Il aura donc suffi d’un documentaire – Du poison dans l’eau du robinet ? – pour que tout soudain, la galaxie écologiste, et au-delà, s’émeuve. Quoi, l’eau légale distribuée à domicile dissimulerait donc des saletés ? Je ne peux tout à fait m’empêcher de ricaner. Car enfin, car voyons, tout cela n’est-il pas évident pour quiconque essaie de voir la même chose d’une autre façon, qui n’est pas loin d’être le sous-titre de Planète sans visa ?
Je bois de l’eau en bouteille plastique depuis je ne sais plus combien d’années. En tout cas, longtemps. J’ai essuyé comme de juste des critiques et même de nombreux quolibets. Moi, l’enragé de l’écologie, je cautionnais donc la fabrication d’un plastique tiré du pétrole, si coûteux à fabriquer et à détruire, si plein de toxicité ? Eh bien oui, je l’avoue. Oui. Seulement, il y a tout de même quelques explications à fournir.
Comme à l’habitude, je prendrai des chemins de traverse. En janvier 2007 éclatait une étrange polémique opposant d’un côté la société d’eau embouteillée Cristaline et de l’autre le maire de Paris Bertrand Delanoé et Anne Le Strat, PDG d’Eau de Paris (société d’économie mixte de la Ville de Paris), ancienne élue Verte ralliée aux socialistes (ici). Cristaline avait lancé une campagne de pub agressive contre l’eau du robinet, avec par exemple des formules du genre : « Qui prétend que l’eau du robinet a bon goût ne doit pas en boire souvent ».
Colère altermondialiste tous azimuts. Dans la foulée, Clémentine Autain, météore perpétuel bien connu de la « gauche de la gauche », écrivait sur son blog de bien imprudentes paroles : « J’ai vu dans les rues de Paris une campagne publicitaire pour une grande marque d’eau minérale qui m’a sidérée (…) Pour le moins décalé, à l’heure écolo… La Ville de Paris distribue une eau potable bonne à boire (j’ai testé pour vous !) et parfaitement équilibrée. Ajouté à cela que son coût est bien inférieur à celui proposé en bouteille plastique (0,17€ le litre de Cristaline contre une moyenne en France de 0,0026€ pour l’eau courante). L’eau du robinet est très rigoureusement contrôlée par les autorités sanitaires. Par ailleurs, personne ne sait vraiment quels sont les effets du plastique sur la qualité de l’eau. Par contre, nous connaissons davantage les effets dévastateurs de la matière plastique sur l’environnement. Mais ce n’est évidemment pas le problème des marques d’eau de source distribuée en bouteilles…».
Excellent résumé de la doxa écolo-bobo sur une question redoutable et pour tout dire ontologique. Mais qu’en est-il vraiment ? Le film Du poison dans l’eau du robinet ? met l’accent sur l’aluminium, les pesticides, le radon, les médicaments. Première stupéfaction : on trouve donc de cela dans le liquide le plus essentiel qui soit à la vie. Faut-il le rappeler ? Le corps humain est essentiellement de l’eau. 70 % de ce que je suis et de ce que vous êtes n’est que de l’eau. Songez-y une courte seconde.
Donc, assurément, et malgré les cris d’orfraie de madame Le Strat et les billevesées de madame Autain, l’eau du robinet pose problème. Mais l’affaire va bien plus loin que cela, et l’on finira bien par s’en rendre compte. Et l’écrire. Et le pleurer. Voyons ce qu’on fait subir à ce qui sert à « fabriquer » ce que les industriels appellent pour leur plus grand profit de l’eau. Je vais essayer d’être simple, ce qui est un rien compliqué.
Soit une eau polluée. Qui contient toutes les merdes de la terre, toutes les chimies, toutes les chieries, toutes les molécules concevables, lesquelles s’entrechoquent dans le vaste brouet. Conduite dans des installations de plus en plus sophistiquées – qui contrôle ces monstres technologiques ? -, l’eau est d’abord oxydée. Pour préparer l’élimination de matières organiques, telle la merde. On utilise du chlore – déjà – et de l’ozone. Et ce ne sont pas des produits anodins, croyez-moi. Deuxième phase : la « clarification ». Je n’invente pas. Séquence clarification. La soupe passe à travers des grillages qui retiennent les matières les plus grosses, avant de décanter dans des bassins, censés retenir des particules un peu plus petites. Les plus minuscules de ces dernières sont filtrées juste après percolation au travers d’un lit de sable, en tout cas granulaire. Pour faciliter le tout, on ajoute à ce stade un produit chimique qui agrège les petites particules. Mais que devient le coagulant ?
Place ensuite à Pasteur, c’est-à-dire à la désinfection. De nouveau, on utilise du chlore ou de l’ozone. Cette partie est décisive d’un point de vue commercial, car si l’industriel venait à échouer là, il aurait des problèmes. Il s’agit en effet d’éliminer tous les germes pathogènes, ceux qui ont des effets immédiats. Ceux qui provoquent des gastro-entérites ou de simples diarrhées. Mais rassurez-vous : à condition de matraquer l’eau, les virus et bactéries trépassent. Et les intoxications aiguës sont donc rarissimes. Le reste, comme on va voir, est invisible.
Que reste-t-il, à ce moment, des pollutions qui ont dévasté l’eau de départ ? Malgré les apparences, presque tout. Des centaines, peut-être des milliers de molécules diverses contre lesquelles il faut bien tenter quelque chose. Attention, ce qui précède n’est pas d’un esprit tordu, aussi contestable soit le mien. La chimie de synthèse a bien mis sur le marché au moins 100 000 produits neufs depuis l’après-guerre. Ce n’est que grossière approximation. Nul ne sait, en vérité, sinon que ces assemblages de molécules n’avaient jusque là jamais existé sur terre. Et que leurs effets restent presque inconnus, surtout si l’on considère leurs effets de synergie incontrôlables.
Pour être encore plus clair, pensez avec moi à ce qui est utilisé dans la métallurgie, l’électrochimie, l’industrie du bois, le raffinage du sucre, les produits cosmétiques, les engrais et la chimie agricole, les combustibles, la pétrochimie, les lubrifiants et graisses, les peintures et vernis, les médicaments de toutes sortes, et cætera. Un fleuve, plutôt un océan de composés toxiques, résistants, rémanents rejoint à chaque seconde l’eau qui servira à nous abreuver.
Et voilà l’heure bénie des traitements lourds, ceux qui justifient le prix du mètre cube d’eau, et la richesse de ceux qui nous la vendent de force. Je vous fais grâce des détails techniques, qui ne sont que techniques. Dans le « meilleur » des cas, car toutes les eaux potables n’ont pas le droit aux mêmes égards, l’industrie utilise l’adsorption sur lits de charbon actif, la dénitrification par usage de résines échangeuses d’ions, et divers procédés utilisant des membranes, qui permettent de passer de l’ultrafiltration à la nanofiltration, l’osmose inverse étant encore un autre procédé.
Après un tel bombardement, il ne devrait plus rien rester. Et, d’une certaine manière, comme je vais tenter de l’expliquer, il ne reste rien. Mais pensons d’abord à ce qui subsiste. Je ne connais pas – l’ami Marc Laimé me donnera peut-être un coup de main ? – quelle est la liste des molécules recherchées in fine, juste avant la délivrance de l’eau dans le réseau de ville. Mais je sais comme tout le monde que l’on ne trouve que ce que l’on recherche. Or il est bien évident que l’on ne peut trouver la trace des milliers de saloperies différentes susceptibles d’avoir échappé au grand hachoir physico-chimique. Qui paierait la note, à supposer que ce fût possible sur le plan théorique ? Puis, comment savoir au juste ce que l’on fait en cassant d’innombrables molécules ? Je suis ignare en chimie, autant le dire, mais il me semble plus que probable que l’on crée ainsi de nouveaux composés, dont nul ne se préoccupe. Le chlore, pour ne prendre que cet exemple, ne réagirait-il pas constamment au contact des matières que les ingénieurs lui font rencontrer ?
Autre question essentielle, celle du niveau d’action des polluants de l’eau. Qui a décidé des normes, dites-moi ? Et qui les défend mordicus ? Et qui nous assure que les cocktails synergiques dont je parlais n’ont pas des effets imprévisibles ? À partir de quel nanogramme une matière a-t-elle une action ? Je sais des chimistes respectés qui pensent aujourd’hui qu’une seule molécule, je dis bien une seule, peut avoir un effet, et un effet néfaste. Alors ?
Reste ce qui, finalement, est le plus important de tout. Qu’est-ce que l’eau ? Je n’en sais strictement rien. Mais les foutus connards qui prétendent que l’on sert de l’eau au robinet n’en savent rien non plus. Moi, je vois que l’eau est vivante. Un élément vivant au centre même de l’aventure de la vie. Et de la nôtre, inutile d’y insister. Il m’arrive, je crois que les infirmiers en blouse blanche sont à la porte, je me dépêche, il m’arrive de penser que l’eau est un être vivant. Aussi bien, l’image qui me vient est celle d’un pauvre garçon que des brutes, par dizaines, passeraient à tabac pendant des heures à coups de barres de fer et de nunchakus. Et qui nous présenteraient ensuite le massacré, mort de ses blessures, en jurant la main sur le cœur : « Ecce Homo ! ». Autrement dit : « Voici l’homme ! ».
Eh bien non, voici-pas l’eau. L’eau a un cycle, fait de bienfaisance continue, d’aide sans fin à la création, de bonheur universel. Et nous osons ce qu’il faut bien appeler une profanation. Et nous osons transformer cette infinie complexité, cette grâce majeure en un bricolage technologique de plus, qui imite la merveille et, le faisant, nous humilie tous. Oui, amis lecteurs, je vous l’écris sans honte. Je me sens humilié dans la profondeur de mon être par ce que ces imbéciles font chaque matin en mon nom. Et en mon nom personnel, sans vouloir convaincre quiconque, j’ai jugé normal de rendre à l’eau l’hommage que je lui dois. Et donc de la boire dans son intégrité, certes relative.
Ne me faites pas plus niais que je ne le suis. Je suis au courant des problèmes que pose cette saloperie d’embouteillage plastique. Et je ne serais pas étonné d’apprendre l’existence de migrations entre plastique et eau. Mais. MAIS au moins, je donne une chance à cette eau-là, qui a traversé un sol forestier sur lequel on ne déverse pas de pesticides – j’ai vérifié, comptez sur moi – de me donner à moi, Fabrice Nicolino, ce qu’elle m’aurait donné si nous étions moins fous. Car nous sommes fous. Et certains soirs comme celui-là, ô ! comme je suis fatigué d’avoir à pareillement radoter. La seule voie possible, nous la connaissons tous. Ne plus polluer aucune source d’eau. Et avant cela, pour y parvenir, considérer toutes les eaux de la terre, douces ou salées, comme sacrées, intouchables. Donc décréter qu’il y a crime dès lors qu’il y a infraction. Ce qui n’arrivera que lorsque notre culture de l’eau et de la vie aura écrasé à jamais les basses valeurs industrielles de la destruction.
En attendant, l’eau, leur eau, ce qu’ils appellent l’eau est morte.