Archives mensuelles : mai 2011

Doubler la production alimentaire en dix ans !

Voyez comme les choses sont bien faites. On parle des trente ans de l’arrivée de ce cher Mitterrand au pouvoir. On parle de la grossesse supposée de cette grande Carla Bruni-Sarkozy. On parle de tout et bien entendu de rien. Mais cette fois, comme avec une violence plus insupportable que d’habitude. Les lecteurs anciens et réguliers – pardon aux autres – de Planète sans visa savent que je pense davantage aux miséreux du Malawi et du Pérou qu’aux innombrables petits marquis, qui de droite, qui de gauche. Leur sort m’importe. Ce qui explique, entre autres, pourquoi je ne voterai jamais – JAMAIS – pour Dominique Strauss-Kahn, l’homme des Porsche et du Fonds monétaire international (FMI).

Je vous glisse ci-dessous un document unique en son genre. Olivier de Schutter, rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l’alimentation, vient de rendre un rapport extraordinaire. La production alimentaire mondiale, dit-il, pourrait doubler en dix ans grâce à l’agroécologie. Grâce à des techniques agricoles qui se passent de chimie et de pesticides. Qui rendent autonomes les gueux. Qui remplissent le ventre des affamés chroniques. Lesquels sont, selon une sinistre statistique officielle, 1 milliard et 200 millions d’êtres. Autrement exprimé, le monde pourrait en l’espace de dix ans connaître une révolution écologique et morale. Ne me dites pas, ne me dites surtout plus que nous manquons d’espoir. Et de raisons de se battre. Nom de Dieu ! Debout !

COMMUNIQUÉ DE PRESSE

Rapport ONU :
L’agroécologie peut doubler la production alimentaire en 10 ans

GENÈVE – En à peine 10 ans, les petits agriculteurs peuvent doubler la production alimentaire des
régions vulnérables en recourant à des méthodes de production écologiques, affirme un nouveau
rapport de l’ONU.* Fondé sur un examen approfondi des plus récentes recherches scientifiques, le
rapport appelle à un virage fondamental en faveur de l’agroécologie comme moyen d’accroître la
production alimentaire et de réduire la pauvreté rurale.

« Si nous voulons nourrir 9 milliards de personnes en 2050, il est urgent d’adopter les techniques
agricoles les plus efficaces », explique Olivier De Schutter, Rapporteur spécial de l’ONU sur le droit
à l’alimentation et auteur du rapport. « Et les preuves scientifiques actuelles démontrent que les
méthodes agroécologiques sont plus efficaces que le recours aux engrais chimiques pour stimuler
la production alimentaire dans les régions difficiles où se concentre la faim. »

L’agroécologie applique la science écologique à la conception de systèmes agricoles qui répondent
aux défis climatiques, alimentaires et de pauvreté rurale. Cette approche améliore la productivité
des sols et protège les cultures en s’appuyant sur l’environnement naturel comme certains arbres,
plantes, animaux et insectes.

« À ce jour, les projets agroécologiques menés dans 57 pays en développement ont entraîné une
augmentation de rendement moyenne de 80% pour les récoltes, avec un gain moyen de 116%
pour tous les projets menés en Afrique », explique le Rapporteur de l’ONU. « De récents projets
menés dans 20 pays africains ont même démontré un doublement des rendements des cultures
sur une période de 3 à 10 ans. »

« L’agriculture conventionnelle accélère le changement climatique, repose sur des intrants coûteux
et n’est pas résiliente aux chocs climatiques. Elle n’est tout simplement plus le meilleur choix pour
l’avenir », affirme l’expert de l’ONU.

« L’agroécologie est au contraire reconnue par un nombre croissant d’experts pour son impact
positif en termes de production alimentaire, de réduction de la pauvreté et d’atténuation du
changement climatique. Même le Malawi, un pays qui a lancé il y a quelques années un important
programme de subvention des engrais chimiques, met désormais en œuvre des programmes
agroécologiques. Ceux-ci bénéficient à plus de 1,3 million de personnes qui ont vu les rendements
de maïs passer de 1 tonne/ha à 2-3 tonnes/ha. »

Le rapport souligne aussi que les projets agroécologiques menés en Indonésie, au Vietnam et au
Bangladesh ont réduit de 92% l’utilisation d’insecticides pour le riz, permettant aux agriculteurs
pauvres de faire d’importantes économies financières. « Remplacer les pesticides et les engrais
par la connaissance de la nature fut un pari gagnant, et des résultats comparables abondent dans
d’autres pays asiatiques, africains, et latino-américains », note Olivier De Schutter.

« L’approche gagne aussi du terrain dans les pays développés comme les États-Unis, l’Allemagne
ou la France », poursuit l’expert. « Toutefois, en dépit de son incroyable potentiel dans la
réalisation du droit à l’alimentation, l’agroécologie est encore insuffisamment soutenue par des
politiques publiques ambitieuses, et peine donc encore à dépasser le stade expérimental. »
Le rapport identifie une douzaine de mesures que les États devraient mettre en œuvre pour
développer les pratiques agroécologiques.

« L’agroécologie est une approche exigeante au niveau des connaissances », explique Olivier De
Schutter. « Elle requiert donc des politiques publiques qui soutiennent la recherche participative et
la vulgarisation agricole. Les États et les donateurs ont ici un rôle clé à jouer. Les entreprises
privées n’investiront ni leur temps ni leur argent dans des pratiques qui ne peuvent être
récompensées par des brevets et qui n’ouvrent pas de marchés pour des produits chimiques ou
des semences améliorées. »

Le Rapporteur spécial exhorte notamment les États à soutenir les organisations paysannes, qui
sont un maillon essentiel dans l’identification et la diffusion des meilleures pratiques
agroécologiques. « On sait aujourd’hui que soutenir l’organisation sociale a autant d’impact que la
distribution d’engrais. Lorsqu’ils travaillent ensemble, les paysans et les scientifiques sont une
source importante de pratiques innovantes », poursuit l’expert de l’ONU.

« Nous ne réglerons pas les problèmes de la faim et du changement climatique en développant
l’agriculture industrielle sur de grandes plantations », affirme Olivier De Schutter. « Il faut au
contraire miser sur la connaissance des petits agriculteurs et sur l’expérimentation, et améliorer les
revenus des paysans afin de contribuer au développement rural. Un soutien énergique aux
mesures identifiées dans le rapport permettrait de doubler la production alimentaire dans les 5 à 10
ans dans des régions où la faim sévit. La réussite de la transition à mener dépendra de notre
capacité à apprendre plus vite des innovations récentes. Nous devons aller vite si nous voulons
éviter une répétition continue des crises alimentaires et climatiques au cours du 21ème  siècle. »

Olivier De Schutter a été nommé Rapporteur Spécial sur le droit à l’alimentation en mai 2008 par
le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies. Il est indépendant de tout gouvernement et de
toute organisation.

Pour plus d’informations sur le travail du Rapporteur spécial : ici ou .

François Mitterrand, grand homme de droite (et de poche)

Mise en garde : le texte qui suit est long. Fait aggravant, il parle de François Mitterrand, trente ans après un orage parisien qui ne laissa que quelques gouttes sur le pavé

Appelons cela un interlude, entre deux cris contre l’état de notre planète. Mais au fait, les amis, si l’état de notre humanité n’était pas ce qu’il est, en serait-on à ce point de déréliction écologique ? Je m’autorise trois mots sur notre grand homme de poche, François Mitterrand. Il y a trente ans, donc, il remportait l’élection présidentielle au nom du parti socialiste, et promettait de rompre avec le capitalisme. Mais vite, hein ? Il ne fallait pas traîner. Aux oublieux, à ceux qui étaient trop jeunes, je dédie ce court passage tiré d’un document officiel du parti socialiste. Il est consacré à une sorte de congrès tenu à Alfortville (Val-de-Marne) quelques mois avant mai 1981.

Cet extrait fait partie d’un texte écrit en 2006, en une époque bien plus calme pour nos Excellences de gauche, et son ton en est singulièrement adouci. Voici : « Divisé en trois parties – comprendre, vouloir, agir – le projet socialiste doit orienter l’action des socialistes pour les années 80. Rupture avec le capitalisme et stratégie d’union de la gauche, volonté de s’affranchir de la logique du marché et des contraintes extérieures, affirmation de la souveraineté nationale face au processus d’intégration européenne et à la puissance américaine, le texte soumis aux militants est marqué par le volontarisme politique et économique ; il réunit 96 % des suffrages ». En 1980, les mots réellement prononcés étaient de feu. Il s’agissait de faire rendre gorge aux capitalistes, rien de moins.

Longtemps après le roi du Tibet

Or donc, il s’agissait bel et bien de changer le monde. Ce qui n’a pas été fait, à moins qu’on l’ait caché à tous. Je sais que de nombreux lecteurs de Planète sans visa conservent pour Mitterrand les yeux de Chimène. Et moi ? Euh, non. Lorsque la discussion roule sur ces années-là en présence de femmes et d’hommes de gauche, la première et souvent la seule chose qu’ils trouvent à dire, c’est : « Oui, mais quand même, l’abolition de la peine de mort ». Et, bien que je sois poli, et que je tâche alors de détourner la conversation, je dois dire qu’intérieurement, je rigole. Ou bien je bous, selon. L’abolition de la peine de mort eût pu être décidée longtemps avant, et l’aura été sous toutes sortes de régimes. Elle avait été décidée il y a plus de 13 siècles au Tibet, sous le règne de l’excellent roi Songtsen Gampo. Le Venezuela l’avait inscrit dans sa Constitution en … 1864. Alors bon, Mitterrand n’aura fait que suivre un mouvement historique. Et c’est tout. Nous, les Français, avons bel et bien cette fâcheuse tendance à croire que nous inspirons la terre entière. Même lorsque nous arrivons parmi les derniers.

Mitterrand avait en tout cas d’affreuses raisons personnelles pour abolir. Car comme le rappelle le livre – que j’ai lu – signé par François Malye et Benjamin Stora (François Mitterrand et la guerre d’Algérie, Calmann-Lévy, 2010), il avait du sang sur les mains. Devenu ministre de la Justice et garde des Sceaux en février 1956, il le restera jusqu’au 21 mais 1957. Et pendant ce temps, sous sa responsabilité écrasante, 45 militants de la cause algérienne ont été guillotinés, dont le communiste Fernand Iveton. Je vous le dis, je n’aurais pas aimé être Missak Manouchian en 1944, avec un Mitterrand au pouvoir. Tiens, au fait, n’a-t-il pas été ami jusqu’à son assassinat – en 1993 – avec ce cher René Bousquet, l’un des plus hauts responsables de la police fasciste du régime de Pétain ? Si.

Sur cette photo prise à Marseille en 1943, Bousquet a vraiment l’air très malheureux de la présence nazie en France. Où en étais-je ? L’Algérie. Un jour, Michel Rocard accusa Mitterrand, en public, d’être un assassin. Et il avait bien entendu raison. Ce qui ne l’empêcha nullement de devenir son Premier ministre, car la carrière, mon Dieu, c’est la carrière. Question d’une rare absurdité, d’autant qu’elle plonge au plus profond de cette aventure : Mitterrand était-il de gauche ? Je vous vois frétiller, car il y a de quoi. Mitterrand a été toute sa vie un homme de droite, et l’aura à peine caché. Les sots, les pauvres sots sont ceux qui ont cru autre chose, et ne veulent à aucun prix qu’on ose s’attaquer à leur idole de pacotille.

Un militant d’extrême-droite

Reprenons en quelques phases. Avant guerre – Mitterrand est né en 1916 -, il est un militant d’extrême droite. Sans doute pas un activiste, quoique, mais en tout cas, ce qu’on pourrait appeler sans excès un fasciste. Le 1er février 1935, il participe à une manifestation de petites crapules pour protester contre l’installation de médecins étrangers en France. Aux cris de « La France aux Français » et « Non à l’invasion métèque ». Ce n’est pas un gosse, il va avoir vingt ans. Autour de l’internat des Pères maristes – 104, rue de Vaugirard, à Paris -, où Mitterrand habite alors, la canaille fasciste est omniprésente. Mitterrand noue des liens de franche amitié avec des responsables de la Cagoule, parmi lesquels Eugène Deloncle, Gabriel Jeantet ou Simon Arbellot. Or la Cagoule est une société secrète antisémite, très proche des militaires, qui entend bien abattre par la force et le complot la « Gueuse », comme ils appellent la République. Un coup d’État sera déjoué de justesse en 1937, et l’on retrouvera beaucoup de ces chers anges aux côtés des nazis, quelques années plus tard. Un détail : l’un des hommes de main de la Cagoule, Jean Filliol, assassinera en 1937 les frères Rosselli, opposants à Benito Mussolini. Sur commande du dictateur romain.

Dans ces conditions, Mitterrand pouvait-il devenir le grand résistant antifasciste qu’une vulgaire propagande ne cesse de nous vendre ? Voyez à quoi je suis rendu : j’en doute. J’en doute d’autant plus fort que Mitterrand a été avant tout un maréchaliste convaincu. Un homme de Vichy. Je ne peux tout raconter, vous seriez lassé. Mitterrand sera décoré de l’ordre de la Francisque par Pétain lui-même, en mars ou avril 1943. Un Pétain qu’il admire alors de toutes ses belles forces, comme l’attestent des lettres d’époque, signées de sa main. Il va jusqu’à se féliciter de la création du Service d’ordre légionnaire (SOL) de Darnand, ancien de la Cagoule, qui deviendra la Milice, chère au cœur de tous les démocrates. Extrait du serment des volontaires du SOL : « Je jure de lutter contre la démocratie, la lèpre juive et la dissidence gaulliste ».

Ensuite, Mitterrand serait devenu résistant. Quand ? En toute certitude, après les premières lourdes défaites de l’armée nazie. Probablement dans la deuxième moitié de 1943. Je ne vais pas jouer au devin, mais je crois profondément que son choix fut alors opportuniste. Au reste, il ne faut pas exagérer ce que les mitterrandistes de toujours ont présenté comme autant d’actions de gloire. Mitterrand n’est pas Jean Moulin. Mitterrand ne figurait pas sur l’Affiche rouge, car sur cette affiche de 23 héros assassinés par les nazis, il n’y avait que des métèques, engeance que notre Mitterrand national n’aimait guère. Des Espingouins. Des Ritals. Des Polaks. Des Arméniens. Et parmi eux – pouah ! -, des juifs.

Une seule et même obsession

J’insulte ? En effet, j’insulte. Ceux de l’Affiche rouge sont de mon sang. À la sortie de la guerre, un Mitterrand tout ripoliné devient dès 1944 une sorte de ministre des Anciens combattants. Il est aussi copain avec un autre grand résistant, un certain Jacques Foccart, qui sera le suprême Manitou de la Françafrique. Formidable. Peu après, il donnera un témoignage décisif qui sauve Eugène Schueller, financier de la Cagoule avant guerre, et fondateur de l’Oréal, la belle entreprise de madame Bettencourt, je n’y peux rien. Il a 28 ans et va bientôt obtenir ce qu’on appelle aujourd’hui un « emploi fictif » dans le vaste empire L’Oréal. Ô beauté des cieux. Parallèlement, Mitterrand sera 12 fois ministre jusqu’en 1957. Un record fabuleux. Pendant ces années, la France s’honore de vastes massacres à Madagascar, en Indochine, en Algérie. Ailleurs. Mitterrand n’a qu’une obsession, la même qui court tout au long de sa vie : le pouvoir. Pour lui. Il tente à de nombreuses reprises de devenir Président du Conseil, le poste le plus haut sous la Quatrième République. Mais il échoue et, pis que tout, un revenant lui barre la route de la victoire : De Gaulle, qui revient au sommet en 1958 et sera bientôt président, élu pour comble au suffrage universel.

Pendant toutes ces années, son arme politique s’appelle l’Union démocratique et socialiste de la Résistance (UDSR), formée en 1945, et dont il sera le chef après 1950. Ne pas se laisser impressionner par l’étiquette. L’UDSR aura été un parti de notables. De notables de droite. Mitterrand y prend le pouvoir après des manœuvres qui rappellent fort sa prise de pouvoir sur le parti socialiste en 1971. Cette courte citation d’un excellent article de l’universitaire Éric Duhamel (Pleven et Mitterrand) : contrairement à Pleven « François Mitterrand, en revanche, s’appuie sur une poignée d’hommes qu’il a connus avant la guerre et une cohorte rencontrée sous l’Occupation. Par l’intermédiaire des associations de PG [ prisonniers de guerre], tous ces hommes sont capables dans chaque département de recruter ceux de leurs camarades qui sont prêts à faire un bout de chemin avec “François” ». C’est de cette époque que date l’amitié indéfectible qui réunit Roland Dumas – député UDSR en 1956 -, notre grand moraliste à bottines, et Mitterrand. C’est à peu près de ce temps-là que datent les liens plus qu’étranges noués avec François de Grossouvre, retrouvé mort d’une balle dans la tête à l’Élysée en 1994. À peu près, car au fond, qui le sait ? Le sûr, c’est que De Grossouvre a été membre du Service d’ordre légionnaire (SOL) de Vichy déjà nommé. Le sûr, c’est qu’il a joué un rôle important dans la création en France de réseaux politico-militaires imaginés après-guerre par les Américains. Ce qu’on a appelé en Italie Gladio, et dont le rôle dans la stratégie de la tension et les attentats des années 70 du siècle passé est certain. Le sûr, c’est qu’il aura été, une fois Mitterrand élu président en 1981, le gardien de tous les secrets. Dont beaucoup, selon moi, demeurent inconnus.

Prise de pouvoir au parti socialiste

Je vous sens perdus, et j’en suis désolé. Il me faut aller plus vite, car je rédige ce texte le 9 mai 2011 au soir, et je tiens à ce qu’il soit en ligne le 10, notre grand anniversaire national. De Gaulle. Un De Gaulle terrible, qui bouche les allées du pouvoir pendant des années. Mitterrand en sera l’opposant en chef. De gauche ? Voyons donc ! En 1965, entre les deux tours de la présidentielle, il recevra l’étrange appui de l’avocat fasciste Tixier-Vignancour,  qui avait obtenu 1 253 958 voix au premier tour. Au nom de quoi ? Tixier-Vignancour avait en tout cas, bien entendu, été vichyste pendant la guerre. Le reste ? Après avoir tenté l’impossible pour revenir dans le jeu, notamment en mai 1968, où il se brûla les ailes, Mitterrand a compris l’essentiel. S’il veut gagner – c’est la seule chose qui compte -, il doit représenter la gauche. Toute la gauche, y compris ces communistes qu’il vomit depuis sa jeunesse, et dont il ne cessera, avec un magnifique succès, d’attaquer les positions de pouvoir, jusqu’à les réduire au rang de supplétifs.

Comment faire ? D’abord, comme avec l’UDSR de 1950, s’emparer d’une structure. Ce sera le parti socialiste, en voie de pure et simple disparition en 1970, après de calamiteux résultats en 1969. Au congrès d’Épinay, en 1971, par la ruse, toutes les ruses, Mitterrand s’empare d’un parti dont il n’est même pas membre ! Grâce, entre autres, au concours empressé d’un certain Jean-Pierre Chevènement, dont vous aurez du mal, même en cherchant, à retrouver qu’il fut officier d’active pendant la guerre d’Algérie, et partisan assumé de l’Algérie française. La suite vous est connue dans les grandes lignes. La saison, qui dure dix ans, est aux grands discours. Mitterrand, homme de droite, devient un expert de l’emphase « gauchiste », bien meilleur à ce jeu que le pauvre Guy Mollet de jadis, qui nous a pourtant légué l’expression « mollettiste », désignant ceux qui parlent d’une manière et agissent d’une autre.

Dans les conditions décrites plus haut, il était fatal que Mitterrand ne fasse rien de ce qu’il avait promis. La gauche au pouvoir ne décréta pas la mobilisation générale pour les banlieues, mais la mobilisation générale de Julien Dray et Harlem Désir. Elle ne combattit pas le capitalisme, mais tout au contraire, réhabilita l’exploitation et donc les exploiteurs, Tapie en tête. Vous vous souvenez, n’est-ce pas ? Il faut dire qu’avec un Attali dans le bureau d’en face, ce ne dut pas être si difficile. Elle déplia le tapis rouge pour Berlusconi, à qui l’on refila une chaîne de télé, la défunte 5. Elle statufia Jacques Séguéla, fondateur de l’agence de pub Euro RSCG, qui conseille aujourd’hui aussi bien DSK que les industriels des gaz de schistes, sans oublier, jusqu’à certain changement, Laurent Gbagbo. Elle coucha avec le fric et la corruption.

« Dites-moi, où est le pouvoir ? » (air connu)

Trente ans plus tard, c’est oublié. L’ombre bienfaisante de Mitterrand câline candidats et futurs électeurs. Hélas, je n’ai plus le temps – et vous, je l’espère, plus la patience – de vous dire en détail pourquoi une génération entière s’est elle-même fourvoyée de la sorte. Et pourquoi la suivante est prête à recommencer. Cela a à voir, selon moi, avec l’une des faces les mieux cachées de la réalité. Cette soumission à l’autorité si bien analysée par Stanley Milgram. Il faut du chef. Il faut de l’admiration. Et donc de l’aveuglement. Et donc de la connerie à tous les étages. Rien ne changera jamais vraiment tant que ce phénomène sera à ce point dominant. Oh, je ne pense pas qu’on puisse balayer une telle invariance psychique en soufflant dessus, certainement pas. Mais je suis bien convaincu que nous serons perpétuellement défaits si nous ne sommes pas capables d’analyser et de critiquer sans relâche la notion même de pouvoir. Et ce lien maudit qui pousse des millions d’êtres à croire n’importe quelle promesse, sourire aux lèvres et yeux embués.

Allez, une conclusion. Mitterrand et la crise écologique. Il s’en cognait d’autant plus qu’il n’avait strictement rien remarqué. Et ne venez pas me dire que c’est une question d’âge ! Le vieux Dumont était né, lui, en 1904, douze ans avant Mitterrand. Et il avait 70 ans en 1974, quand au même moment Mitterrand promettait la Lune aux crédules pour pouvoir s’y installer un jour en leur marchant dessus. Jacques Ellul était né quatre ans avant Mitterrand. Cornelius Castoriadis était né six ans après Mitterrand. André Gorz était né sept ans après Mitterrand. Ivan Illich était né dix ans après Mitterrand. Alors non, ne me parlez pas d’âge ou de génération. Mitterrand est l’archétype de l’homme ignorant, et qui lisait pourtant des livres. Philistins, petits marquis d’ici ou d’ailleurs, idiots savants de toute nature ne cesseront jamais de vanter sa culture. Mais quelle était-elle, dites-moi ? Un homme qui entendait mener la France aura passé son existence sans dire un mot sur la crise de la vie sur terre. Contemporain de l’événement le plus foudroyant de l’histoire des hommes, il n’en aura rien su. Comment appelle-t-on cela, par chez vous ?

Ce que j’ai voté en 1981 ? Mitterrand. Mais je jure qu’il s’agissait d’un vote contre Giscard. J’avais la naïveté de croire qu’une victoire de la gauche ouvrirait un espace neuf à la liberté de tous. Si c’était à refaire, j’irais plutôt regarder le soleil se lever. Puis le soleil se coucher. Et entre-temps, je sais que je ne mettrais pas le pied dans un bureau de vote.

Coup de force des lobbies (sur les gaz de schistes)

Il se passe en ce moment-ci, dans notre vieux pays perclus de sombres histoires, une affaire en tout point extraordinaire. Je rappelle qu’après une mobilisation sans guère de précédent récent, surtout dans le sud de la France, des élus de droite et de gauche ont pris peur. La joyeuse perspective de l’extraction de gaz et de pétrole de schistes ici même – pollution massive de nos eaux, destruction de nos paysages, émissions massives de gaz à effet de serre en violation de la loi française – semblait bien devenir, sous nos yeux incrédules, la goutte d’eau qui fait déborder le vase.

Révolte populaire, notre mouvement contre les gaz et les pétroles de schistes –  « notre », car j’en suis, ô combien – paraissait jusqu’à ces derniers jours provisoirement victorieux. La gauche, puis la droite tombaient d’accord pour déposer en urgence un projet de loi – il sera discuté le 10 mai – abrogeant les permis d’exploration si généreusement accordés par l’ancien ministre Borloo à l’industrie pétrolière. Sarkozy, qui souhaite tant une campagne présidentielle à sa main, avait accepté, malgré sa proximité obscène avec des acteurs de premier plan du dossier, Paul Desmarais et Albert Frère, de laisser voter cette loi. Et de même Fillon, qui garantissait encore avant-hier, l’abrogation des permis. Au nom de la France, non ?

On se doutait certes que de puissants lobbies – Desmarais, les ingénieurs des Mines, Total et Suez – feraient leur travail, dans l’ombre si conforme à leurs intérêts. Mais on ne pensait pas – je n’imaginais pas, non – que les députés se coucheraient de la sorte après avoir clamé leur engagement définitif, Christian Jacob (UMP) en tête.  Le texte définitif de la loi qui sera discutée mardi prochain n’est pas connu. Mais tout indique, au-delà des arguties dont on nous comblera jusque dans les médias, que l’abrogation des permis n’y figurera pas.

Oui, lecteurs de Planète sans visa , nous assistons en direct à un coup de force des oligarchies qui détiennent les vrais pouvoirs. Bien que n’ayant fait aucune étude exhaustive, je crois bien qu’il s’agit d’une première dans l’histoire de la République. Cette dernière a connu bien des reculades et des reniements, mais je ne vois pas – vous me trouverez peut-être des exemples – ce qui pourrait être comparé à ce gigantesque revirement de nos élites, sur fond de fric et d’énergie. Faut-il que notre monde soit malade !

Moi qui ne me fais aucune illusion sur le système parlementaire, je vois dans les événements en cours la confirmation, à mes yeux du moins, que la forme de démocratie dans laquelle nous vivons a totalement épuisé sa force. Elle ne survit que par inertie, faute d’une mobilisation capable de renverser la table une bonne fois pour toutes. Ne me faites pas dire que je suis contre la démocratie. Tout au contraire. C’est parce que je suis démocrate que je crois venu le temps de l’affrontement avec ce que, dans ma jeunesse, on appelait le « crétinisme parlementaire ». Ce n’est pas la voie la plus facile, mais je n’en vois aucune autre.

André Picot balance tout (sur les gaz de schistes)

La dernière fois que j’ai eu le bonheur de serrer la main d’André Picot, ce fut à l’enterrement d’un homme que je continue d’aimer, Henri Pézerat. Henri, qui me manque, et grâce à qui l’amiante est enfin devenu un scandale complet. Les deux hommes se connaissaient bien, et s’appréciaient hautement. Ils avaient tous deux mené une belle carrière scientifique au CNRS, et assumé, chacun à sa façon, une pratique différente de leur fonction. Henri, qui était au fond de l’âme un militant, relia sans cesse son extrême rigueur et la défense des exploités. André, plus réservé, mal à l’aise dans le conflit, demeura dans une ombre relative, non sans avoir constamment apporté sa pierre à l’édifice de délicates vérités.

Créateur et ancien directeur de recherche de l’Unité de prévention du risque chimique au CNRS (en retraite), il a fondé une association aussi remarquable que méconnue, ATC (ici),  à la frontière entre toxicologie et chimie. Un vaste triangle des Bermudes où disparaissent chaque année des milliers de prolétaires français, dans l’indifférence la plus totale de ceux qui paradent à la télé. André Picot – avec la collaboration de Jérôme Tsakiris, de Joëlle et Pierre David, d’ATC également – vient de publier un rapport de haute tenue, qui n’est certes pas une publication scientifique, mais qui n’a rien à voir avec Pif le chien. Vous pouvez la télécharger directement à l’adresse suivante : http://atctoxicologie.free.fr/, puis en cherchant le dossier Gaz de schiste, daté de mai 2011. C’est très facile.

Or donc, il s’agit encore de gaz de schistes. Les lecteurs de Planète sans visa commencent à connaître. Je ne vais pas commenter en détail ce document exceptionnel de 46 pages, qu’il me faudra d’ailleurs plusieurs jours pour digérer. D’ores et déjà, je peux vous garantir qu’il contient des informations remarquables. Et inquiétantes. Je n’en prendrai qu’une : l’affaire des morts subites d’oiseaux aux États-Unis. On a parlé au début de l’année de pluies d’oiseaux (ici), un peu comme ces pluies de poissons du merveilleux écrivain Haruki Murakami dans son célèbre roman Kafka sur le rivage. Plusieurs personnes, ici même – je songe à Ourse – ont tenté d’alerter sur ce phénomène. À ma grande honte, je n’y ai pas attaché d’importance.

Picot revient en scientifique sur cette affaire, c’est-à-dire sur le mode hypothétique, et voici ce qu’il écrit, à propos bien sûr de l’extraction des gaz de schistes  : « Concernant cette dernière éventualité, diverses roches en particulier riches en hématite (Fe2es O3), hébergent des colonies de bactéries quasi-anaérobies, sulfato-réductrices comme la Dulfovibrio desulfuricans, qui se nourrissant  de sulfures métalliques (pyrites…) libèrent du sulfure de dihydrogène (H2 S) gaz très toxique rencontré de temps à autre dans les gaz remontés au cours de la fracturation. Il ne faut pas oublier que ce gaz nauséabond (à l’odeur d’œuf pourri), tue plus rapidement que le monoxyde de carbone (CO), et est par ailleurs doué d’un effet anesthésiant puissant sur le nerf olfactif. Ceci pourrait expliquer certains décès dans la population vivant à proximité des exploitations, mais également certains événements comme les “pluies d’oiseaux” constatées aux Etats-Unis ».

Voilà qui apporte de l’eau – non polluée – au moulin des opposants et des refusants, dont je suis comme vous le savez. Pour le même prix, un extrait – page 240 – de mon livre Qui a tué l’écologie ? Cela ressemble à de la publicité, mais c’est de l’information. On va y retrouver, comme de juste, un certain André Picot. Attention, c’est parti.

Thierry Chambolle et les incinérateurs

Autre exemple plutôt extraordinaire : Thierry Chambolle. Cet ingénieur des Ponts a été le directeur de l’Eau, de la Prévention des Pollutions et des Risques au ministère de l’Environnement entre 1978 et 1988. Un poste évidemment stratégique. On le retrouve l’année de son départ du ministère au groupe Lyonnaise des Eaux, dont il a surveillé les activités pour notre compte à tous. Il en deviendra le numéro 3 et en fait  toujours partie aujourd’hui, bien que né en 1939. Est-ce moral ?

Poursuivons. Chambolle, passé au service de la Lyonnaise, n’oublie pas le service public, pensez bien. On le verra, au fil des ans, occuper en même temps des postes aussi prestigieux que ceux de président du conseil scientifique du BRGM – public-, président du Cemagref – public – et responsable de quantités de structures hautement utiles.

En 1993, il est aussi membre du « Comité des applications de l’Académie des Sciences », le Cadas. Quasi-académicien, Chambolle va animer un groupe de travail sur la dioxine, dont sortira le 20 septembre 1994 un stupéfiant rapport appelé : « La dioxine et ses analogues ». S’il est stupéfiant, c’est qu’il exonère la dioxine de pratiquement tous les problèmes qu’elle pose pourtant. Au même moment, l’agence fédérale américaine en charge de l’environnement, la célèbre EPA, publie un document terrible de 2000 pages sur les dangers de la dioxine, même à des doses infinitésimales.

S’il est stupéfiant, c’est qu’il a délibérément écarté les éléments fournis par l’un des membres les plus éminents du groupe de travail, André Picot. Ce dernier, sans doute l’un des meilleurs connaisseurs de la dioxine en France, refuse dans un mouvement de révolte inédit que son nom figure dans le compte-rendu de l’étude.

S’il est stupéfiant, c’est que figure, au milieu de dizaines de pages techniques, un coup de pouce providentiel aux industriels de l’incinération. Citation : « Il est donc très souhaitable que soit évitée une réglementation excessivement contraignante » pour les émissions de dioxine dans les incinérateurs d’ordures ménagères.

S’il est stupéfiant, c’est que cet avis autorisé permettra le développement du parc d’incinérateurs le plus important de toute l’Union européenne. Avec émission de dioxine, bien sûr.

S’il est stupéfiant, c’est qu’à la date de publication du rapport de l’Académie des Sciences -1994 -, Chambolle est depuis six ans patron de la Lyonnaise. Laquelle fabrique aussi des incinérateurs. Est-ce moral ? La question a été posée plus haut.

L’extrait est fini. À la prochaine.

Victor Serge, l’ami, le frère, le magnifique

Où l’on découvre, muet de surprise, ce que Planète sans visa doit à Victor Serge, un homme mort en 1947.

J’entretiens comme par miracle une correspondance incertaine avec un homme que je n’ai jamais rencontré. Physiquement, je veux dire. Car nul doute, en vérité, que nous savons bien qui nous sommes, lui comme moi. Cet homme s’appelle Charles Jacquier, et il est éditeur chez Agone, maison marseillaise (ici). Charles est un fin lecteur, plongé entier dans un monde englouti mais néanmoins merveilleux. Celui de la lutte sociale menée pendant des décennies en-dehors du stalinisme, et souvent contre lui.

Ceux qui auront la tentation d’arrêter ici leur lecture auront tort. Non parce que c’est moi qui tiens le clavier, ô certes non. Mais plus exactement parce que le monde n’a pas commencé avec la dernière version de Firefox. Je suis viscéralement attaché à l’histoire des vaincus du mouvement ouvrier, ce qui peut faire sourire certains, je le sais. Je parle moi de cette entreprise admirable de civilisation humaine entreprise vers 1830, et qui a bien failli emporter le monde des maîtres et des esclaves. Au moins pour un temps. L’assassinat de ce puissant chef-d’œuvre se sera fait en deux temps principaux. D’abord par la boucherie de 1914, à laquelle les sociaux-démocrates de l’époque ont tant contribué. Ensuite par l’irruption d’un monstre aussi total que totalitaire, le stalinisme, qui perdure encore en quelques points de la planète.

Vous avez le droit de vous moquer de cela comme de votre première chemise. Vous avez le droit de juger dérisoires la création de syndicats, de bourses du travail, de journées de huit heures, de congés payés, de mutuelles, de l’éducation populaire par le livre et la conférence, des charges de policiers à cheval dans les rues de Paris, comme du reste. Moi, j’y attacherai, jusqu’au dernier moment, mon respect le plus vif. J’aimerai toujours les combattants de la liberté.

Et Jacquier ? Et Agone ? Charles a publié – entre bien d’autres ouvrages – le grand livre signé Howard Zinn, Une histoire populaire des États-Unis, de 1492 à nos jours. Dans la collection qu’il dirige – « Mémoires sociales » – Jacquier édite des auteurs aussi inoubliables que négligés. Il m’a envoyé voici six semaines un gros ouvrage que je n’ai pas encore pu lire comme je le ferai. Mais il est clair qu’il s’agit d’un très grand livre sur l’histoire de la ville, que bien des gens s’honoreront, tôt ou tard, d’avoir dans leur bibliothèque. Son titre : La cité à travers l’histoire, de Lewis Mumford. Son prix, élevé, est de 33 euros.

Passons à Serge, Victor Serge. Je l’ai expliqué au premier jour (ici) : je dois à Serge, qui l’avait probablement trouvée chez les surréalistes, l’expression Planète sans visa. Je lui suis redevable de quantité d’autres choses, que je serais bien en peine de soupeser. Né en 1890, mort en 1947 au Mexique, Serge aura connu le pire, et plus rarement le meilleur, de ce qui leste la vie d’un révolutionnaire. Je signale dans la collection Bouquins, chez Laffont, la reprise de ses extraordinaires Mémoires d’un révolutionnaire. Vous pensez bien que j’ai chez moi des éditions plus anciennes. Je crois par ailleurs que ses romans sont éparpillés, sauf dans une édition du Seuil, qui date de 1967. Mais on me démentira peut-être.

Charles Jacquier a fait paraître l’an passé un livre dont j’ai parlé ici, Retour à l’Ouest, formé de chroniques étirées de 1936 à 1940. Serge, échappé d’extrême justesse à la mort dans l’Union soviétique stalinienne, a repris alors le combat, entre Bruxelles et Paris. Ses articles sont d’une beauté et d’une clairvoyance qui font parfois chavirer le cœur. Or, il reste des inédits. Charles m’a adressé il y a quelques semaines trois textes de Victor. Parce qu’il sait que je l’aime. Parce qu’il se préoccupe de relier par des fils fragiles ces grands combats passés et la question écologique. Et parce que Serge, d’une manière qui peut sembler subliminale, exprime dès avant la guerre des préoccupations, disons des sentiments et des presciences que je ressens profondément.

Dans le texte ci-dessous, nous sommes en avril 1938. La guerre fait rage en Espagne, où les staliniens font la loi à Madrid et même Barcelone, où ils ont enlevé, très probablement torturé et en tout cas assassiné le grand Andreu Nin. À Rome, Mussolini parade. À Berlin, Hitler triomphe. S’il est minuit dans le siècle – titre d’un roman de Serge -, la vie continue pourtant, aussi déterminée qu’elle l’a toujours été. Et Serge parvient, comme on va le découvrir, à s’extasier sur un livre que, par coïncidence, j’adore : Boréal. Vous me ferez peut-être le plaisir de me dire ce que vous pensez de cela.

 

« Boréal »

Quand on a beaucoup vécu, rares deviennent les livres qui vous procurent une satisfaction complète ou réussissent à vous émouvoir. Les « tranches de vie » et les « romans », on en connaît trop le tragique vrai, le ton romancé, l’indigence littéraire, la convention à base d’égoïsme. On acquiert, envers l’écrivain, de nouvelles exigences. On lui demande une sincérité simple, sans affectation ni exhibitionnisme. D’avoir quelque chose à dire. De ne pas s’exagérer sa propre importance ni celle des petits drames qu’il a pu connaître de près. De ne pas oublier qu’il y a l’espace, le vaste univers, des hommes et des hommes, tous en marche, en souffrance, en partance…

On souhaite des œuvres vastes, aérées, qui vous mettent en contact avec des visages nouveaux, des terres inconnues, des avenirs imprévus. Entendez-moi bien, il y a tout cela autour de nous, seulement il faut, pour le voir, des yeux de vrais poètes et, pour le dire, une vaillance révolutionnaire assez rare chez les gens de lettres. Le plus simple est dès lors d’aller chercher au loin, très loin, dans des fjords d’autres univers, un message de libération, un contact nouveau avec la double réalité primordiale : la terre et l’homme.

J’ai songé à tout ceci en lisant un livre rudement aéré : les vents du Pôle y soufflent sur les glaciers. Des hommes y vivent d’une vie tout à fait pleine et riche, dans des huttes l’hiver, sous la tente l’été, se nourrissant de phoques et de poissons. Dans la belle saison, les femmes et les enfants vont, sous des pics roses dressés en plein azur, faire la cueillette des myrtilles. Quelques milliers de pêcheurs Eskimos, dispersés sur les côtes d’un continent à peine moins vaste que l’Occident européen, seuls avec les esprits, les icebergs, les oiseaux, les ours, la banquise lumineuse, la nuit terrible. Ils ont pour compagnons un peuple de chiens intelligents et durs à la peine. Hommes et chiens vivent dangereusement, simplement.

Ces hommes sont, au sens coutumier du mot, des barbares ; mais ils ignorent l’autre barbarie, celle des civilisés, la pire des deux, incontestablement. Un jeune Français, Paul-Émile Victor, étant allé vivre parmi eux, sans TSF ni journaux (ce qui était d’une admirable sagesse), a fait, de ses notes au jour le jour, prises sans recherche littéraire, mais avec un sûr instinct de vérité, ce livre remarquable : Boréal (Grasset, éditeur). Le style, ici, c’est l’âme du livre. Et cette âme est de réalité – d’une réalité que les civilisés oublient trop.

« Vendredi, 4 septembre 1936. 23 heures. — Sur mes pieds Ekridi dort, secoué par le hoquet. À côté de moi, Doumidia dort aussi, étendue, les bras croisés derrière la tête, les lèvres entr’ouvertes sur ses dents très blanches (qu’elle brosse deux fois par jour), les jambes légèrement ouvertes. Dans son aisselle, Timertsit a enfoui sa petite tête et fait des rêves. Dehors, le vent et la mer. Et la joie est en moi ».
(Ekridi et Timertsit sont, d’après une note de l’auteur, deux petites chiennes nées en juillet 36, « le jour même de notre retour au pays des hommes », fin de la traversée de l’Inlandsis… « Nommées d’après les deux habitants imaginaires du grand désert de glace. Ont été comme mes enfants, toujours dans mes jambes, dormant chacune sur un de mes pieds ».)

« …Que cette terre est belle !
« De l’autre côté du fjord, tout proches, des pics splendides, rougeoyants, entrecoupés de glaciers abrupts qui se jettent dans la mer. Par l’ouverture de ma tente, deux glaciers, flanqués de montagnes, ont l’air de se mirer dans une glace verticale.
« De ce côté-ci, harmonie de couleurs, terre couverte de mousses rouges et brunes, rochers noirs, glaces bleutées. J’entends le torrent qui se précipite en cascades au pied des falaises dressées derrière la tente.
« Je ne crois pas pouvoir jamais vivre longtemps dans un pays où chaque parcelle de terre est propriété privée, dans un Kulturstaat… ».
Les seuls titres des chapitres forment un poème : « En ce réduit, que de félicité… — Et la vie continue… — Et l’hiver vient pour moi aussi… — Le mauvais sort… — Le soleil va disparaître… — Les glaces sont là et la nuit vient… — Le soleil est sur la pente qui monte… »
À son retour en France, Paul-Émile Victor, que ses frères d’élection, Les Eskimos, appelaient Wittou, dépouilla des liasses de journaux et annota son carnet. À ses pages boréales, toniques comme l’air glacé des espaces, il dut ajouter des lignes comme celle-ci : « Lundi, 10 août 1936. Franco pénètre en Espagne avec 4.000 soldats. Dictature militaire en Grèce…». Le jour où « la Chambre vote la dévaluation par 350 voix contre 221 » — « pluie torrentielle. La tente est au milieu d’un lac… — Tu n’es pas triste tout seul, dans ta tente ? me demande Doumidia aujourd’hui ».

Mais le plus précieux, pour moi, dans cette œuvre, c’est ce sentiment rare dont il est pénétré de bout en bout : l’estime et la compréhension de l’homme différent. La plus désolante marque de la barbarie profonde des civilisés est dans leur penchant à mépriser, même entre eux, ceux qu’ils ne peuvent pas ou ne veulent pas comprendre. Dire qu’il se trouve des pauvres types pour écrire sur les Juifs des quatre cents pages d’invectives ! Pour comprendre l’autre visage humain, le plus éloigné de nous en apparence, il suffit de s’identifier à lui avec bonne volonté ; de le déchiffrer du dedans. On lui découvre alors, sans effort, une beauté inconnue ; et l’on éprouve la joie, à nulle autre égale, d’une nouvelle fierté dans la communion. L’auteur de « Boréal » y a réussi. Que Wittou, Eskimo d’adoption, trouve ici, à son tour, l’hommage d’une estime totale, mûrie pour lui dans d’autres neiges, d’autres glaces, d’autres nuits de grand gel…

Victor Serge
23-24 avril 1938