Archives mensuelles : avril 2010

Des vautours plein mon vallon à moi

Que serais-je sans ce vallon perdu ? Un autre. Je viens de passer quelques jours ailleurs, c’est-à-dire là, dans ce lieu que je croyais ne jamais connaître. Si vous êtes assez patient, je vous parlerai plus bas de vautours et de brebis. Pour le reste, c’est difficile à expliquer, et du reste, je ne tiens pas trop à m’étendre. Ce vallon est d’une beauté profonde et limpide, indiscutable. En face, sur la petite montagne d’en face, des dinosaures pataugeaient naguère dans les lagunes d’une mer tropicale. Il y a des traces, figurez-vous. Il est des restes, la chose est établie. Des dinosaures. Juste en face.

Mais le vallon lui-même suffit à emplir de joie et de bonheur, en un tout simple coup d’œil. Les premiers mètres de la pente sont des Causses. Le peuple des herbes y règne en maître. L’été, d’ailleurs, Tommaso y trouve de prodigieuses mantes religieuses, à foison. Pour le reste, le genévrier, le buis, le chêne pubescent accrochent la pierre affleurante. Jadis – il y a dix ans déjà -, Jean l’ancêtre m’avait montré comment l’on tendait des pièges à grives, avec une pierre, un bâton et quelques baies de genévrier. Je sais. La chasse. Mais ces gestes appartenaient au temps néolithique des humains. Ils ne disaient pas la mort. En tout cas pas la mort industrielle des tueurs à 4X4 et bedaines.

Donc, les Causses. Et des haies transversales, coupant le versant, retenant à grand peine la terre caillouteuse arrachée par le vent et les pluies. Dessous, plus bas, une marge indécise de buissons et de pins sylvestres, où se rencontrent deux pays vivants : celui du calcaire; celui du schiste. Car le schiste n’est pas loin, qui descend jusqu’au ruisseau et au-delà. Le châtaignier administre et y distribue les rôles subalternes. Malade, affaibli par des décennies d’abandon et de brisures, mais encore splendide quand reviennent les feuilles d’avril. Deux pas encore, et l’on atteint l’eau, qui file sur un lit d’ardoise, il n’y a plus qu’à attendre la nuit, ou le jour, ou la pluie, ou le gel, ou le froid, ou la faim, ou le soleil levant et le soleil couchant. On est arrivé quelque part, cela ne fait pas l’ombre d’un doute.

Le 3 avril 2010, lors qu’il faisait frais et sombre, j’ai vu un spectacle qui ne se peut oublier. C’était le matin, et sans prévenir quiconque, comme à la suite d’un coup de baguette magique, le ciel s’est empli de silhouettes. On peut, on doit même parler d’une fête instantanée, d’une fantasia de cris, de vols tendus et planés, de chocs évités de justesse, et d’ailes. Mais que d’ailes ! Au total, voici ce que j’ai pu dénombrer : 15 vautours fauves et 2 vautours moines, au moins deux Grands corbeaux et de nombreux freux, plusieurs milans. Ensemble. Sous mon nez. Au-dessus du vallon perdu.

Une partie des vautours s’est dirigée vers le Champ rond, avant de se poser dans des pins et des chênes. Une autre troupe s’est postée plus bas dans une haie transversale. Certains oiseaux faisaient sans cesse des va et vient, dans un sens – celui du ruisseau – et dans l’autre. Un peu comme s’ils testaient des possibilités d’atterrissage. Un peu. Moi, je bondissais comme je pouvais, non sans avoir récupéré une paire de jumelles qui me permettait de suivre de près cette folle démonstration. Je ne sais pas si vous avez déjà eu la chance de voir des vautours, mais je tiens à déclarer ici, sur l’honneur, que ce sont des oiseaux enchantés. Les fauves semblent d’or. Les moines de deuil. Mais les deux sont d’immenses voiliers naviguant dans les cieux, dont seul le cou se meut. Ils regardent. Ils nous regardent, aussi bien, sans modifier leur trajectoire d’un degré. Comme on aimerait embarquer !

L’explication de cette vaste exhibition est simple. Il y avait dans le vallon cinq brebis. Mortes. Dont deux réduites à l’état de squelettes, déjà. Dont une, rouge sang, qui ne montrait plus que l’arc de ses côtes. Dont deux intactes. Presque intactes. Les corbeaux avaient pris les yeux. Les vautours avaient commencé à tirer sur les entrailles. Je n’ai vu aucun de ces derniers à terre. Plutôt si, j’ai aperçu un vautour moine dans un pré, assis, donnant l’impression qu’il parlait à quelqu’un. Qui peut jurer que ce n’était pas le cas ? J’ai grande foi dans le mystère, et je ne crois (presque) rien de ce qu’on dit des animaux. Le peu que je sais, c’est mon besoin vital d’en voir le plus souvent possible.

Avec mon ami Patrick, nous avons arpenté le vallon, à la recherche de ce que nous appelions la cinquième carcasse, avant que de la retrouver près d’un buis. Au troisième jour des agapes, elle n’avait toujours pas été mangée. Pourquoi ? Je n’en sais rien, mais nos déambulations nous ont permis d’observer un jeune cerf broutant les pousses neuves du printemps. Et plus tard, seul, j’ai vu deux chevreuils et une fouine. La suite viendra, tôt ou tard. Je compte voir des renardeaux en mai, et des blaireautins. Pour vous dire le fond de ma pensée, je ne sais pas trop comment je parviens à changer à ce point de peau, de regard, de propos. Il m’arrive de ne pas penser au malheur du monde. Il m’arrive encore de croire à la radicale beauté des êtres et des lieux.

Barbares aux couteaux étoilés (un oeillet à la boutonnière*)

Je n’ai guère le droit, je le crains et je le crois, d’aborder la question réelle de la ville réelle. C’est-à-dire cette incroyable violence faite aux femmes, aux hommes et aux enfants condamnés à la Géhenne pour être nés au mauvais endroit. Je n’ai pas le droit, je le prends. Fin mars, une bureaucratie de l’ONU – ONU-Habitat – réunissait à Rio de Janeiro un conclave douillet censé réfléchir à l’avenir des villes du monde (ici). Notre beau pays était représenté, c’est dire à quel point nous nous sentons concernés, par le sénateur Yves Dauge, urbain urbaniste, et socialiste s’il vous plaît. Si. L’ouverture. L’un des ultimes feux follets de cette belle idée sarkozyenne.

De quoi a-t-on discuté à Rio ? De ceci, et c’est rigoureusement sic : « le droit à la ville, l’accès au logement, la diversité culturelle et l’identité dans les villes, gouvernance et participation, urbanisation durable ». Je ne crois pas que les braves personnes de l’ONU aient déposé leurs bagages au Morro da Providência ou au Complexo do Alemao, car ce sont des bidonvilles. Il y pue, il y pleut des balles, on y attrape la grippe et le typhus. Pour la seule année 2007, la police de Rio a abattu 1260 personnes, dont la quasi-totalité vivaient dans des bidonvilles. Et comme vous le savez sans doute, des trombes d’eau sans précédent à Rio depuis quarante ans ont donné naissance à des fleuves de boue, lesquels ont englouti des pans de collines, et donc des morceaux de bidonvilles. Oui, les bidonvilles sont loin des plages de Copacabana, cela se comprend. Combien de morts cette fois ? Je vous l’annonce en exclusivité : on ne le saura jamais. Il y a les morts qu’on dénombre et qui passent à la télé. Et les autres.

Revenons-en à nos bureaucrates du « Forum urbain mondial », réunis par milliers entre le 20 et le 26 mars dernier. Pour la façade et le décorum, on aura donc parlé de la ville. Et pour de vrai, de la succession de la directrice du machin, la Tanzanienne Anna Tibaijuka. Oui, la pauvre s’en va, après dix ans de petits fours et de réunions internationales. Mais par qui diable la remplacer ? Le choix semble d’une grande clarté. D’un côté l’Ougandaise Agnes Kilabbala; de l’autre le Catalan et ancien maire de Barcelone Joan Clos. Une femme, un homme. Une Noire, un Blanc. Le Sud, le Nord. Oui, tout paraît limpide. D’où vient alors ce sentiment de détestation des deux, et du reste ?

La ville est perdue. Voilà l’explication que je me donne. Le mythe puissant et presque indéracinable de la ville résiste encore à toutes les réalités. Pourtant, quoi de commun entre Uruk, la ville de Gilgamesh et – peut-être – de l’écriture, et disons Lagos, capitale nigériane devenue proprement invivable pour les pauvres ? Quoi de commun entre Sumer, les Amorrites, les milliers d’années de pensée et de civilisation et le désastre de tant de millions de personnes qui n’ont plus aucun ailleurs à imaginer ? Les villes ont perdu la partie, définitivement. Et les bureaucrates internationaux qui maintiennent la fiction d’un « progrès » perpétuellement remis à demain sont des tricheurs. Des arnaqueurs.

En 1950, le monde comptait 30 % d’urbains. Et 50 % en 2007. Et sûrement 60 % en 2030 ou avant. Et probablement 70 % en 2050 ou avant. Ou jamais, qui sait ? Les chiffres officiels, qui sont burlesques – qui décide, et comment ? -, sont aussi les seuls disponibles. L’ONU estime donc que 777 millions d’humains vivaient dans des bidonvilles en 2000, et qu’ils étaient 830 millions en 2010. On voit l’amélioration. L’avenir est encore plus prometteur, car l’on estime que la quasi-totalité des trois milliards d’humains supplémentaires attendus d’ici 2050 seront des bidonvillois. Des Bidonvillais. Des merdes.

Comme la parole appartient en totalité à ceux qui roulent en bagnole et vivent dans des centre-villes, on ne sait pratiquement rien du sort des pauvres. D’ailleurs, le saurait-on qu’on ne pourrait se mettre à la place de qui doit faire vingt kilomètres à pied pour vendre deux bricoles sur la place d’un marché. C’est impossible. C’est impossible. Mon ami Patrick me racontait ces derniers jours un voyage qu’il vient de faire à Bamako, au Mali. Cette ville comptait 2500 habitants en 1884. 100 000 en 1960, au moment de l’indépendance. Trois millions aujourd’hui, répartis sur 40 km de longueur. Patrick me parlait des vapeurs d’essence frelatée qui embrument et empuantissent jusqu’à la nausée le centre improbable de cette ville impossible. Des mamas assises sur le trottoir vendent un ou deux colifichets chaque jour, le nez dans cette horreur pendant des heures.

Qui dira ? Personne. J’ai voyagé dans le Sud, naguère, et j’ai vu. Il n’y avait pas besoin d’être grand clerc pour saisir l’impasse tragique dans laquelle les villes du monde s’engloutissaient. Je me souviens par exemple de Dakar, ancienne capitale – mais si ! – de l’Afrique occidentale française (AOF). De Constantine. De Managua. Je me souviens de ma tristesse d’alors, qui n’a jamais disparu. En 1975, il y avait cinq villes de 10 millions d’habitants et plus. Il y en a 19, qui regroupent 275 millions d’habitants. Il y en aura 23 dans cinq minuscules années. Mumbai – Bombay – dépassera alors les 26 millions, Lagos les 23. J’ai toujours su, je crois, en tout cas ressenti, que ces espaces étaient maudits. Qu’il n’y aurait jamais de vraies routes, de médecins, d’égouts, d’eau potable, de chiottes présentables. Je l’ai toujours su.

Tous ceux qui prétendent le contraire mentent, par intérêt ou sottise. La seule voie est (probablement) à rechercher du côté des habitants des bidonvilles eux-mêmes. Il existe dans ces lieux oubliés de la conscience une immense jeunesse, qui pourrait sans doute se mobiliser. L’argent existe, on le sait, chez ces ignobles salauds de spéculateurs et d’agioteurs. Il faudra bien qu’ils rendent gorge, de gré ou de force, mais en attendant, il manque cruellement une connexion essentielle entre eux et nous. Entre notre destin de petits-bourgeois de la planète et celui de ces frères si lointains. Avez-vous entendu l’une de nos Excellences de droite ou de gauche seulement évoquer cette question pourtant capitale ? Non, certes. Et pourtant, nous continuons à leur accorder nos voix, comme si.

Comme si quoi ? Nous ne changerons pas volontiers. Nous ne nous mettrons en mouvement que contraints, poussés en avant par les baïonnettes du monde. Mais nous pouvons, mais nous devons au moins réfléchir et mettre en ordre nos pensées avant ce moment désormais fatal. Les réorganiser. Les hiérarchiser. Cesser de croire qu’un pet de madame Royal ou un rot de monsieur Sarkozy pèsent davantage que le sort de milliards d’autres que nous. Pour commencer, je suggère d’ouvrir les yeux sur ce que nos villes à nous sont devenues. Car elles sont hideuses. Car l’entrée par la route dans Saint-Brieuc, Strasbourg, Toulouse, Montpellier, Orléans, Bordeaux, Paris lève le cœur. L’immondice de la marchandise – zones industrielles, centres commerciaux, panneaux publicitaires – a détruit ce qui fut vivant. Ce qui a été nôtre âme commune pendant des siècles.

Bien entendu, ce désastre bien réel n’a rien à voir avec l’épouvante des slums, des gecekondus, des bustee, des kachi abadi, des ranchos, des ciudades perdidas, des mudduku ou des favelas. Bien sûr. Reste que le premier mouvement consiste à regarder autrement. À parler différemment. À chasser le bidonville de nos cerveaux. Car tel est bien le malheur général : la « bidonvillisation » de l’esprit humain.

*Il m’est revenu cette image, empruntée à Bernard Lavilliers. Celle de l’extrême violence, celle de l’extrême contraste.