Archives mensuelles : mars 2010

Le guépard ramène sa fraise (en Angola)

Je ne vais pas vous embêter longtemps. L’Angola est un pays qui compte. Pour moi, en tout cas, et pour des raisons diverses, il compte réellement. Colonie portugaise au temps désastreux où régnait à Lisbonne ce jean-foutre clérical et fasciste appelé António de Oliveira Salazar, il aura connu le pire. Le joug des colons et la schlague des satrapes jusqu’en 1975, date de l’indépendance. En ce temps-là, on croyait, des idiots comme moi pensaient que le mouvement indépendantiste local allait changer la donne.

Le MPLA (Movimento Popular de Libertação de Angola), créé en 1956, me semblait incarner un avenir meilleur. Son principal dirigeant, António Agostinho Neto Kilamba, en phase avec les capitaines de la révolution portugaise dite des Œillets, promettait la Lune à son peuple. Lequel dut en réalité subir 27 années d’une guerre civile plus atroce que bien d’autres. D’un côté, pendant longtemps, le MPLA, soutenu par l’Union soviétique et Cuba. Et de l’autre, l’Unita de Jonas Savimbi, épaulé, financé, armé par les Américains et les Sud-Africains du temps de l’apartheid. Combien de morts ? Bof ! 500 000, au moins. Combien de mutilés ? Bof ! On ne sait pas, mais beaucoup. Combien de déplacés ? Bof ! 4 millions au strict minimum.

Le MPLA a fini par gagner, mais il est depuis beau temps corrompu jusqu’à la moelle, détournant l’essentiel des ventes de pétrole de ce pays maudit. Je pense que vous avez tous entendu parler de l’Angolagate, ce procès où l’on a vu défiler, sur fond de ventes d’armes, quelques-unes de nos célébrités, à commencer par Pasqua, Sulitzer, Attali. Mais assez causé du malheur humain, puisque je voulais et compte toujours vous parler d’une bonne nouvelle. C’est simple : le guépard est revenu.

Dans ce pays mutilé et détruit, le guépard a fait sa réapparition. Une chercheuse du Cheetah Conservation Fund (Fonds pour la conservation des guépards, ici), Laurie Marker, a découvert la trace indiscutable de deux de ces merveilles dans la province au sud de l’Angola, le Namibe. Nul n’en avait vu dans le coin depuis des décennies. Depuis que les hommes avaient commencé leur infernal barouf.

C’est beau, hein?

Et si on détruisait enfin les objets ?

Certains d’entre vous ont l’air de trouver le temps long. Moi aussi, je m’empresse de l’écrire. Pas le mien, incroyablement trop court, mais celui de cette détestable société des objets, oui certes. J’avais douze ans en mai 1968, et malgré mon jeune âge, j’en ai abondamment profité. Il devait y avoir quelque chose dans l’air, qui me convenait. J’ai agi, à la mesure de mes petites forces d’alors. Circulé à bord d’un vélo prêté, sur lequel je tenais un seau de colle, brinqueballant sur le guidon. Collé des affiches appelant à la révolte. Et même, une fois, harangué une petite foule. Il existe bien encore un ou deux témoins directs, comme Alain Parienté ou Thierry Roussel. Tout cela pour dire que je suis un ancien combattant, sans aucune médaille hélas.

J’évoque 68, car il me revient ce fameux slogan écrit sur certains murs : « Cache-toi ! objet ». À cette époque, je ne comprenais pas. Il m’a fallu une bonne dizaine d’années pour entrevoir le sens possible de ces mots. Il m’arrive d’être lent, oui. Je ne prétends pas même avoir fait le tour de la question, mais voici où j’en suis. Fondamentalement, nos sociétés humaines sont devenues des machines à créer puis à vendre, à jeter enfin, et de plus en plus vite, des objets matériels. Il n’y a pas d’autre but. Il n’y a plus d’autre objectif réel que de répandre sur chacune de nos têtes des tonnes de choses diverses, rarement variées. La vie n’est-elle pas devenue synonyme de vomissement ? Je vous parle au premier degré. Ne pensez-vous pas que le monde ne fait plus que dégueuler?

Le « Cache-toi ! objet » de 68 ne voulait probablement pas dire autre chose. À force de convoiter des objets, les hommes d’il y a quarante ans devenaient peu à peu, eux-mêmes, des choses. Non plus des personnes, des êtres, des devenirs, des libertés, des sujets à la recherche d’une vie, mais des choses. Faut-il ajouter que le processus n’a pas cessé ? Et qu’il a fini par fabriquer des monstres qui nous ressemblent furieusement ? Je crois la précision inutile. Car monstres nous sommes tous, à des degrés divers peut-être, mais tous. Et quand je lis ici, quand j’entends ailleurs d’excellentes personnes me demander ce qu’on peut faire, j’ai désormais envie de répondre en deux temps. Tout d’abord par : merde ! C’est rude, oui, mais il m’arrive de l’être, et cette question lancinante, déjà posée par Anna Karina dans Pierrot le fou, de Godard (Qu’est ce que je peux faire ? J’sais pas quoi faire !), devrait selon moi être adressée en priorité à celui ou à celle qui la pose. Pas à celui ou à celle qui affirme qu’elle doit être posée.

Dans un deuxième temps, j’ajouterais quand même mon grain de poivre de Cayenne, car je suis incapable de me taire. Et je dirais que la première des bagarres à mener ensemble devrait viser les objets. Cette prolifération cancéreuse, pondéreuse, si coûteuse à tous égards, de produits, trucs, machins et bidules pour lesquels nous sacrifions tout, à commencer par le temps, valeur précieuse entre toutes. Je dois avouer que cette dernière phrase ne me coûte pas, car je ne possède que peu d’objets moi-même. Je m’en fous, et je n’ai aucun mérite, car je m’en fous. Je n’ai pas de télé, pas de bagnole, pas de téléphone portable, mais je dispose d’un excellent réveil à ressort qui prend dix minutes d’avance chaque jour. Il vaut mieux le savoir.

Les objets. Je demeure marqué par l’une des défaites majeures du mouvement encore en pointillé auquel j’appartiens. Je ne parle pas du mouvement écologiste, marqué, peut-être trop marqué déjà par ses innombrables collusions avec l’univers de l’industrie. Non, je ne parle pas de ce mouvement, qu’il faudra peut-être rebaptiser, mais bien plutôt d’un autre, qui se donnerait pour but de combattre la destruction. Car je dois avouer qu’au stade où je suis, je juge primordial, premier donc, d’au moins ralentir la folle machine. Pour gagner du temps, pardi ! Pour assembler nos forces. Pour conserver quelques espaces, quelques espèces sans lesquels il deviendrait inutile de se lever. Autrement dit, je crois que nous sommes dans un moment purement défensif de l’histoire de l’homme. Il s’agit de préserver ce qui peut l’être en unissant sans condition ceux qui sont d’accord sur ce programme minimum. Si nous parvenons à casser la mécanique, si nous réussissons à briser l’élan de la destruction de tout, alors nous aurons le temps, alors nous aurons conquis le droit de rêver à nouveau de l’Acadie et des phalanstères. Mais en attendant, il s’agit de résister. Et de résister aussi, AUSSI, contre nous-mêmes et notre délire de possession et d’achats compulsifs.

Désolé, je me suis perdu. Je voulais parler d’une défaite, aussi évidente qu’écrasante : le téléphone portable. Épargnez-moi, je vous prie, le laïus sur les bienfaits de l’engin. S’il vous plaît. Je m’en moque éperdument. Il y a aussi certain intérêt à la bombe thermonucléaire, aussi je vous prie de garder au chaud toute ce qui vous a décidé à acquérir ce nouvel avatar de nos fantasmes d’omniprésence et d’omnipotence. Il est le symbole même de notre crise et de sa profondeur. Car tout le monde – jusqu’au fin fond du Sud miséreux – s’est jeté sur ce que j’appelle sans détour une merde, qui légitime la totalité du système et relance à merveille sa lourde machinerie. De la même façon que l’automobile a bouleversé la planète et notre façon de l’habiter, sans jamais aucun débat sur le sens de cette aventure géante, le portable modifie jusqu’à la sociabilité des êtres humains. Sans discussion. Sans interrogation. Sans nul moyen de s’y opposer.

La critique du monde, si faible en réalité, est incapable de comprendre que les objets sont des forces matérielles qui changent la structure mentale des hommes. Tous ceux créés par la machine industrielle et capitaliste poussent dans la même direction, celle d’un individualisme exacerbé. À chacun sa chose, plus belle, plus chère, mieux décorée que celle du voisin. Sa bagnole, sa télé, son costard, son aspirateur, son four à micro-ondes, son ordinateur – j’en ai un -, ses vacances à la mer, ses enfants, ses funérailles. Nous sommes faits aux pattes, pris dans les rets, plongés corps et âme surtout dans la réification de notre vie, qui du coup n’en est plus une. Avoir dispense d’être, on apprend cela dans la moindre classe de philosophie.

Passons à la conclusion provisoire. Il n’y aura aucun ailleurs, il n’y aura aucun sursaut, il ne naîtra aucune lumière tant que notre imaginaire sera de la sorte dominé par l’objet inutile. Inutile au projet humain, mais hautement nécessaire au contraire, consubstantiel même, à la crise de la vie sur terre. Car, réfléchissons une seconde. Sans notre soif de choses, comparable à la soif de l’or et seulement à elle, comment les machines détruiraient-elles le monde ? C’est parce que nous signons chaque jour le même pacte avec le même diable que la mécanique emporte un à un tous les équilibres. Il y aurait bien une autre voie, qui organiserait enfin le grand refus, lequel commande de viser le principe de mort aujourd’hui à l’œuvre. Et donc de détruire. Car on n’y coupera pas. Ou l’on partira des besoins sociaux et des nécessités écologiques pour construire ce qui peut l’être et le mérite, ou tout sombrera. Ou l’on proclamera que le principe de la vie – celle des humains et de tous les autres – est supérieur au désir fou des individus créés par deux siècles de faux humanisme, ou l’on se retrouvera, tôt ou tard, sur le Radeau de la Méduse.

Est-il possible de concevoir une organisation sociale où les objets ne seraient jamais, JAMAIS, jetés ? Je pense que oui. Je ne développe pas ce jour, mais je répète : oui. Il est facile d’imaginer un monde où les objets seraient conçus au départ comme accompagnant  la vie entière de leurs propriétaires. Ces objets pourraient être améliorés, échangés, customisés, mais serviraient une fois pour toutes, et pour chacune des fonctions nécessaires à la vie, à une personne et une seule. De la sorte, on pourrait commencer d’entrevoir la fin du cauchemar. Il faut et il suffit de détruire l’industrie de masse. Et avant cela, et pour cela, tournebouler l’esprit des humains, qui sont bel et bien le plus grand soutien de cette entreprise d’anéantissement. C’est comme si c’était fait.

Plus important que les élections régionales (si ça se trouve)

Je suis porteur d’une nouvelle inouïe : il existe chose plus notable, ces jours-ci, que le second tour à venir des élections régionales. Et si je me moque, soyez au moins certains que c’est avec le plus grand sérieux. Mon papier sur ce filandreux rendez-vous électoral a déjà attiré près de 150 commentaires, et je gage que ce qui suit n’en fera pas autant. Ce n’est pas indifférent, car ceux qui écrivent sur Planète sans visa, je le crois du moins, ont déjà modifié leur manière de considérer le réel. Apparemment, pas assez tout de même.

Je veux vous parler du tigre. Il en reste actuellement 3 000 en liberté, dans ce monde entier que la bête parcourait jadis de l’Asie à l’Europe actuelles. Je ne peux guère parler de l’animal lui-même, car sa beauté fracassante me rend muet. Elle me stupéfie. Elle cloue ma main sur place, à côté du clavier de l’ordinateur. Le 19 mars 2008, il y a donc exactement deux ans, j’écrivais ici même ces mots, que je me contente de recopier :

« Jamais je ne quitterai le tigre. Jamais il ne quittera mon rêve. Et je sais bien pourquoi : il est le dieu de la forêt, le Grand Van de Sibérie. Un esprit, si vous préférez ce mot. Je reste hanté à jamais par les récits de Nicolas Baïkov, officier russe installé à Harbin, ville chinoise de Mandchourie. Oh, je vous parlerais bien volontiers de Nicolas, qui le mérite tant. Mais je n’ai pas le temps, ni la place d’ailleurs. Ses meilleures nouvelles sur le tigre sont réunies dans la petite collection Payot, si le cœur vous en dit. Permettez-moi ce court extrait : « Il y a environ quarante ans, le tigre dont nous parlons, encore jeune à cette époque-là, fut pris dans les filets lors d’une chasse impériale chinoise et destiné au jardin zoologique de Pékin, mais des hommes savants de la cour de Chine reconnurent en lui le Grand Van et le remirent avec respect en liberté. L’empereur chinois assista en personne à cette cérémonie et le tigre, se sentant libre, s’approcha tranquillement du souverain, lui fit un salut profond et retourna lentement vers ses forêts natales. Telle est la légende ».

Baïkov fait bien de le préciser : une légende. Car la réalité est autre. Amba, le grand héros de la taïga, cher au coeur du chasseur Dersou Ouzala, vient de passer environ deux millions d’années en notre compagnie. Comme c’est étrange ! Il a notre âge, celui de l’espèce humaine. Bien qu’on ne sache pas tout, bien que nous sachions si peu, il est admis que le tigre est né dans le territoire qu’on appelle aujourd’hui la Sibérie.

Et puis il a étendu son pays, gagnant la Caspienne, les îles de la Sonde, l’Inde, la Chine bien sûr. Pendant le temps d’une longue inspiration, le tigre s’est contenté de bondir, de rugir et d’élever sa progéniture. Le XXème siècle héroïque des hommes l’a changé en vagabond, en maraudeur, en splendide intrus de notre monde malade. Trois des huit sous-espèces de l’animal ont tour à tour disparu : les tigres de Bali et Sumatra, celui de la Caspienne aussi ».

Pourquoi y revenir, au moment où « socialistes » et « écologistes » discutent des places qui seront les leurs dans ces Conseils régionaux absolument sans le moindre intérêt ? Je ne polémique pas, je nous secoue le crâne à tous. Le temps passé en vain ne revient pas. Il trépasse, et ajoute au désarroi général. Voilà pourquoi je suis furieux contre tous ceux qui font semblant de croire qu’un ectoplasme en forme de bulletin de vote est aussi important qu’un tigre bondissant dans le sous-bois tropical. Ou boréal.

On parlait de 3 500 tigres vivant en liberté dans le monde il y a deux ans. Ils ne seraient plus aujourd’hui que 3 200. Mais peut-être sont-ils encore 6 000, ou 10 000 ? Cela ne change rien au fait que les hommes les jettent dans la vaste fosse du néant. 3 200 contre 6,5 milliards d’humains, qui s’octroient le droit de vie ou de mort sur les dizaines de millions d’espèces qui existent encore, tant bien que mal. Il est un ancien flic écossais, John Sellar, qui a pris la tête il y a une dizaine d’années de la Tiger Enforcement Task Force (TETF), une unité spécialisée dans le combat contre le braconnage des tigres. Cette TETF est adossée à une bureaucratie de plus, la Cites (Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages), qui est réunie à Doha (Qatar) pour un blabla de plus. Et Sellar en a profité pour dire la simple vérité. Lui, qui se bat pour le tigre depuis tant d’années – l’animal est déclaré en danger depuis 35 ans ! -, n’en peut plus.

« Nous avons lamentablement échoué, a-t-il déclaré. Dans le monde entier, il reste probablement moins de 3 200 tigres. Je suis policier, mais pas besoin d’être mathématicien pour se rendre compte que quelque chose ne va pas. Nous avons misérablement échoué sur le tigre. Ces animaux sont braconnés parce que les gens veulent leur peau pour décorer leur maison ou s’en faire des vêtements et aussi parce qu’ils sont utilisés en médecine traditionnelle. Chaque partie du tigre peut être utilisée et il existe un véritable marché sous-terrain : les gens sont prêts à payer pour tout article authentique et il y a toujours des praticiens qui achètent des os ou de la viande de tigre pour approvisionner leurs clients spécialisés ».

Y a-t-il un lien entre cette tragédie absolue – le tigre ne reviendra pas de sa mort pour distraire nos nuits blanches – et la ridicule querelle des élections régionales ? Bien sûr, il est possible que je déconne, mais pour ce qui me concerne, je suis convaincu que oui. Tout est finalement affaire d’ordre, de priorité, de hiérarchie. Quand on dispose de peu de temps de vie, comme c’est notre cas, et que nous le dilapidons dans la télé, le téléphone portable et les discussions électorales, il est bien certain qu’on regardera mourir le tigre sans bouger d’un millimètre. Avant de se lamenter en chœur dès que le mal sera accompli. Je n’ai pas la solution, mais j’ai en tout cas la question.

PS : Je vous signale un livre d’Armand Farrachi, qui sort ces jours-ci chez LLL (158 pages, 15,5 euros) : Une semaine chez les ours. Farrachi a tenu le journal d’une huitaine en Slovénie, au pays des ours. J’aime. Oui, j’aime. Outre le plaisir de la lecture, on peut éventuellement y apprendre des choses. Dans le massif de Kocevje, en Slovénie, il y a environ 400 ours. Sur 40 000 hectares, soit 400 km2. Beaucoup ? Je me demande ce que diraient les grands délirants qui ne rêvent que d’exterminer la vingtaine d’ours (sur)vivant en France. Savez-vous la taille de nos Pyrénées ? 19 000 km2, soit près de 50 fois la superficie de la forêt de Kocevje. Là-bas, 400 ours. Chez nous, une vingtaine, qui seront toujours trop nombreux. Je lis chez Farrachi, à propos du loup, ce qui vaut pour l’ours : « Ce en quoi le loup plaît particulièrement aux misanthropes de mon espèce, c’est qu’il est probablement l’animal le plus détesté par les crétins. Et qui terrorise les crétins sera toujours cher à mon cœur ».

Jacques Le Goff, le Moyen Age et les funambules (gaffe !)

Il y a un post scriptum

Je pense que personne ou presque n’aurait pu faire mieux que Jacques Le Goff, dont vous trouverez plus bas une tribune publiée samedi 13 mars 2010 dans Le Monde, sous le titre : Nous ne sommes plus au Moyen Age. Le Goff est un historien de réputation mondiale, un médiéviste, c’est-à-dire un spécialiste du Moyen Age, précisément. J’ai lu, je crois, deux livres de lui. Le premier s’appelle L’imaginaire médiéval, et j’en gardé le souvenir éblouissant d’un savoir global. Je me souviens bien moins, désolé, d’un livre que Le Goff a consacré à François d’Assise, celui qui devait devenir saint. Je précise cela pour vous dire combien je respecte le savant.

Quant à la tribune du journal Le Monde, elle est pitoyable, presque pathétique. Le Goff, né en 1924, a aujourd’hui 86 ans. C’est un homme de gauche, social-démocrate comme ils le sont tous désormais. L’historien est un véritable archétype de cette génération, de ces générations plutôt qui ont cru au « progrès » des sociétés humaines, et qui continuent, par peur du vide. On compte parmi les sectateurs de cette imagerie la quasi totalité de ceux qui monopolisent la parole publique, quel que soit le domaine considéré. On les entend à la télé comme à la radio, on les lit dans les livres et sur les journaux, ils sont de droite comme de gauche. Ils croient. Ce n’est pas une honte, loin s’en faut. Le malheur est qu’ils ne se voient pas croire. Le drame est que, pour eux, c’est toujours l’autre qui est dans l’idéologie et l’indécrottable naïveté, au mieux. Eux, ils savent. Et relèguent aux marges, parfois aux gémonies, ceux qui prétendent penser autrement, et agir de même.

Voici donc la tribune de Le Goff, qui illustre à la perfection le débat absurde sur les élections régionales. D’un côté, il y a un monde qui s’engloutit en pleurant, tempêtant contre les messagers. De l’autre, dansant sur un fil au-dessus des cascades, doutant de tout mais avançant pourtant, une poignée d’olibrius. Il ne peut y avoir d’accommodement et il n’y en aura pas. Peut-être les funambules tomberont-ils à l’eau. Mais les autres seront alors noyés depuis longtemps.

Nous ne sommes plus au Moyen Age, par Jacques Le Goff

Historien du Moyen Age, j’ai consacré l’essentiel de mes recherches et de mes publications à restaurer l’image d’époque des ténèbres que la Renaissance puis l’époque des Lumières avaient donnée à cette période de notre histoire.

Le Moyen Age m’est apparu comme une époque créative et innovante qui, de la croissance agricole à Dante, en passant par les universités et les cathédrales, avait été un grand moment de la construction de notre civilisation européenne. Je n’ai pas caché qu’il présentait des manifestations d’irrationalisme tout à fait dépassées comme la peur du Diable, la peur de l’Antéchrist, ou la peur de la fin du monde.

Or je crois voir et entendre dans la plupart des médias une renaissance de ces côtés arriérés que je croyais disparus. L’écologie, la peur du réchauffement climatique engendrent des propos producteurs de transes et de cauchemars. Certes, nous devons accorder plus d’attention qu’on ne l’a fait en général dans les décennies précédentes au respect de l’environnement, et prendre des mesures de précaution face à d’éventuelles conséquences graves d’un réchauffement climatique. Il faudrait par ailleurs que ces affirmations et ces craintes soient justifiées par l’opinion de personnes compétentes, et il conviendrait que leurs propos ne soient ni déformés ni exagérés.

Puis-je souligner que les peurs qui sont ainsi suscitées d’une façon souvent irrationnelle ont pour conséquence certaine et vérifiée qu’elles frappent encore plus les populations à l’existence difficile et précaire ? L’incroyable assaut à la consommation de la viande contribue largement aux graves difficultés des agriculteurs, une catégorie sociale sur laquelle l’Europe s’est en partie fondée. Le coût élevé de l’alimentation bio écarte un peu plus les pauvres de la table des riches et rajoute aux difficultés des habitants de pays émergents chez qui la famine fait de cruels ravages.

Voilà, me semble-t-il, le type de problème qui réclame toute l’énergie des nantis : la lutte contre la faim, les maladies, la mort, pour l’équilibre social et pour la mise à niveau des pays émergents. Qu’on n’oublie pas non plus que l’excès dans la malédiction peut aller à l’encontre de son objet. Les critiques énoncées posément et rationnellement justifiées sont les plus efficaces.Comment peut-on réduire à l’écologie le programme économique, social et politique que doit présenter tout parti en démocratie ? Le souci de l’environnement ne doit être qu’un des sujets d’un programme plus large et plus profond. Cet abus me semble se rattacher à la regrettable obsession que je cherche par ces lignes à faire rentrer dans le cadre de la raison, sans pour cela rester les bras croisés devant les réels efforts que demande l’environnement. Il m’est souvent arrivé de m’insurger contre les personnes parfois éminentes qui disaient « nous ne sommes plus au Moyen Age ». Aujourd’hui, face à ces transes, j’ai envie de dire moi aussi : nous ne sommes plus au Moyen Age.

PS : la peur. La peur. Un long traité ne suffirait pas. Je me contenterai de quelques mots. D’abord, elle est humaine. Il est certain qu’elle souvent irraisonnée. Qu’elle prend chez beaucoup d’humains des formes extraordinaires, extravagantes, folles. Mais d’où vient-elle ? Telle est l’une des questions que j’aurais, moi Fabrice Nicolino, aimé poser à Jacques Le Goff. Lui préfère s’en prendre à ce qu’il nomme l’irrationnel. Lui, si fier manifestement de la conquête du monde réalisée par la raison technique, ne voit pas ce qui crève les yeux du premier observateur venu. Depuis qu’elle a triomphé – disons depuis le siècle dit des Lumières -, cette Raison a unifié le monde selon ses règles. Créé les conditions de guerres mondiales plus dévastratrices qu’aucun crime de masse de notre vieux passé « barbare ». Inventé des outillages, telle la bombe nucléaire – qui donnent la possibilité de tout anéantir. Sapé les bases d’éléments aussi essentiels que le climat lui-même. Vidé ces océans que les Le Goff du passé croyaient inépuisables. Etc, ad nauseam. Bref, la peur, quelle que soit la forme qu’elle prend et prendra, est justifiée sur le plan choisi par Le Goff lui-même. Elle peut présenter des formes déconcertantes. Elle peut paraître folle. Mais elle est aussi, profondément et malgré tout, rationnelle. Oui, nous avons bien raison d’avoir peur.