Archives mensuelles : février 2009

Claude Allègre récidiviste (mais que fout la police ?)

C’est le hasard, car je tenais ce papier sous le coude depuis quatre ou cinq jours. Vous y verrez, j’y vois en tout cas un hommage à la mémoire de mon ami Henri Pézerat, qui sera enterré aujourd’hui vendredi. Allègre est l’antithèse boursouflée de suffisance de ce que fut Henri. Allègre, qui a travaillé comme Henri à l’université de Jussieu (Paris), n’hésitait pas à dire en 2005 dans L’Express : « Je le dis et je le répète : à faible dose, la poussière d’amiante n’est sans doute pas plus dangereuse que la poussière de silice qu’on respire sur la plage ». Une étude de l’Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail (Afsset) vient précisément de reconnaître qu’ « une révision de la réglementation actuelle est justifiée ». Il faudra, selon l’Afsset, « tenir compte des dangers avérés et potentiels des fibres fines et des fibres courtes de ce minéral, alors que seules les fibres longues sont prises en considération pour évaluer la pollution d’un lieu (ici) ».

La suite concerne Allègre, une nouvelle fois. Nul doute qu’il s’agit, malgré tout, d’un cas intéressant. Un homme qui nie à la fois la dangerosité de l’amiante et la réalité du réchauffement climatique est intéressant. À fortiori quand il est complaisamment présenté comme un grand scientifique. Et davantage encore si l’on ajoute que cet homme a été ministre d’un gouvernement de gauche il y a une poignée d’années et ami proche, y compris sur le plan intellectuel, d’un certain Lionel Jospin. Jospin, le grand espoir du changement. Le digne successeur de François Mitterrand.

Pardon de me copier sans vergogne, mais j’ai déjà écrit sur Allègre. Je tiens notamment à ce (très) long parallèle entre Tazieff et Allègre, qui résume parfaitement ma pensée sur le sujet (ici). Mais il y a deux autres articles qu’il m’est difficile de ne pas recommander, car je les ai écrits aussi. Oui da, moi (ici et ici). Si je vous embête encore avec ce sensationnel personnage, qui lorgne désormais sur un poste ministériel chez Sarkozy, c’est parce qu’il vient d’écrire un article dans le journal Le Point (ici).

Encore une fois, c’est prodigieux. Allègre devrait avoir une médaille pour chaque invention qu’il imagine. Mais la fabrique nationale suffirait-elle ? Je ne peux ni ne veux tout souligner. Vous savez lire comme moi. Un petit commentaire ne vous sera pourtant pas épargné. Notez ces deux phrases, et regardez-les ensuite de près : « La température moyenne des océans n’augmente plus depuis 2003. L’année 2008 aura été dans l’hémisphère Nord parmi les plus froides depuis dix ans et tout indique que l’année 2009 sera identique ».

Que dire qui ne soit aussitôt une retentissante injure publique ? Je ne confronte pas même à la réalité des faits et des études raisonnablement établies. Je laisse ce travail à d’autres, s’ils en ont envie. Non, je pense à la logique interne de ces mots. Ainsi de l’usage du présent indicatif pour signaler une impossibilité manifeste. Comment voulez-vous savoir que la « température moyenne » des océans n’aurait plus bougé depuis 2003 ? Seul Allègre est en mesure de tels miracles.

Autre point remarquable : l’année 2008. Là encore, restons-en à la logique interne. L’hémisphère nord aurait connu une année « parmi les plus froides depuis dix ans » ? Si tel était le cas, que nous dirait-il ? Absolument rien. Le dérèglement climatique global s’accommoderait aisément d’un tel phénomène. Dans le même temps, Allègre ne dit rien de l’hémisphère sud, qui pourrait modifier en profondeur la donne. Autrement dit, son propos est dépourvu de sens. Mais le pompon est dans les derniers mots : « tout indique que l’année 2009 sera identique ». N’oublions pas que l’auteur est un scientifique. S’il dit tout, ce doit être tout. Donc, tout dirait que l’année météo, avant même de s’être déroulée, sera identique à la précédente.

On est là dans une extraordinaire démonstration. Allègre n’est plus, s’il l’a jamais été, dans la prévision. Mais dans la prédiction. Dans la divination. Demain, il ira à Delphes, consulter les oracles. Ou se fera tirer les cartes par madame Irma. L’esprit humain est grand, invincible, presque sans limites dans sa fantaisie. Cet homme a été ministre de la gauche sans que personne dans ce camp ne s’étonne de ses positions sur l’amiante et le climat, connues depuis près d’une quinzaine d’années. Cet homme sera peut-être, demain, ministre de la droite. Voilà qui me fait réfléchir à l’état de la pensée politique. Voilà qui me fait songer que nous ne sommes pas sortis de l’auberge.

PS : Comment une seule et même terre peut-elle porter à la fois un Henri Pézerat et un Claude Allègre ? Voilà bien l’un des nombreux mystères que j’emporterai avec moi. Quand le moment sera venu. Je ne suis pas pressé, non pas.

Un homme juste est mort (Henri Pézerat)

Je vais essayer de cacher ma peine, qui est immense. Et je vais tenter de parler d’un vivant qui fut beau. Je ne prétendrai pas être un intime de l’homme qui vient de mourir, mais je le connaissais bien. Et j’aimais Henri Pézerat, cela ne fait aucun doute.

Henri vient d’y passer. J’en ai le frisson. Ce n’est pas un deuil, c’est la vraie grande douleur du manque. Je ne pourrai plus l’appeler au téléphone. Je ne pourrai plus passer le voir dans son appartement de Fontenay. Merde, ce n’est pas seulement insupportable, c’est incroyable. Quel âge avait Henri ? Je pense 77 ou 78 ans, j’ignore au juste. Il était fatigué. Non pas de vivre. Son esprit était fait pour durer des siècles. Hélas le corps ne suivait plus. Son cœur lâchait. Mais son esprit !

J’ai rencontré Henri en 1994. À cette époque, il était encore directeur de recherche au CNRS, à Jussieu (Paris). Il était toxicologue. Ce jour-là, grâce à lui, j’ai tout compris du drame absolu de l’amiante. Il ne faut pas commettre d’anachronisme. En cette année 1994, Henri bataillait seul. Seul en France, où des milliers de scientifiques travaillent pour l’armée ou l’industrie. Seul, il avait démonté le dossier de l’amiante, de l’exposition des prolos à cette fibre assassine. Il disait déjà les milliers de morts par an. Tout ce qu’il m’a dit ce jour fabuleux – pour moi – a ensuite été confirmé.

Mais il était seul. Contre les institutions, les ministères, les officiels, et même un peu et beaucoup les syndicats. Henri connaissait d’autant mieux l’amiante qu’il avait bataillé dans les années 70, dans cette fac de Jussieu devenue tombeau pour tant de salariés, contre le flocage des plafonds à l’amiante. À la différence de cet atroce personnage appelé Claude Allègre, il savait, il gueulait.

Non, il ne gueulait pas. Henri était finalement un homme discret, mais un combattant qui jamais ne lâchait prise. Moi qui l’ai tant poussé à raconter sa vie, j’ai fini par en connaître des bribes. Ce chercheur rarissime était proche du peuple. Il avait été un militant ardent du Parti Communiste, puis un opposant interne au stalinisme, et s’était finalement rabattu sur le syndicalisme. Mais Henri sera toujours resté, à mes yeux, un communiste à l’ancienne, un communiste d’avant la glaciation, un Juste. Il n’aimait pas que j’emploie ce mot pour parler de lui. Il n’aimait pas qu’on parle de lui. C’était un Juste.

Le combat pour l’interdiction de l’amiante, obtenue en 1997, lui doit à peu près tout. Certes, sans certains autres, cela aurait traîné un peu plus. Mais sans lui, nul ne sait si nous aurions obtenu cette fragile victoire. Il a été l’âme, le centre, le moteur de cette terrible bataille au couteau contre les salopards de ce monde malade. Je suis fier – et non pour moi, je l’assure -, je suis fier d’avoir obtenu que le journal Le Monde fasse une page entière sur le sujet, le 31 mai 1995, avec un dessin du visage de Henri en une. Je salue au passage, d’ailleurs, l’ami Jean-Paul Besset, sans qui cela aurait été impossible. Vous ne le savez pas, mais le journaliste que je suis a ramé des mois entiers, à cette époque, pour faire circuler de maigres informations sur ce qui était pourtant un drame national. Si je racontais tout dans le détail, et le nom des journaux qui m’ont alors ri au nez, je pense que vous seriez surpris. J’en suis sûr.

Henri ne s’est pas arrêté là. Il est devenu au fil des ans, surtout après son départ à la retraite, le spécialiste tous terrains de quantité de causes essentielles. Je lui ai souvent dit : « Henri, tu es un service public à toi tout seul ». Il riait, j’adorais cela. C’était vrai : un service public installé dans son appartement, d’où il envoyait études et analyses à tous ceux qui le sollicitaient. Des ouvrières, des ouvriers, des êtres méprisés, ignorés, sans pouvoir, lui passaient un coup de fil, ou lui envoyaient un fax, et alors tout commençait.

Je ne peux citer tous les exemples. Il y en a vraiment trop. Henri avait compris ce qu’aucun ponte ne saurait admettre. Que les liens entre la santé et la contamination chimique, environnementale en général, sont massifs et constants. En une douzaine d’années, Henri aura éclairé de son savoir des tragédies qui seraient restées obscures à jamais. Dans le désordre, je citerai l’école de Vincennes, sur le site des anciennes usines Kodak, les cancers d’enfants de Mortagne-au-Perche, le sous-marin Clemenceau, l’air de Gaillon, la maladie de Paul François, l’insoutenable affaire de l’atelier A de l’usine Adisseo de Commentry, le danger des fibres céramiques réfractaires, la qualité des eaux et la pollution par l’aluminium, et tant d’autres. Je me souviens de la tendresse singulière qu’il avait pour Josette, une ouvrière de l’usine Amisol de Clermont-Ferrand. Une usine qui avait tué massivement, où les femmes surtout avaient lutté avec vaillance et un brin de désespoir.

Je maintiens : Henri était « un service public à lui tout seul ». Un homme si rare qu’il ne sera pas remplacé. J’écris cela alors que j’ai toujours pensé que nous tous étions aisément remplaçables. Mais sincèrement, je crois qu’il était une fantaisie de l’évolution, qui ne repasse pas nécessairement les plats. On ne trouve pas chaque jour un scientifique rigoureux qui aime le peuple et prend au sérieux la crise écologique. Oh ! je ne souhaite pas en rajouter. Nous n’étions pas d’accord sur tout, de loin. Mais c’était un homme unique.

Je pense à lui, bien sûr, espérant contre toute évidence qu’il saura le vide qu’il laisse dans nos âmes. Nous sommes en effet nombreux à le pleurer à chaudes larmes. Henri est de ces êtres qui permettent de croire encore à la beauté du monde. Qui démontrent que la liberté, l’égalité, la fraternité brillent de tous leurs feux au fond de quelques esprits. Qui interdisent de perdre pied. Henri, mon petit père Henri, je t’embrasse.

Faut-il soutenir ? (sur les Antilles)

Rapide, rapidos, deux mots. Patrick et Thibault ont évoqué en commentaire un appel d’intellectuels antillais à propos de la grève en Guadeloupe et en Martinique (ici). Thibault propose de réconcilier les points de vue – social et écologique, j’imagine – autour de ces mots en effet très frappants.

Que dire ? Je me sens une proximité totale avec les grévistes de là-bas. Et j’espère chaque matin qu’ils ne céderont pas. Je suis donc solidaire. Mais de quoi ? Voilà bien une question embarrassante. Car ces îles sont des artifices nés de la colonisation par la France, qui n’ont pour l’heure aucune autonomie économique ou énergétique. Il me semble que tout part de là. Il me paraît que l’urgence est de penser un embryon de production locale sans laquelle il n’est pas d’avenir souhaitable. Pour l’heure, la France et les intermédiaires commerciaux tiennent les Antilles par les couilles. Et ça fait mal. L’expression a son poids masculin, j’en ai conscience. Mais je n’ai rien trouvé de mieux.

Tout est importé à prix d’or. Et sur place, la camarilla des anciens maîtres blancs continue de dominer les circuits. Ce qui impliquerait, pour avancer réellement, de dynamiter le système social intérieur – on appelle ça une révolution – et de modifier en profondeur les relations avec la métropole. Jusqu’à l’indépendance ? Pourquoi pas ?

Mais il y a un hic. Le texte des intellectuels, lyrique, me fait penser à des montagnes de littérature politique élevées partout dans les années 70. Pour le moment, j’en suis désolé, rien n’indique que ce mouvement saura trouver une voie d’avenir. S’il s’agit de relancer massivement la production agricole vivrière, d’accord ! Il faudra au passage poser la question atroce de la pollution par le chlordécone – un pesticide – qui rend dangereux pour des siècles des milliers d’hectares de bananeraies. S’il s’agit de séparer les besoins en effet essentiels – un toit, une alimentation de qualité, des soins de santé appropriés – de tout le reste, d’accord ! S’il s’agit de clamer que la vie humaine doit tourner le dos à la prolifération d’objets matériels qui détruisent, aliènent et désespèrent, d’accord !

Mais s’il s’agit de combattre pour que les Antillais surconsomment de manière aussi stupide que la France métropolitaine, merde ! S’il s’agit d’arracher 200 euros pour payer la dernière facture du téléphone portable, merde ! S’il s’agit de surinvestir dans la bagnole individuelle, comme je l’ai tant vu sur place, merde encore !

Bref et malgré tout, ce mouvement me plaît beaucoup. Même si je demeure sceptique quant à la direction qu’il prendra finalement. En un dernier mot, je suis convaincu que l’avenir des Antilles passe par une réduction importante de biens importés et la chasse aux gadgets matériels. Par un recentrage sur la culture profonde du peuple créole, et sur une agriculture sans laquelle il faudra toujours tendre la main en direction de Paris. En somme, moins de supermarchés, mais plus de liberté. Moins de télé, mais plus de « cases à palabres ». En attendant de voir, et comme on dit dans des îles voisines de celles-là : suerte ! Bonne chance, bon courage, bons vents.

Besancenot et les animaux

Ce sera court, et pour une fois, c’est vrai. Besancenot. Le NPA. Je me suis fait secouer en divers lieux du Net à la suite de l’article que j’ai consacré à ce parti il y a quelques jours. Mon Dieu ! Quelle confusion mentale, morale et politique chez certains. J’oublie à chaque fois la profondeur du mal, et c’est tant mieux pour moi.

Enfin, je voulais vous signaler une joliesse des fiers et valeureux militants qui viennent de se lancer à l’assaut du ciel. Au cours du congrès de fondation du NPA, il y a quelques jours, une poignée d’adhérents a tenté de faire voter un amendement. Lequel demandait de prendre en considération « la sensibilité des animaux, eux aussi victimes de la course à la productivité ». Et de réclamer la fin de pratiques comme la corrida, l’utilisation des animaux dans les cirques ou la chasse à courre.

Bon. Rejeté, vous pensez bien. Les révolutionnaires du NPA ont bien d’autres choses en tête que le grand massacre des animaux par les hommes. En France, on n’en tue jamais qu’un milliard par an pour nous nourrir d’une viande industrielle. Un milliard qui passe par les cercles de l’enfer et de la concentration avant de provoquer – un comble ! – obésité, maladies cardio-vasculaires, cancers et diabètes chez eux qui s’en goinfrent.

Pour le NPA, tout cela n’existe pas. Car ce parti est évidemment anthropocentriste. La terre est à l’homme. Et quand il parle de crise écologique, il devrait davantage parler de crise environnementale. Car c’est cela qui l’intéresse : l’environnement. Ce qui environne les activités humaines et peut les déranger, comme le nucléaire. Pas la vie dans son infinie complexité. Pas ces millions d’espèces différentes qui coexistent de plus en plus mal avec notre soif de domination.

Non, et je me répète, le NPA n’est pas et ne deviendra pas écologiste. Pour savoir ce qu’est un écologiste, je vous renvoie à la belle figure d’Arne Næss, qui vient de mourir (lire ici). Je ne crois pas qu’il aurait pris sa carte au NPA. Moi-même, je crains de devoir m’en passer.

Julien Dray (Glucksmann, Kouchner, Sollers, etc.)

Ne fuyez pas encore. Je jure que je ne tente pas un saut périlleux arrière retourné. Si je vais parler brièvement de quelques célébrités politico-médiatiques, c’est bien pour évoquer finalement la crise écologique, comme on verra. J’essaierai d’être bref, tout en sachant que je n’y parviendrai pas.

Julien Dray, actuel député socialiste de l’Essonne. Il a mon âge, ce qui fait que nous avons eu 15 ans, et même 16 ans en même temps. Étonnant, non ? J’ai connu Juju – on l’appelait déjà ainsi – vers le début de 1971, car l’école où je me trouvais alors n’était pas éloignée de la sienne. Et nous étions pareillement saisis par la fièvre de la révolution. Je ne dirais pas ce que je pensais alors de lui,  car on m’accuserait d’inventer ou de lui faire un procès rétrospectif. Ce que je peux certifier, c’est qu’il me faisait rire, involontairement je dois ajouter. Je le revois penché à l’une des fenêtres de la mairie de Bondy (Seine-Saint-Denis), mégaphone en mains. Ce jour-là, nous avions décidé une grève contre « l’impérialisme français au Tchad ». Oui, j’ai fait fait grève contre cela.

Juju, donc. Vous devez savoir qu’il a de gros ennuis. Un rapport d’une structure de surveillance des comptes bancaires, Tracfin,  a découvert ce qu’il faut bien appeler des mouvements de fonds stupéfiants sur les comptes personnels du député. Il n’a pas été interrogé, et j’en resterai donc là. À un détail près, qui n’a rien de pénal. Qui n’a rien d’illégal. Juju est bourré de thunes, comme je dis quand vous n’êtes pas là. Et il n’est jamais comblé. Et il a acheté une maison à Vallauris (Alpes-Maritimes) grâce à de l’argent que lui a passé le grand homme de gauche à la sauce Mitterrand – et petit homme de droite – qu’est Pierre Bergé, richissime comme on sait. Mais Juju rembourse, affirme Bergé. Sûr, il rembourse. De cela, je ne saurais douter. Il rembourse.

Pour le reste, madonna !  Juju reçoit chaque mois, pour le cumul de ses charges publiques, autour de 15 000 euros. Sans compter les revenus de sa femme. Sans compter le bel argent que tant de gens s’acharnent à lui prêter ou à lui donner. Et cela ne suffit pas. Cela ne suffira jamais. Si je n’aime pas du tout ce garçon, ce n’est même pas pour cela. Cela suffirait, notez, mais non, je pense à autre chose. Pas même à ses liens amicaux noués à la buvette de l’Assemblée nationale avec des figures de la droite, dont Charles Pasqua, dès le milieu des années 80. Pas même le fait que Juju, si Royal avait gagné les élections, serait devenu ministre de l’Intérieur, et grand flic de France.

Il y a autre chose. SOS Racisme. Cette invention politicienne, manoeuvrée depuis l’Élysée par Mitterrand, et suivie pour le compte de son maître par Juju et Harlem Désir. Cette guignolade des années 80, quand par ailleurs les socialistes réhabilitaient le capitalisme extrémiste, mettaient sur orbite Tapie, donnaient les clés d’une télé à Berlusconi, cette guignolade a aggravé dans des proportions inouïes la crise ontologique des banlieues. Au moment où il aurait fallu lancer un plan national majeur pour empêcher à toute force la formation des ghettos, Juju and co, si délicieusement « modernes », préféraient les concerts « antiracistes », les petites mains « Touche pas à mon pote », les passages à la télé, et les grosses subventions publiques et privées. Dont acte, comme il m’arrive aussi de dire. Dont acte.

Deuxième cas : le bon docteur Kouchner. Une seule chose m’intéresse dans le mauvais livre que Pierre Péan vient d’écrire sur lui (Le monde selon K, Fayard). Une seule, qui n’est pas contestée. Ni contestable. Kouchner a noué des liens d’affaires, fructueux pour lui, avec Omar Bongo, président du Gabon, et Denis Sassou Nguesso, président de la République du Congo. J’arrête là, car chacun peut savoir aisément qui sont ces hommes et comment ils traitent leurs peuples. Je n’ai pas besoin d’en savoir plus sur Kouchner, « médecin humanitaire » et porteur de sacs de riz sous les sunlights. Tiens, c’est un grand, grand copain de Cohn-Bendit. Mais je m’égare.

Troisième cas, André Glucksmann. Si je pense à ce « philosophe » aujourd’hui rallié – il a 71 ans – à Sarkozy, c’est que je suis tombé sur un petit film qu’on peut regarder en ligne (ici). Nous sommes en 1978, et on y voit  Glucksmann opposé au responsable du parti communiste français René Andrieu. Dédé – oui, certains le nomment ainsi – a toutes les apparences d’un soixante-huitard sur le retour. Jean, baskets, cheveux longs. Et il attaque avec violence Andrieu – qui le mérite cent fois, certes -, lui reprochant cinquante ans de mensonges sur l’Union soviétique.

Et alors ? Eh bien, ce que personne ne sait alors, ce que tout le monde a évidemment oublié depuis, sans s’y être intéressé d’ailleurs, c’est que Glucksmann, en cette année 1978, traîne lui-même un épouvantable passé stalinien. Il a adhéré au parti communiste en 1950, au pire de cette histoire de sang et d’horreur. Certes, et je n’ai aucune raison de le cacher, il a quitté le monstre après l’intervention de Budapest. Mais il a remis le couvert dès les années 60, en devenant un maoïste, plutôt un maolâtre déchaîné. Jusque vers 1973 ou 1974, il a soutenu de toutes ses forces le régime de Pékin, qui avait tué ses citoyens par dizaines de millions. Et la révolution culturelle de 1966, qui est probablement l’acte de manipulation politique le plus achevé de l’histoire humaine. Or donc, quand il engueule Andrieu à la télé en 1978, il vient à peine de quitter la grande famille de la dictature. Mais il a un visage si expressif ! Si sincère ! Des ailes blanches ajoutées à ses épaules ne dépareraient pas dans ce si joli chromo.

Sollers enfin. Il y a de quoi se les mordre, pardonnez-moi, je suis souvent aux limites de la vulgarité quand je m’énerve. Cet écrivain de troisième ordre règne – ou a régné – sur une partie des journaux qui sont censés faire la critique littéraire de ce pays. Il commentait ces derniers jours, dans Le Nouvel Observateur (ici), un ouvrage posthume de Roland Barthes (Carnets du voyage de Chine, Christian Bourgois). En avril 1974, Barthes, Sollers et une poignée d’autres de la revue Tel Quel – joli nom, tel quel, pour une pareille entreprise -, partent en Chine pour une tournée de propagande en faveur du régime.

À cette date, Mao, qui n’est pas encore tout à fait mort, dévaste une ultime fois son pays, au cours d’une purge géante, et sanglante cela va sans dire. Mais Sollers est lui aussi, après avoir été stalinien de souche au PCF, un stalinien pékinois passionné. Enthousiaste. En cette année 1974 où René Dumont commence sa campagne électorale des présidentielles, et parlera bientôt d’eau, de pétrole et de nourriture devant des caméras de télévision médusées, Sollers est donc à Pékin.

Il soutient encore, publiquement, une dictature extraordinaire, et d’ailleurs en place 35 ans plus tard. Il a 38 ans, ce n’est donc pas tout à fait un perdreau de l’année. Tout rapprochement avec les crapules « intellectuelles » qui firent le voyage de Berlin en pleine guerre mondiale, en octobre 1941 – entre autres Chardonne, Jouhandeau, Fernandez, Brasillach, Drieu La Rochelle, Bonnard – serait très déplaisant pour Sollers. Mais ne se fout-il pas de tout ? À commencer par nous ?

Il est temps de conclure, et je remercie les vaillantes et vaillants qui m’auront suivi jusqu’ici. Ces itinéraires, divers sans nullement être variés, auraient-ils un rapport avec la crise écologique ? Mais oui, pardi. La misérable génération que je viens d’évoquer, narcissique, indifférente à l’injustice, au malheur humain dans sa dimension universelle, cette génération exprime bien entendu une décadence des valeurs morales essentielles. Il est bien certain que des gens pareils ne pouvaient en aucune manière considérer l’effondrement des systèmes naturels, bien plus grave que celui des bourses et des économies. Le plus drôle, dans le genre grinçant, c’est que ces personnages n’auront cessé de parler d’autre chose, toute au long de leur vie sans but ni vérité, quand l’évidence s’imposait pourtant qu’il fallait réagir. La crise de la vie, massive, obsédante, angoissante, si déroutante aussi, leur sera restée inconnue.

Cette génération encore au pouvoir, qui inclut évidemment Sarkozy et sa bande, entretient avec nous des liens complexes. Ne mentons pas. Cette fois du moins, regardons les choses en face. Sans les lecteurs de leurs niaiseries, sans les électeurs qui ont garni leurs comptes bancaires, sans cette complicité diffuse et massive, pas de pitres, pas de pantins, pas de turlupins. Ces tristes figures sont aussi les nôtres.

Cela changera-t-il ? Oui, bien entendu. Quand ? Nul ne peut savoir. Comment ? Personne ne nous le dira non plus. Mais je dois affirmer ici ma conviction qu’il faudra un sursaut inédit pour nous débarrasser de ces négateurs de la destruction du monde. Je ne souhaite nullement leur mort, on s’en doute. Je rêve que des humains un peu meilleurs que ceux qui les laissèrent triompher leur tournent le dos à jamais. J’espère le voir de mes yeux. J’espère que l’esprit nouveau qui lève enfin, malgré les grandes incertitudes de l’heure, obligera notre société à se choisir d’autres porte-parole que ces insupportables médiocrités. Je sais. Je suis en plein rêve.