Ce texte est la suite du précédent, ce qui ne risque pas de vous épater. Je précise : il forme un tout avec l’autre, un tout que j’espère cohérent, mais je vous laisse juges. J’en étais arrivé à ce point désagréable que nous n’éviterons plus des désastres. Les sociétés humaines sont des agrégats, voilà que je recommence à écrire des truismes. Mais le mot agrégat, en la circonstance, me semble juste. Un agrégat est un assemblage d’éléments distincts au départ. Et comme à l’habitude, l’étymologie nous est d’une aide précieuse. Car le latin aggregare signifie réunir un troupeau. Précisons, s’il est utile, que je n’ai rien contre les troupeaux, surtout s’ils sont sauvages.
En tout cas, une société humaine m’apparaît bien comme un troupeau d’êtres réunis autour de quelques repères et valeurs. Chez nous, qui nierait que les idées du passé se sont dissoutes ou sont en passe de disparaître ? La patrie, paix à son âme maudite, est morte. Et l’Empire. Et donc les colonies. Et donc tous les mythes associés, dont cette mission civilisatrice dont tout le monde a parlé pendant un siècle sans jamais la rencontrer. Morte aussi la croyance dans l’existence d’une classe sociale universelle – le prolétariat -, susceptible de mener le monde à une société communiste des égaux. Englouties de même les phraséologies social-démocrates, qui juraient de redistribuer jusqu’au dernier sou et de bâtir des cités fleuries pour tous, sauf les Noirs, les Jaunes et les Arabes.
Les moros du général Franco
Je précise pour ceux qui ne le sauraient pas que l’histoire du mouvement socialiste français, au long du siècle passé, est tissée de mille milliards de liens avec le racisme « bon enfant » à l’encontre des dominés de l’empire français d’avant 1960. En Espagne voisine, l’une des causes évidentes de la défaite de la République en 1939 tient à son refus d’accorder sans conditions l’indépendance à ce qu’on appelait alors le Maroc espagnol, grosso modo le nord du Maroc actuel. L’eût-elle fait que – peut-être -, cette canaille de Franco n’aurait pas pu recruter massivement dans son armée d’assassins des dizaines de milliers de moros, ces redoutables soldats marocains. Mais il aurait fallu admettre que le Maroc était un pays, de même qu’un peuple. Et cela, la gauche socialiste au pouvoir à Madrid ne voulait pas en entendre parler. Même pour abattre le fascisme.
Je me suis éloigné, mais vous avez l’habitude. Parmi les mythologies les plus récentes, je ne vous en citerai que deux. La première est celle des Trente Glorieuses, ces années qui mènent de 1945 à 1975, plus ou moins. La machine économique tourne à plein, la voiture individuelle devient la règle, la télé remplace la radio, les vacances à la mer deviennent populaires. Surtout, les prolos – ouvriers et paysans – qui font tenir l’édifice sont entretenus dans l’espoir que tout ira toujours mieux et que leurs enfants, après être passés par l’école, seront ingénieurs, médecins ou fonctionnaires. La crise des années 70 aura à peine entamé le bel enthousiasme, malgré la plate évidence que tous ne peuvent pas devenir les maîtres du monde et des gros bolides.
Le chômage de masse a malgré tout modifié la donne, et il a bien fallu fabriquer de toute urgence quelques utiles raisons de se lever le matin, fût-ce pour se rendre au supermarché. La plus puissante de toutes a été et demeure la soif sans limites de posséder des objets inutiles et coûteux. Ou au moins de rêver en posséder. Dans le premier cas, on travaille, dur, pour remplir son Caddie le samedi. Dans le second, on s’emmerde, dur, devant la télévision, en attendant les allocs ou le RSA qui permettront, le samedi, d’aller remplir son Caddie. Plus petit, un peu plus frustrant peut-être. Mais de toute façon, la frustration est le moteur, le réacteur nucléaire de notre organisation sociale.
Il n’y a plus d’imaginaire commun
Ces deux derniers habillages du vide ont-ils un avenir ? N’ouvrent-ils pas, déjà, sur la tombe où sont tombés les autres ? Je crois bien établi que plus personne n’espère un sort meilleur, du moins au plan matériel, pour ses enfants. Et il me semble que la pacotille perpétuellement repeinte, mais éternellement la même, est plus proche de son épuisement que de son triomphal futur. Dites-moi donc ce que l’on fera si l’on contracte de force, par force, ce si célèbre « pouvoir d’achat », objet de tous les débats et de toutes les convoitises ? Comment fera-t-on pour changer de téléphone portable tous les trois mois ?
Je n’ai pourtant pas très envie de rire. Toute société a besoin d’un imaginaire social qui cimente ses membres. Or il n’y a plus de désir commun, plus aucun projet qui repousserait aux lisières cet infernal individualisme qui soutient la production et la destruction – c’est désormais synonyme – matérielles comme la corde soutient le pendu. Elles sont nécessaires au capitalisme épuisé, dégénéré, mortifère à quoi l’on est soumis, mais elles sont en train de nous tuer. Aussi sûrement que l’individualisme extrémiste aura défait un à un les liens qui unissaient jadis, hier encore, les appartenants au groupe.
Plus d’imaginaire, plus d’avenir commun seulement désirable, d’un côté. Et de l’autre, l’épuisement des innombrables et incommensurables services gratuits que la nature offre, dans sa prodigalité, à nos folles aventures. Cela ne saurait durer, cela ne durera pas. Mais quant à savoir le détail de ce qui vient, je pense que madame Irma est mieux indiquée que moi. L’inventivité technologique des humains peut très bien nous faire « gagner » quelques années. Au mieux, une poignée de décennies, au cours desquelles la vie ensemble sera toujours plus difficile. Mais nous allons au choc. Aux chocs. À la dislocation de sociétés que nous imaginions éternelles. Que nous continuons, et je ne fais pas exception, à croire solides, quant tout indique qu’elles craquent et menacent d’exploser, nous emportant avec elles.
Un chemin au milieu de la nuit
Alors ? Je sais que je devrais être désespéré, et d’ailleurs, nombre de lecteurs de Planète sans visa verront dans mes propos la confirmation que je suis d’une noirceur anthracite. Eh bien, que chacun croie ce qu’il veut ou ce qu’il peut. Moi, non, je ne suis pas désespéré. Je suis accablé souvent, triste régulièrement, indigné chaque matin. Mais désespéré, non. Je crois tant dans la vie, et je l’aime si furieusement au milieu des pires orages que je parviens encore à imaginer un chemin au milieu de la nuit. Admettons par commodité que j’ai raison, et qu’une incroyable régression, sur tous les plans, nous attend. Admettons. Que devons-nous faire, que pouvons-nous faire ?
D’abord, cela va de soi, résister. Ne jamais reculer sur l’essentiel. Qui implique à mes yeux la défense d’un point de vue humain, universaliste, libertaire, égalitaire et fraternel sur la crise qui vient, celle qui est déjà là. Moi, rien ne me fera dévier, pour une raison bien simple : je n’entends pas vivre dans les catacombes de l’esprit. J’entends rester un homme jusqu’à ma mort, que j’espère lointaine encore. Un tel postulat commande bien des paroles et même des actes. Il signifie la fin des frontières géographiques, mentales, financières. Il signifie la proclamation du monde. Nous sommes un monde. Nous sommes une terre et une seule.
Au-delà, quoi ? Au-delà, je pense qu’il faut utiliser au mieux le temps qui reste. En créant un réseau sans tête, planétaire, immense autant que solide, efficace, pragmatique, fondé sur la solidarité inconditionnelle de tous ses membres, qui pourraient et devraient se compter par millions. Un réseau, et pour quoi faire ? Mais pour conserver, consolider, souder à l’argon notre fabuleuse richesse collective. Il existe des banques de semences, destinées à garder au froid une partie de la diversité végétale du monde. Et de sperme. Et d’argent, mille fois hélas. Ce que j’entrevois serait comme un trésor commun où resteraient disponibles, pour demain et plus tard, nos savoirs. Savoir dire, savoir écrire, savoir faire, savoir comprendre, savoir entendre, savoir partager, savoir compatir, savoir protéger, savoir aimer, savoir mourir en ultime ressort.
Vers une « cité des ophiures » ?
Je crois que nous devons donc relier nos métiers et connaissances, nos arts et nos lettres, nos si nombreuses compétences au service de la vie future, au-delà des terribles secousses qui approchent. Vous me parlerez peut-être des Amap ou des Transition Towns, de l’habitat bioclimatique et des coopératives ouvrières dans le genre des Scop, des producteurs bio et des groupes de solidarité mondiale, comme par exemple la Cimade. Et je vous répondrai : mais bien sûr ! Évidemment ! Encore heureux ! Nous ne partons pas de rien. Si nous nous lançons dans cette aventure terrestre, avec des groupes du monde entier bien entendu – à moi Maude Barlow, Vandana Shiva, Lori Wallach, Martin Khor, Agnès Bertrand, Silvia Pérez-Vitoria, Jerry Mander, Anuradha Mittal, à nous ! -, il faudra bien un substrat.
L’image qui s’impose à moi est celle d’une « cité des ophiures », ces animaux qui font penser, à l’œil en tout cas, à des étoiles de mer. Des chercheurs néo-zélandais et australiens ont découvert une colonie installée sur le pic d’un mont sous-marin. Comme elle est constituée de dizaines de milliers d’ophiures, elle est bien plus haute que le plus haut de nos dérisoires immeubles terrestres. Ces animaux vivent réellement, concrètement bras dessus bras dessous, au beau milieu d’un courant tourbillonnant qui pourrait sembler une menace mortelle. Or tout au contraire. Ce courant empêche les prédateurs de pénétrer la maison commune – le mot grec oïkos, la maison, a fini par donner, complété par logos, le mot écologie – et convoie d’importants chargements de nourriture dont les ophiures s’emparent en levant les bras. Car ils ont des bras. Comme nous.
Je reconnais que la métaphore a des limites, mais elle me plaît. Nous sommes tous des ophiures ! Voilà ce que j’aimerais entendre plus souvent, à l’avenir, dans les cortèges et manifestations où nous rechercherons des voies de sortie, des issues de secours à ce monde devenu méphitique. Dois-je encore insister ? Un réseau de réseaux, souple, pratiquement indestructible, se régénérant à mesure qu’il subirait des assauts venus du vieux monde, qui mettrait au service de chacun le colossal possible de tous. C’est ainsi, collectivement, mondialement, humainement que nous affronterions l’impensé radical qui arrive. Et que nous conserverions une chance d’y survivre, nous ou d’autres. Mais libres. Mais dignes. Mais debout. Ce que j’en dis.