à distance)

Cela fait des années que ça dure. Oh, des années ! Je suis ami avec un type que je n’ai jamais vu. Dont j’ignore jusqu’au visage. Peut-être est-ce inquiétant, après tout ? Et de quel droit puis-je écrire que Michel Sennepin est un ami, d’ailleurs ? Qu’en dirait-il lui-même ? J’avoue que je n’en ai pas la moindre idée.

Je me dois ajouter que l’amitié que je porte à Michel Sennepin est idéelle, irréelle aussi, j’en conviens. N’empêche qu’il y aura toujours un bol de soupe – bio – pour lui à la maison. Qu’il sache au moins cela ! Michel –  il est temps de passer aux faits – m’envoie par la poste, tous les deux ou trois mois, de précieuses informations sur le tigre et la vie sauvage menacée. Son frère visiblement chéri, Alain, tient d’ailleurs un site internet voué à la protection du tigre (ici).

Ces deux-là rapportent une histoire extraordinaire dont le monde n’a que faire. Mais elle est vraie pourtant, autant que nous pouvons savoir du moins. Le tigre est réellement le compagnon par excellence de l’homme. Par un clin d’oeil de l’histoire antique, l’animal a le même âge sur terre que nous. Autour de deux millions d’années. Est-ce croyable ? C’est. Muß es sein ? Es muß sein !

Avec le tigre, nous sommes en face d’une intrigue folle, d’une énigme élémentaire qui renvoie au grand mystère. Qui sommes-nous ? Et pourquoi ? Cet animal prodigieux a commencé par s’étendre sur la terre, comme nous. Né dans le territoire actuel de la Chine, il a gagné les continents. Certainement jusqu’en Europe du Nord et de l’Est. Peut-être même, disent certains, jusque vers la France d’aujourd’hui. Mais on s’en moque un peu, désormais. La réalité, c’est que le tigre meurt partout. Il y en avait peut-être 100 000 il y a cent ans, répartis en huit sous-espèces. Nul ne sait guère combien il en reste. 1 000 ? Environ. Une misère désespérante. La politique coloniale menée en Asie par des pays comme la Russie, l’Angleterre et la France, aurait tué en deux siècles 500 000 tigres. En 1945, le monde n’aurait compté que 2 % de sa population de tigres de 1750.

On s’en fout ? Oui, on s’en fout. Je veux dire que nous piétinons tous un renversant compagnonnage. Comme si le mépris dont nous entourons ce prodige pouvait ne pas avoir de conséquences générales sur notre psyché. Qui s’intéresse pour de vrai, chez nous, au sort de Panthera tigris ? À part les Sennepin, je veux dire. À part eux, qui ? Dans le numéro 55 de la revue de la Secas ( Société d’encouragement pour la conservation des animaux sauvages, voir son site), Alain Sennepin lance une sorte d’appel qui me semble à moi désespéré. Mais la situation est desespérée, cela ne fait aucun doute hélas.

Il suggère que les pays du Nord mènent une politique concertée de « réensauvagement », en s’appuyant sur les populations de tigres en captivité. Il est vrai, certain même, que des dizaines de milliers de tigres croupissent dans des zoos et chez des particuliers, spécialement aux États-Unis. 40 000, peut-être, soit 40 fois plus qu’en liberté. La survie de l’espèce, par un paradoxe insupportable, serait en prison. Les moyens existent, dit Sennepin, de monter des programmes cohérents et réalistes de réintroduction dans des écosystyèmes au préalable préparés, et stabilisés.

L’Occident tout entier, dont nous sommes, ne vous en déplaise, est face à une responsabilité supérieure. Comment sauver cette figure capitale de notre être commun, cette « merveille et gloire du monde depuis deux millions d’années », comme l’écrit Alain Sennepin ? Je ne sais, pour ma part. Mais pour la soupe, les deux frères, je ne plaisante pas : vous venez quand vous voulez. Sauver le tigre, c’est conserver une chance pour l’homme. Le sacrifier, je l’écris comme je le pense, c’est nous mettre la tête sur le billot. Dans tous les cas, c’est tuer l’idée que l’homme s’est fait de lui au cours des deux millions d’années de son aventure. C’est conduire au tombeau le rêve de la coexistence. Le veut-on ? Le voulons-nous ?

Un mot de plus sur Obama

Je me permets de me copier moi-même, et glisse ci-dessous quelques phrases publiées en ajout au commentaire de Mathieu Hangue sur l’article précédent.

Pour Mathieu Hangue,

Je trouve le rapprochement avec Mitterrand très éclairant. Une génération a donné les clés du pouvoir – et de l’espoir – à un homme qui a réhabilité la Bourse et la spéculation dans cette partie de l’opinion qui était pourtant rétive aux charmes du capitalisme. Et une génération, c’est long. Le temps presse, à moins qu’on ne m’ait dit que des menteries, mais j’en serais un peu surpris.

Sans rire, Obama n’a même pas à renoncer à la moindre idée, comme le fit si cavalièrement Mitterrand. Il accepte, il défend, il promeut un système sur quoi tout l’édifice planétaire repose. Je crois qu’il n’y a pas grand chose à ajouter. À part qu’il est sympathique. Mais Mitterrand était de gauche.

Sur Obama (en réponse aux adorateurs)

Je savais ce que je faisais en écrivant deux articles à rebrousse-poil sur l’élection triomphale de Barack Obama à la tête des États-Unis. Je n’aurai pas l’hypocrisie d’écrire autre chose. Et comme de juste, des lecteurs réguliers de ce blog m’ont fait part, directement ou non, de leur désaccord. Mieux ou pire, de leur énervement à mon encontre.

Ma foi, ils ont bien le droit. Ce territoire virtuel se veut de liberté, même s’il a comme tout autre ses limites. Mais enfin, je ne recule pas d’un millimètre. Car nous voilà plongés dans le malentendu, une fois encore. C’est une question de fond, une fois encore. Je vais tâcher d’être simple. Nous vivons dans un paradigme – au sens de cadre général de la pensée, admis par tous sans vraie discussion – issu de l’histoire politique que nous avons faite ensemble.

Pour aller au plus vite : le 18ème siècle, les Lumières, la Raison alliée à la Science, le Progrès, la Gauche et la Droite. Bon, il n’y a pas de quoi rougir ou s’évanouir de bonheur. C’est ainsi. Ce paradigme du progrès a structuré la pensée et les attentes pendant deux siècles, et donné les résultats – contrastés – que l’on sait. L’univers atroce du stalinisme à main gauche. Le monde fou de la marchandise à main droite.

Bien. L’écologie commande une révolution morale et intellectuelle complète. Radicale et complète. Parce qu’elle nous montre pour la première fois en deux millions d’années d’existence de l’homme les limites certaines de son action. Elle est un butoir que nous ne franchirons pas, ni vous ni moi. Tout ce processus est d’arrachement. De douleur vraie, car il faut renoncer. Car il faut bannir. Car il faut bâtir. Et c’est difficile.

Obama est sans nul doute un brave garçon. Et un Noir comme lui, après huit ans d’infâme crétinerie, c’est bien entendu un bain de Jouvence. Mais merde, MERDE et MERDE ! ressaisissez-vous ! Obama ressortit corps et âme au paradigme du progrès. Et il mènera dans ce cadre, fatalement, bagarre pour le rétablissement des intérêts américains dans le monde. Lesquels passent par la défense de l’industrie et de la consommation de masse.

Libre à vous de fantasmer. Quand les yeux se seront ouverts, quand ils seront dessillés, il va de soi que ceux qui exultent ce jour diront, pour la plupart, qu’ils n’ont jamais cru dans cet homme. Croyez-le ou pas, cela ne me rend pas amer une seconde. Je sais assez bien, ce me semble, comment marche le monde réel. Mais je suis un homme, moi aussi. Et je dis à ceux qui me reprochent de gâcher leur fête électorale : lâchez-moi. Oui, laissez-moi en paix. Admettez le dissensus. Admettez le refus. Admettez la solitude (relative). Voilà. Admettez.

Così ho fatto (un vrai drame italien)

Prenez-le comme vous pourrez : la Campanie vit un drame complet, historique, apocalyptique même. Désolé, je ne suis que le messager. Je vous ai déjà raconté il y a quelques mois (ici) ce que fut, aux temps sombres des barbares, cette région de l’Italie. La Campanie était alors un jardin prodigieux, un avant-goût du paradis. Et je n’invente rien, je cite l’historien d’il y a 1 900 ans, Florus, un Berbère devenu  Romain. Découvrant la baie de Naples et ses environs, il rapportait ceci, où l’on peut ressentir comme de l’enthousiasme, encore et toujours : « Omnium non modo Italiae, sed toto orbe terrarum pulcherrima Campaniae plaga est. Nihil mollius caelo : denique bis floribus vernat ». Pour lui, la Campanie n’était pas seulement la plus belle région de l’Italie, mais du monde. Car son ciel y était le plus doux. Car son printemps y fleurissait deux fois.

Florus est un veinard, car il n’est plus là. Ce qui n’est pas le cas de la Campanie. Que se passe-t-il là-bas ? Une folie continue, celle de la Camorra, a changé le pays en un centre d’accueil européen pour les déchets industriels les plus immondes. Ceux que l’on refuse ailleurs. Ceux dont on ne sait pas quoi faire. Ceux qu’il faut bien cacher à la vue des citoyens que nous sommes. Que nous sommes, inutile de nier l’évidence.

Ce qui se passe en Campanie a notre accord secret autant que honteux. La mafia locale agit pour le compte de nos intérêts souterrains, comme La Gloïre, personnage-clé de l’Arrache-coeur, roman de Vian. En échange de pièces d’or, La Gloïre ramasse tous les péchés de la communauté. Au sens propre ou presque, puisque son « travail » consiste à reprendre au fleuve – rouge sang – les pires saloperies produites au village.

Et ce village, c’est la Campanie. Et le monde. Et notre monde. Il existe à Naples une journaliste formidable à qui je souhaite rendre hommage, ce qui ne m’arrive pas si souvent avec des confrères. Rosaria Capacchione (ici, un texte sur elle, avec photo, en italien) travaille pour le journal Il Mattino (ici). Depuis Caserte, où le dramaturge Naevius aurait vécu une partie de sa vie, avant même Jésus-Christ. Je dirai que cela ne m’étonne pas. La présence d’un dramaturge dans cette histoire ne saurait surprendre.

Capacchione se bat avec ses mots contre la Camorra depuis vingt ans. Or elle en a 44. Elle a commencé tôt, et dénoncé dès 1989 le trafic de déchets toxiques qui a fini par détruire l’agriculture de toute la région. Les mafieux n’ont pas, n’ont pas encore eu sa peau, mais cette dernière est constamment menacée. Vivra-t-elle ? Speriamolo. Espérons.

En tout cas, tout a été dit depuis longtemps, sans que rien ne change jamais. Si vous lisez avec autant de plaisir que moi la langue italienne, je vous renvoie à un passionnant article paru dans l’hebdomadaire L’Espresso (ici) en septembre, dont le titre est : Così ho avvelenato Napoli. En français : Comment j’ai empoisonné Naples. On y lit les confessions d’un salopard, devant les flics, Gaetano Vassallo. Ce ponte du clan des Casalesi – que Capacchione combat sans trève – a mené pendant vingt ans les trafics d’épouvante, et ruiné la vie entre Naples et Caserte. C’est fou, démesuré, presque impossible à croire.

Dans l’extrait qui suit, Vassallo décrit comment il a acheté ceux qui étaient chargés par l’État de la protection de ce bout de planète. Comment des fonctionnaires, cités par leur nom, touchaient une belle rente mensuelle pour tuer les gens : « Nel corso degli anni, quanto meno fino al 2002, ho proseguito nella sfruttamento della ex discarica di Giugliano, insieme ai miei fratelli, corrompendo l’architetto Bovier del Commissariato di governo e l’ingegner Avallone dell’Arpac (l’agenzia regionale dell’ambiente). Il primo è stato remunerato continuativamente perché consentiva, falsificando i certificati o i verbali di accertamento, di far apparire conforme al materiale di bonifica i rifiuti che venivano smaltiti illecitamente. Ha ricevuto in tutto somme prossime ai 70 milioni di lire. L’ingegner Avallone era praticamente ‘stipendiato’ con tre milioni di lire al mese, essendo lo stesso incaricato anche di predisporre il progetto di bonifica della nostra discarica, progetto che ci consentiva la copertura formale per poter smaltire illecitamente i rifiuti ».

Répugnant, de bout en bout, malgré cette sonorité que j’aime tant. Résultat des courses ? Courrier International de la semaine passée (n° 939) raconte ce qui se passe en Campanie tandis que d’autres regardent le CAC 40 faire des sauts de cabri. La crise, économique, écologique aussi, bien sûr, lève les pauvres de ce sud mafieux contre les pauvres de l’autre Sud, le vrai, celui de la grande misère. Laissés pour compte italiens contre Noirs d’Afrique et Tsiganes venus grapiller ce qui peut l’être encore. Le 18 septembre 2008, sept personnes, dont six Africains, ont été butées dans le village de Castel Volturno, près de Naples. La Camorra, bien sûr. Pour l’exemple. Pour continuer à dominer. Pour que les petits blancs locaux se persuadent qu’ils sont encore défendus contre la grande invasion.

Y a-t-il pire ? Peut-être. Dans cette banlieue sordide de Naples qui s’appelle Ponticelli, une armée de gueux d’Italie ont attaqué et chassé à coups de pierre des familles tsiganes. Avec à l’arrière-plan des montagnes de déchets. Je sais bien que c’est crépusculaire, et que votre patience a des limites. Je le sais, mais je n’arrive pas à me contrôler. Car je vois, car je sais que la course-poursuite entre la barbarie et l’humanité élémentaire est en route. La crise écologique est et sera toujours plus le révélateur de nos vérités les plus essentielles. Désolé. Croyez-le bien, désolé.

Obama et cette si vieille histoire d’un si vieux continent

Je vous glisse ces trois mots avant un long article sur l’Italie. Obama. Cette étrange unanimité à laquelle je participe malgré que j’en aie. Un Noir, au pouvoir dans le pays de l’esclavage. Chez nous, tous sont évidemment d’accord, de Sarkozy à Hollande, en passant par Bayrou et tant d’autres. Il paraît que l’élection ravit jusqu’au Front national, mais je n’ai pas le cœur à vérifier.

Tout le monde sur un petit nuage, donc. Pourquoi faut-il que je pense, moi, à l’atterrissage de Neville Chamberlain  sur l’aéroport de Londres, en septembre 1938 ? Il vient alors de signer les accords de Munich, qui ont donné l’indépendance de la Tchécoslovaquie à Hitler. Une foule entoure le petit avion du Premier ministre britannique, qui redoute d’être lynché. Il est acclamé, tout au contraire, par une foule en délire. La Paix ! La Paix est sauvée ! Le 21 novembre suivant, un certain Winston Churchill déclare dans l’indifférence générale : « Le partage de la Tchécoslovaquie, sous la pression de l’Angleterre et de la France, équivaut à une capitulation totale des démocraties occidentales devant la menace des nazis (…) Un tel écroulement n’apportera ni la paix ni la sécurité (…) Au contraire, il place ces deux nations dans une situation encore plus faible et plus dangereuse. Le simple fait que la Tchécoslovaquie soit neutralisée entraîne la libération de 25 divisions allemandes qui pèseront sur le front occidental (…). Croire qu’on peut obtenir la sécurité en jetant un petit État en pâture aux loups est une illusion fatale ».

Oui, pourquoi faut-il que je pense à cela, quand tout le monde applaudit le triomphe du héros ?