Archives mensuelles : mai 2009

Détendons l’atmosphère (sur le dos de NKM et du portable)

(Un mot sur les engueulades qui précèdent. Je n’ai pas le goût, malgré les apparences, de trop secouer mes proches. Or il est clair que nombre de lecteurs de Planète sans visa sont des proches. Je prie donc celles et ceux qui s’estimeraient avoir été malmenés par moi de bien vouloir m’excuser. Et leur demande de comprendre – je ne me plains aucunement – que je suis seul face à plusieurs milliers de personnes. Mon tempérament explique le reste.)

Bon, what’s up ? Vous savez sans doute qu’un « Grenelle des ondes » se déroule en ce moment. Aussi loufoque que les autres Grenelle, il se propose de mettre tout le monde d’accord, ce qui n’arrivera évidemment pas. Une dernière réunion se tient aujourd’hui, et la remise solennelle des conclusions est prévue le 25 mai. Que sera-t-il décidé ? Rien. D’après les indiscrétions qui circulent, on aura droit à un texte sur la « nécessaire transparence » – on en parle dans le nucléaire civil depuis près de quarante ans – et de « nouvelles recherches ». L’association Robin des Toits juge qu’il ne s’agit que d’une « ribambelle de vœux pieux ». Ce n’est pas loin d’être mon avis.

Dans un entretien lénifiant donné au magazine L’Express (ici), Nathalie Kosciusko-Morizet, ancienne secrétaire d’État à l’écologie, rassure à tout va. Exemple : « A ce jour, rien n’a été prouvé sur la nocivité des antennes ». Ou encore : « Il y a deux problèmes à diminuer la puissance des antennes ». Mais le meilleur est ceci : « Personnellement, je pense que notre règlementation est très datée et doit être dépoussiérée. Une mesure possible en sortie de ce Grenelle pourrait être d’aller vers des seuils plus bas, après expérimentations (attention (…), des seuils plus bas cela peut vouloir dire plus d’antennes, dans certaines configurations.) ».

Et là, c’est le top. Car la règlementation actuelle fixe des limites d’émission de 41 à 61 volts par mètre pour les antennes-relais. Madame Kosciusko-Morizet envisage donc prudemment d’abaisser cette limite, fût-ce en augmentant le nombre d’antennes. C’est à ce moment de l’histoire que j’explose de rire, car je lis de mon autre oeil la proposition de loi enregistrée à l’Assemblée nationale le 13 juillet 2005 sous le numéro 2491 (ici). Les attendus en sont charmants : « Or, la question de santé publique est sans doute l’aspect le plus grave de ce dossier, celui qui nécessite les mesures les plus urgentes. De nombreux riverains d’antennes-relais se plaignent de problèmes de santé apparus au moment de l’implantation d’antennes-relais de téléphonie mobile à proximité de leur domicile, de leur travail… Des parents s’inquiètent de voir des antennes s’implanter à proximité de l’école ou de la crèche de leurs enfants.
Ces inquiétudes s’appuient sur les résultats d’un certain nombre de recherches qui portent sur les effets des rayonnements non ionisants sur la santé, qu’il s’agisse de basses ou de hautes fréquences. La spécificité des ondes rayonnées par la téléphonie mobile se fonde, en effet, sur l’alliance entre hautes et extrêmement basses fréquences. Or, les extrêmement basses fréquences (jusqu’à 300 Hz) ont été classées, en juin 2002, après bien des années de débat, dans la catégorie « potentiellement cancérigène » par l’OMS »
.

Et maintenant, la proposition elle-même, ou plutôt son premier article : « Le niveau maximal d’exposition du public aux champs électromagnétiques émis par les équipements utilisés dans les réseaux de télécommunication, ou par les installations radioélectriques, est fixé à 0,6 volt par mètre ». Je le précise illico, 0,6 volt par mètre est la mesure exigée par l’association Robin des Toits, et correspondrait à une division comprise entre 68 et près de 102 fois du seuil actuel.Il s’agirait donc d’une (petite) révolution qui mettrait à mal l’univers des opérateurs amis du pouvoir, Bouygues en tête.

Le drôle, mais vous l’aurez sans doute deviné, c’est que madame Kosciusko-Morizet est signataire, avec sept autres parlementaires, de cette proposition de loi ! La même qui tempère et minaude en 2009 voulait en 2005, compte-tenu des problèmes posés, diviser par 100 la limite d’émissions électromagnétiques. Mais j’en vois qui prennent encore cette politique-là au sérieux, et je me garderai bien de me moquer. Au reste, les élections européennes approchent, n’est-ce pas ?

Un court retour en arrière (sur Besancenot)

Ce qui devait arriver arrive. L’article précédent, consacré au NPA et à sa revendication d’un smic à 1500 euros nets n’a pas plu à une partie des lecteurs. Je ne discute pas de leur droit à me critiquer, mais je tiens à préciser deux ou trois points. Le premier, c’est que j’ai écrit exactement ce que je pense, et que je ne regrette donc rien du tout. Le débat et l’affrontement même – dans certaines limites – sont essentiels à l’esprit humain tel que je l’estime.

Pour le reste, quoi ? L’affaire du smic n’a rien à voir avec la morale, ou plutôt rien à voir avec la sensiblerie. J’ai écrit ici des centaines d’articles, dont un nombre considérable sur les vraies victimes de ce monde atroce, qui habitent en presque totalité au sud. Je pense à eux en priorité, et je le ferai jusqu’à la fin de ma vie. La misère passe avant la pauvreté. Pour moi, cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Mais dès qu’on semble ne pas être d’accord avec une mesure « généreuse », on est assez vite accusé personnellement de se moquer du monde. Drôle de pensée, à moins qu’il ne s’agisse d’un étrange impensé, je ne sais.

À la différence de l’immense majorité des lecteurs de Planète sans visa – je reconnais ne disposer d’aucune preuve -, je suis né dans le sous-prolétariat urbain. Et je suis bien sûr que personne, en dehors de ceux qui en viennent, n’imagine très clairement. Pendant toute ma jeunesse, nous avons acheté à manger à croum, c’est-à-dire à crédit. Et quelle bouffe ! Je n’insiste pas, car j’ai le pressentiment que nul ne me croirait. Il y a eu incomparablement pire dans ma vie, sachez-le.

J’aurais pu oublier ce monde affreux d’où je viens, mais non. Et là encore, je ne détaillerai pas. Il s’agit de ma vie, et tant que je n’attente pas à celle des autres, elle m’appartient. En tout cas, oui, je plaide pour des frontières étanches entre les compartiments de l’existence. Car sinon, Winston Smith, le héros de M.Orwell.

Ici, on discute. On échange des idées, éventuellement des gnons, mais autour de points de vue construits. C’est en tout cas ma vision des choses. Et pour en revenir au NPA, je trouve déplacés les commentaires qui défendent ce smic à 1500 euros nets. Car il ne veut rien dire. Soit le NPA et « les masses » sauront l’imposer et en ce cas, cela ne durera évidemment pas. Soit il restera ce qu’il est réellement : un slogan vide de sens réel. Mais imaginons que cela soit imposé à des patrons français lancés dans cette folie totale qu’on nomme mondialisation. Cela viendrait après une telle secousse tellurique que notre pays serait nécessairement isolé en Europe et dans le monde.

Toute révolution – ce n’est pas un jugement, mais un fait – a conduit inexorablement à des processus de dislocation des sociétés. On peut légitimement le souhaiter, mais il faut aussi savoir et faire savoir quelles en seront les conséquences. Demander un smic à 1500 euros nets par mois permet au NPA d’apparaître comme le bon, le meilleur défenseur des pauvres de ce pays. Moi qui ai vécu la plus grande partie de ma vie en Seine-Saint-Denis, je dois vous dire que je connais cette chanson par cœur, car ce fut celle du parti communiste dans le 9-3. Pendant des décennies, assumant cette fonction tribunicienne bien connue des politologues, le PCF a réclamé pour les pauvres de France et de Navarre des revendications qui n’ont jamais été satisfaites, sauf à la marge.

Mais en attendant, ils ont créé – oui, créé – des ghettos urbains, de monstrueux lieux de relégation, et des villes aussi atroces que Bagnolet, ou le « Parti » règne en maître depuis les années 20 du siècle passé. Alors, poliment, merde. Moi, je plaide pour qu’un mouvement de fond de la société réclame et obtienne des droits inaliénables de base pour tous les habitants de ce pays. Un toit sûr. Une nourriture de qualité. Des soins équivalents pour tous. Voilà mon programme, et vous en faites ce que vous voulez. Mais distribuer de l’argent pour faire tourner l’industrie des objets made in China, non. Non. NON.

Besancenot, le NPA et le Smic à 1500 euros (nets)

Les (très) rares fois où je vote, je suis victime d’une malédiction. Je ne peux pas tout vous raconter, mais c’est vrai. Disons qu’en ces occasions-là,  je me retrouve à voter pour des candidats baroques. Baroques à mon goût profond. Il est vrai que je n’adhère ni de près ni de loin à quelque parti que ce soit.

Pour les Européennes, je peux avouer que j’ai failli – une seconde, guère plus – voter pour le NPA de Besancenot et Krivine. Mais si. Pour une raison sans noblesse, mais que j’exprime sans honte : je voulais signifier aux classes dirigeantes de ce pays, de gauche comme de droite, qu’elles peuvent aller se faire rhabiller chez Plumeau. Je sais, cette expression sent la naphtaline. Mais leur monde aussi.

J’ai donc failli, puis je suis passé à autre chose. C’est-à-dire que j’ai décidé, comme à mon habitude, de ne pas aller voter. Nombre d’entre vous trouveront cela déplorable, et je comprends aisément leur point de vue. Mais je ne voterai pas. Et à coup désormais certain, pas pour le NPA, dont un militant m’a donné un tract voici une paire de jours à l’entrée du métro.

Ce tract est une merveille que je vais, je crois, conserver. Car il dit des choses décisives sur l’état mental, psychologique, intellectuel d’une force qui se prétend en rupture avec le monde tel qu’il va. Il rapporte bien entendu que la crise en cours est celle du capitalisme et que les riches devront en payer les frais. Qu’il convient d’interdire les licenciements et de créer un smic européen à hauteur de 1500 euros nets. Voilà une première folie, qui en appelle bien d’autres. Mais voyons donc celle-ci. 1500 euros nets par mois. L’Union européenne compte 460 millions d’habitants. Donc 1500 euros nets au minimum, distribués à cette imposante masse d’humains, dont la plupart sont vautrés dans le gaspillage des biens matériels depuis des décennies.

Concrètement, il faut bien voir ce que signifierait un tel afflux numéraire. Dans l’univers de supermarchés où nous sommes, il est certain que cet argent relancerait la consommation tous azimuts de bagnoles, de télés, de lecteurs de DVD, d’iPod, de produits alimentaires cancérigènes, de vacances frelatées, etc. J’imagine mal quelqu’un pouvoir contester cela. Si deux plus deux égalent quatre, alors le NPA revendique la fuite en avant dans la consommation de masse de produits qui, fatalement, viendront en très grande part de Chine, où les ouvriers sont des esclaves et où l’on fourre de la mélamine dans le lait des bébés. Je crois que c’est intéressant à noter.

Quant à la crise écologique stricto sensu, le NPA y consacre un encadré sur les six qu’il a retenus dans son tract. Dans l’ordre d’édition, le quatrième. Et là, mes aïeux, c’est à pleurer. Car le NPA ne sait pas qu’il y a crise, même s’il utilise cette expression comme d’autres celle de développement durable. Cela commence comme cela : « L’Europe est une énorme consommatrice d’énergie, produisant des déchets nucléaires et dégradant le climat. C’est le capitalisme qui est responsable de la crise écologique et sociale. Le paquet climat-énergie de l’Union européenne comporte des objectifs inférieurs aux recommandations des climatologues ».

Je ne sais pas qui a pondu ces lignes, mais franchement ! Pas un mot sur le sud du monde, qui devrait pourtant être notre nord à tous. Pas un mot sur les forêts, la biodiversité, les océans, les biocarburants, l’agriculture bio, la télé, la pub, l’aliénation par les objets, le téléphone portable, l’apparition si inquiétante de limites  physiques infranchissables à tout projet humain. L’auteur du tract s’en fout. Il s’intéresse à l’écologie comme la LCR le faisait dès les années 70. En la considérant comme un élément de plus. Un grief supplémentaire à mettre au débit du capitalisme. Il n’y a pas l’ombre d’une réflexion et, partant, pas l’ombre d’une véritable action. Le NPA est ailleurs.

Ailleurs, c’est-à-dire avec tous ceux qu’il prétend si fort combattre. Car le seul point concret qui est évoqué est celui de l’industrie automobile. Une question décisive, on le sait, pour tout écologiste. Or le NPA ne remet nullement en cause le modèle de la bagnole individuelle, qui est en train de détruire à la racine la Chine et menace l’Inde rurale avec la voiture Nano. Oh non ! Nos révolutionnaires écrivent que des « collectifs de travail », probablement à l’issue d’une crise politique  qui aurait rebattu toutes les cartes, devraient « assurer la production de véhicules moins polluants… ». Ainsi donc, et sans conteste, le NPA accepte l’existence d’une industrie automobile folle à lier, acharnée à rendre désirable la fin du monde, et fragmentant à l’infini, en attendant, les habitats écologiques sur quoi repose la biodiversité. Il l’accepte et la défend. Pensez-vous que, lorsque la révolution sera venue, il sera possible de brutalement tenir un autre discours à ceux qui, par hypothèse, se seraient soulevés ? Je voudrais bien voir cela.

La vérité est triste, mais elle demeure la vérité. Le NPA ne veut pas changer le monde et le sauver de crises extrêmes. Il entend que le pouvoir passe de certaines mains à certaines autres. Il n’a strictement rien compris à la nouveauté radicale des événements en cours. Il ne voit pas le caractère réellement inédit, dans l’histoire des hommes, de la destruction massive des écosystèmes, base de la vie sur terre. Et s’il est à ce point aveugle, c’est que reconnaître le principe de la limite commanderait ipso facto de s’attaquer à un siècle et demi de tradition théorique et philosophique. Non, contrairement à ce que pensait Marx, contrairement à ce qu’ont pensé ses successeurs les plus présentables, et qui appartiennent au Panthéon du NPA, l’abondance matérielle n’est pas et ne sera pas au rendez-vous.

Il faudrait au NPA une capacité qui n’appartient à aucune institution humaine : celle de se nier en détricotant les mailles de la mythologie qui l’a fait ce qu’il est. Le NPA continuera donc à rêver d’une grande explication avec les riches du monde – que je souhaite ardemment -, oubliant qu’il faudrait aussi, surtout, envisager le grand face-à-face avec nous-mêmes. Aussi bien, malgré mon plaisir à déconner quand l’occasion se présente, le NPA n’aura pas mon vote en juin. Ni personne.

PS : Je ne suis ni sourd ni complètement aveugle. Je sais bien que des gens souffrent en France de ne pas pouvoir acheter tel ou tel objet. D’être pauvre. Mais il n’y aurait rien de pire que de poursuivre dans la voie du délire matériel. Cela ne veut pas dire ne rien faire. Cela implique à mes yeux, dans un pays comme la France, un partage des richesses, volontaire ou contraint. Mais n’oublions jamais que le monde réel, qui n’est pas le nôtre, est celui où un humain doit se débrouiller avec un dollar par jour. Deux s’il a beaucoup de chance. Qu’on le veuille ou non, que cela soit plaisant ou insupportable, il n’y a PAS ASSEZ DE RESSOURCES sur terre pour offrir à tous le niveau de gaspillage occidental. Selon moi, qui défend le smic à 1500 euros nets en France nie l’égalité fondamentale entre tous les habitants humains de cette terre. Et je ne parle pas des autres êtres vivants, qui comptent tant à mes yeux. Le NPA n’a pas même entendu parler de leur existence.

Arrêter cette main criminelle (sur le soja)

 Les 26 et 27 mai aura lieu au Brésil la quatrième « conférence internationale pour une culture responsable du soja ». Le paravent industriel « Round Table on Responsible Soy Association » (Association pour une culture responsable du soja, RTRS, ici) y tentera de vendre par la désinformation une soi-disant norme acceptable pour la culture du soja, qui est un vaste crime contre l’homme et la nature. Sachez que le monde se mobilise (ici) dans une lettre ouverte retentissante de 60 organisations du monde entier. Le monde se mobilise, mais pas la France, à l’exception des Amis de la terre (ici), dont les moyens sont hélas limités. Greenpeace-France a davantage à faire du côté des officiels et des décideurs, surtout depuis que Robert Lion préside une association jadis combative. Le WWF international – surtout sa branche brésilienne – est engagé de longue date dans des discussions indignes avec RTRS. Le WWF-France de Serge Orru, sur une autre ligne, se montre étonnamment embarrassé, sans que nul média ne s’intéresse pour le moment à cette question clé (ici). Moi, je continue mon bonhomme de chemin, et vous propose une plongée dans ce monde que nous ne voulons surtout pas voir. Bienvenue chez les salopards. 

Le 28 juillet 2008 au matin, un groupe d’Indiens guarani du nord de l’Argentine, dans la province de Jujuy, se réveille comme chaque jour dans le campement appelé Jasy Endy Guasu, c’est-à-dire en français Lumière de la grande lune. Plutôt, ils sont réveillés par un peloton de 50 soldats armés, qui accompagnent les employés d’un des rois locaux du soja, un certain Roberto Strisich. Les bulldozers conduits sur place détruisent les cabanes en bois. Les animaux des Indiens sont tués. Ce qui résiste encore est brûlé. Les soldats sont porteurs d’un ordre d’expulsion signé et contresigné par un juge de la ville. Une loi, des lois fédérales protègent en théorie les Guarani, qui sont tout de même l’un des peuples autochtones de l’Argentine. Chiffons de papier. La communauté Jasy Endy Guasu doit faire place nette au soja transgénique et à ses fabuleux profits.

Autre lieu, au Paraguay voisin. « San Vicente es un importante centro agrícola en el Departamento de San Pedro, en el norte de la Región Oriental de Paraguay ». Il n’est pas nécessaire de traduire, et je résume le reste : cette région, jadis d’élevage extensif, est envahie jour après jour par le soja, souvent transgénique. On déforeste, on ruine pour des décennies, sinon des siècles, le fragile équilibre écologique d’une zone longtemps tranquille. Les habitants de San Vicente ont perdu la forêt, les animaux qu’ils y chassaient, les poissons qu’ils pêchaient dans les rivières. Ils ont en échange des fumigations massives de ce que les Latinos appellent agrotóxicos, les pesticides. Beaucoup de malades, qui n’iront pas à l’hôpital.

Bref. Le 18 août 2007, quatre paysans sont partis chasser là où, de tout temps, ils l’ont fait. Une petite montagne désormais encerclée par le soja, à l’intérieur d’une grande propriété qui était hier une forêt de 93 000 hectares. Le propriétaire brésilien, qu’on appelle là-bas un « absentéiste », vit à Sao Paulo, dans une maison qu’on imagine cossue. La forêt a disparu, mais il reste au milieu des champs une butte boisée où les petits paysans viennent chasser quelques animaux survivants. Et ce 18 août, au moment où les quatre hommes, dont deux adolescents, redescendent, ils sont tirés comme des lapins. Les gardes du propriétaire leur ont tendu une embuscade. Pedro Antonio Vázquez, 39 ans, meurt. Cristino González, 48 ans, meurt. Les plus jeunes, blessés, se traînent jusqu’au village.

Et voici maintenant l’histoire de Tekojoja (Paraguay), telle que rapportée par l’anthropologue canadien Kregg Hetherington (ici). Nous sommes le 24 juin 2005, il est cinq heures, la communauté paysanne de Tekojoja dort encore. Entre 100 et 120 policiers armés débarquent et jettent hors de leurs lits les paysans, malgré une loi explicite qui interdit toute action avant l’aube. Environ 130 paysans, dont des femmes et des enfants, sont emmenés vers la prison dans des camions. Pendant que les soudards œuvrent, deux bandes de malandrins au service de propriétaires brésiliens – le Brésil est proche – détruisent les maisons avec de gros tracteurs, volent ce qui les intéresse, et brûlent ce qui brûle.

Plus tard dans l’après-midi, les spadassins se mettent à tirer sur les paysans, évidemment désarmés, ce qui est à la fois plus drôle et plus facile. Il y a des blessés. Et deux morts : Angel Cristaldo et Leoncio Torres. Mais le soja est passé, ce qui est bien l’essentiel. Autre péripétie d’une tragédie que personne ne veut considérer en Europe, où les supermarchés débordent de viande « nourrie » avec le soja transgénique débarqué à Brest, Lorient, Anvers ou Rotterdam : le cas Agripina. Le journaliste Philippe Chevalier raconte dans le quotidien suisse Le Courrier (ici) comment cette mère de famille s’est retrouvée encerclée par le soja.

Agripina Britez vit avec ses onze enfants et ses deux nièces sur une propriété agricole de dix hectares, dans le département paraguayen de San Pedro. Elle y cultive, à la manière ancienne, sésame et maïs. Au milieu de 3 000 hectares de soja transgénique. Chaque mois, et à quatre reprises, un avion largue des fumigations chimiques dont nul ne sait rien précisément. Agripina, en tout cas, rapporte qu’elle a le côté droit à moitié paralysé. Deux de ses gosses, Carolina (18 ans) et Carmén (6 ans) se plaignent depuis deux ans de nausées et de maux de tête. Ce doit être psychologique.

Au début des années 70 du siècle passé, le soja était inconnu au Paraguay. En 1991, il occupait (Ministerio de Agricultura y Ganadería, 1994) 552 456 hectares. En 2 000, 1 175 000 hectares. En 2 006, 2 429 800 hectares. Plus du tiers de la surface cultivable du pays est désormais dévolu à la culture d’une plante inconnue il y a seulement vingt ans – le soja transgénique -, sous contrôle d’entreprises étrangères pour lesquelles le Paraguay est à peine un point sur le planisphère.

Dans l’Argentine voisine, c’est pire. Cela ne veut rien dire, bien entendu. Comment cela pourrait-il être pire ? Au début des années 70, le soja couvre moins de 100 000 hectares. En 2 000, plus de 10 millions. Et 14 millions d’hectares en 2003. Et 16 millions d’hectares en 2007, ce qui représente environ 60 % des surfaces cultivées de ce pays géant.

Au Brésil, au cours des soixante dernières années, l’agriculture du soja s’est étendue de zéro à plus de vingt et un millions d’hectares de terre cultivée. Le Brésil est le deuxième exportateur mondial, et sera bientôt le premier, devant les Etats-Unis. Il pourrait même exporter deux fois plus que le géant du Nord en 2015 ! Car sa progression est fulgurante, inouïe : il représente déjà, avec environ 62 millions de tonnes par an, le quart de la production mondiale. Et ce n’est qu’un début.

Car à l’autre bout de la chaîne, il y a nous, tout simplement. Une étude du WWF (ici) rappelle opportunément cette réalité qu’il ne faut surtout, surtout pas voir : « Un Français mange en moyenne 92 kg de viande, 250 œufs et une centaine de kilos de produits laitiers chaque année, ce qui nécessite une surface cultivée en soja de 458 m2 par habitant pour répondre aux besoins en alimentation animale. La France fait partie des principaux responsables de cette tragédie. Elle est en effet le premier consommateur européen de soja, principalement originaire du Brésil (22 % du soja exporté du Brésil arrive en France) ».

Arrêtons de lire une seconde.  Faisons semblant de croire qu’il existe sur terre une seule et même humanité. Une seule. Eh bien, une partie – nous – utilise sans s’en soucier 458 m2 par tête d’une terre fabuleuse à tous points de vue pour parachever l’alimentation du bétail industriel qu’elle ingurgite. Question stupide, qui nous fait aussitôt redescendre sur terre : que fait, plutôt que ne fait pas le mouvement des consommateurs français ? A-t-on le droit de se regarder dans la glace sans penser une seconde aux innombrables sacrifiés de cette sinistre histoire ?

250 000 gazelles d’un seul coup d’oeil !

À bas ! À bas ce monde aveugle et imbécile ! À bas tous ces foutus crétins qui parlent, écrivent et décident sans rien savoir de la beauté et de l’harmonie profonde des montagnes et des plaines, des pâturages et des bêtes. Je plains ceux qui nous font tant de mal. Et je me félicite comme au premier jour de savoir regarder en tremblant une image aussi simple que celle que vous allez découvrir.

Où sommes-nous ? En Mongolie. En septembre 2007, des scientifiques du Smithsonian Institute suivent dans l’est du pays des gazelles de Mongolie, qu’ils ont équipées d’un GPS. Bon, je reconnais que le GPS est de trop. Mais on lui doit l’extraordinaire vision qui suit. De temps à autre, les biologistes croisent des troupeaux de 2 000 animaux libres, ce qui est déjà une merveille. Mais un jour, vers midi, alors qu’ils atteignent le haut d’une colline, ils découvrent une steppe sans limites où paissent environ 250 000 gazelles. 250 000 !

Commentaire de Kirk Olson, de l’université du Massachusetts (ici) : « Je garderai à jamais dans ma mémoire la vision de cet immense rassemblement de gazelles ». Qui ne le comprendrait, parmi les hommes simples et vrais ?

PS : Les gazelles de Mongolie sont des antilopes.

Largest ever herd of Mongolian gazelles (Copyright: Thomas Mueller)