Archives mensuelles : juillet 2011

Décadence au programme (Lauvergeon à Libération)

Est-ce que le nom de Flavius Romulus Augustus vous dit quelque chose ? Romulus Augustule, de son nom francisé, fut le dernier empereur romain. Pendant des siècles, Rome parut la puissance majeure du monde connu par nos lointains ancêtres. Et puis le désastre, étendu sur des dizaines d’années au moins. Le recrutement massif de mercenaires « barbares » pour tenir lieu de fières Légions autochtones, des défaites et massacres, le sac de Rome à trois reprises, et puis la fin. Ce que l’historien britannique Edward Gibbon décrivit dans son célébrissime essai L’Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain, paru entre 1776 et 1788.

Au total, tout a une fin. L’histoire de Rome, terminée dans sa phase impériale en l’an 476 de notre ère – date de l’abdication de Romulus Augustule – aura duré environ douze siècles. C’est beaucoup. L’empire industriel auquel nous nous sommes soumis ne tiendra pas aussi longtemps. Même si beaucoup refusent de voir, ce qui est l’habitude générale, les signaux de la décadence sont pourtant innombrables. J’ai appris dans la nuit, et par hasard, un fait certes minuscule, mais qui dit à quel point de sénescence nous sommes.

De quoi s’agit-il ? De la nomination de madame Anne Lauvergeon à la tête du conseil de surveillance du journal Libération (ici). C’est effarant. Lauvergeon, de gauche à la sauce Mittterrand, dont elle fut une très proche conseillère, a dans la suite été une patronne. D’abord à la banque Lazard frères, spécialisée dans ces fusions-acquisitions qui sont la marque de fabrique du capitalisme le plus actuel. Dégraissage, chômage de masse, stock-options, destruction de la nature. Elle a ensuite rejoint Alcatel, fier symbole de la dérégulation générale des activités économiques planétaires.

Mais c’est comme grand Manitou du nucléaire français qu’elle est réellement connue, et ce sera pour longtemps. En 1999, un certain Dominique Strauss-Kahn la nomme PDG du groupe Cogema. Lauvergeon annonce sans rire, et comme un bandeau publicitaire collé en travers du corps : « Nous n’avons rien à vous cacher ». Cette phrase est textuelle, je n’aurais osé l’inventer. En 2001, elle crée Areva, dont elle prend la tête. Sarkozy vient de l’en éjecter il y a quelques jours. Mais pendant douze années, Lauvergeon aura incarné le nucléaire, de gauche comme il se doit. Ingénieur des Mines, elle a poussé une irresponsabilité abyssale jusqu’à lancer le nouveau réacteur nucléaire EPR, qui est un désastre financier et bien entendu une menace atroce. Sans état d’âme, elle a vendu du nucléaire à qui voulait bien en acheter. Sans tenir compte – il n’y a pas marqué La Poste sur son front – le moins qu’il fût de la stabilité politique des clients ni des risques de dissémination de savoir-faire technique dans un monde chaque jour plus dangereux.

En bref, cette femme est une ennemie. Pas un adversaire. Je connais le sens des mots. Elle est une ennemie, car aucun compromis n’est envisageable avec ce genre d’ego boursouflé par la puissance perpétuelle. Elle est du monde de la mort, malgré toutes les apparences qu’on voudra bien lui donner. Et voilà donc que le journal Libération, laissant là le peu d’honneur qui lui restait, va donc la nommer à la tête de son conseil de surveillance. Je rappelle que Libé est mort depuis des lustres et que son propriétaire, Édouard de Rothschild, est banquier d’affaires, comme le fut Lauvergeon. En somme, on s’aime. Entre soi. Et contre tous les autres.

Décadence, donc. Oui, et nous n’avons pas touché le fond. Un sursaut est-il en l’occurrence possible ? L’année de Fukushima, un seul trouverait grâce à mes yeux : une démission collective de l’équipe du journal, emmenée par Nicolas Demorand, le directeur de la rédaction. N’est-il pas de gauche ? Mais n’est-il pas de gauche comme l’a été et le reste probablement Anne Lauvergeon ? Tous les empires, aussi picrocholins qu’ils paraissent, sont mortels. C’est presque le titre (Tout empire périra) d’un livre de Jean-Baptiste Duroselle, que j’ai lu il y a une trentaine d’années. Quand Libération était. Le temps passe.

Un autre bouquet de fleurs pour Nicolas Hulot

Ceux qui auront regardé le papier précédent de Planète sans visa comprendront mieux mon état d’âme après lecture de l’article paru ce jour dans Le Figaro. Je vous en prie, chaque phrase a sa douce saveur. Je ne vois pas bien ce que je pourrais ajouter. Ça commence :

 Nicolas Hulot : un retour TV en sursis

L’ex-animateur d’Ushuäia pourra revenir présenter une émission télévisée s’il prend ses distances avec Europe Ecologie et ne soutient aucun candidat.

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Nicolas Hulot : un retour TV en sursis

Le 12/07/2011 à 17:34

 

L’ex-animateur d’Ushuaïa pourra revenir présenter une émission télévisée s’il prend ses distances avec Europe Ecologie et ne soutient aucun candidat. En revanche, il peut redevenir immédiatement président de la Fondation pour la Nature et l’Homme et percevoir 65 000 euros de droits d’auteur et droits dérivés.

Depuis sa déclaration officielle de candidature à l’élection présidentielle le 13 avril dernier, Nicolas Hulot aura perdu 33 000 euros de salaires mensuels que lui versait TF1. Le Conseil supérieur de l’audiovisuel avait considéré que sa fonction d’animateur était incompatible avec son action politique, son temps de parole devant être intégré dans les comptes de campagne. En pratique, TF1 aurait pu continuer à diffuser Ushuaïa, l’émission de Nicolas Hulot mais la chaîne aurait été alors contrainte d’offrir le même temps de parole, aux mêmes horaires, à tous les autres candidats !

TF1 n’a donc pas eu d’autre solution que de placer Nicolas Hulot en congé sabbatique et de suspendre la diffusion sine die des quatre numéros de 90′, déjà tournés. Le groupe TF1 avait également demandé à Nicolas Hulot de ne plus être présentateur de la chaîne câblée Ushuaïa TV, et donc d’abandonner Ushuaïa Nature et Opération Okavango qui occupaient onze cases hebdomadaires. Cependant, si Nicolas Hulot prend ses distances avec Europe Ecologie Les Verts et se refuse à soutenir Eva Joly, qui a largement remporté les primaires de l’écologie, il pourra reprendre toutes les fonctions qu’il occupait à TF1. Si la chaîne le lui interdisait, il serait alors en droit de demander des dommages et intérêts.

Jean-Paul Besset, son bras droit, a d’ailleurs été assez clair sur son avenir politique et son soutien éventuel à Eva Joly: « Ne comptez pas sur Nicolas pour venir parler des papillons et des baleines pendant dix minutes avant de redescendre de l’estrade… » Nicolas Hulot ne prendra pas part à la campagne même s’il continue à faire de la politique. Il pourra donc revenir à la télévision, après probablement un temps de réflexion.

L’ancien candidat à l’élection présidentielle préfèrera faire le point sur sa situation présidentielle et décider éventuellement de reprendre la présidence de la Fondation pour la Nature et l’Homme qu’il avait abandonnée au profit de Pierre Siquier avant de revenir dans les médias. Il faudra, en effet, convaincre Pierre Siquier, ancien publicitaire, totalement investi dans le développement durable, de reprendre la place de vice-président de la Fondation qui était encore la sienne il y a trois mois. Ce qui ne devrait pas poser problème.

Le retour de Nicolas Hulot à la tête de cette association d’utilité publique interviendrait à point nommé car si les hôtels Ibis ont cessé de la soutenir, L’Oréal et EDF sont restés grâce à son intervention. Sa présence reste indispensable pour convaincre les partenaires de soutenir la Fondation. La sauvegarde de cette dernière devrait donc être la priorité de Nicolas Hulot. Celui-ci pourra y consacrer d’autant plus d’énergie que sa situation personnelle ne pose pas problème. L’animateur perçoit, en effet, 65 000 euros par mois de droits d’auteur et de droits dérivés, comme le révèlent les comptes publics de la société Eole Conseil. Lorsqu’il était candidat à l’élection présidentielle, Nicolas Hulot avait, en effet, décidé d’être aussi transparent que possible sur ses revenus et son patrimoine.

Madame Duflot envoie des fleurs à Nicolas Hulot

Bien entendu, il y aurait de quoi rire, malgré les pleurs de certains. Mais je ne veux pas, exceptionnellement, paraître plus dur que je ne suis. Donc, Hulot a été ratatiné au cours de la primaire l’opposant à Eva Joly pour la désignation d’un candidat écologiste à la prochaine élection présidentielle. Je ne veux pas rire, bien que l’envie ne soit pas bien loin. Je vous avoue que je me contrefous totalement de cette histoire. Qui ne montre jamais qu’une chose : la crise écologique est moins importante que le destin électoral de toutes ces braves personnes. De vote en vote, sans que rien ne se passe jamais, les « écologistes » officiels usent leur énergie dans le subalterne le plus quelconque.

Asi son las cosas. Ainsi va la vie, et je n’y puis rien. Je note tout de même une grosse imbécillité prononcée il y a quelques minutes par madame Cécile Duflot, qui représente, comme chacun le sait, Europe-Écologie-Les Verts. Elle a déclaré à l’attention de Hulot : « Quelles que soient les embûches, Nicolas, tu fais désormais et pour toujours partie de notre famille ». Pour qui sait à peu près lire, cela signifie que Nicolas Hulot est l’équivalent écolo de ces satrapes qui s’entredécorent pour une bien incertaine éternité. Une preuve, s’il en fallait une, qu’il y a écologiste et écologiste. Pour ma part, je ne fais ni ne ferai jamais partie de cette famille-là. Vous faites ce que vous voulez, mais pour moi, c’est non.

Osons, osons, Ozon (le Front National en embuscade)

Il ne fait pas bon être parano. Soit. Je le suis avec une relative modération. Il ne faut pas être complotiste, et j’ai la chance de ne pas l’être. Du tout. Je crois au secret, je ne crois pas aux vastes conspirations, dont l’addiction, correctement manipulée, permet justement de cacher ce qui doit l’être. En bref, il existe bien entendu des pans de la réalité maintenus bien loin de toute publicité. Mais le pouvoir n’est pas entre les mains de mystérieuses confréries, capables des camouflages les plus aboutis. Je me flatte d’avoir été poursuivi en justice par Thierry Meyssan, l’homme qui a écrit qu’aucun avion ne s’est écrasé sur le Pentagone le 11 septembre 2001. Je l’avais publiquement insulté pour cette raison, ainsi que pour la manière dont il avait accompagné la mort de René Dumont, également pour la façon dont son réseau abominablement nommé Voltaire répandait des rumeurs au sujet d’Hubert Védrine, l’ancien ministre bien connu.

So what ? En 1999, j’ai dû défendre publiquement Teddy Goldsmith, accusé par le journal Libération d’accointances avec l’extrême droite. Dans un article paru dans Politis, je prenais alors le parti d’un homme que je présentais ainsi : « un écologiste, un écologiste tonitruant, militant, planétaire ». Je n’étais pas d’accord avec Teddy sur tout, mais je savais à quel point l’accusation, fort grave, était vide de sens. En revanche, il est vrai que Goldsmith ne prenait pas grande précaution et fréquentait – parlait avec – à peu près n’importe qui. Dont, à l’époque, un certain Laurent Ozon, à cette époque rédacteur-en-chef d’une revue confidentielle, Recours aux forêts.

Au moment des élections européennes de 1999, Waechter, qui avait quitté les Verts, cherchait de l’argent. Et pensait en avoir trouvé pour son microscopique Mouvement écologiste indépendant (MEI) auprès de Goldsmith. Et il avait même trouvé pour cela un intermédiaire bien rodé à la manœuvre, Ozon bien sûr. Lequel Ozon était déjà un homme du Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne (Grece), autre nom de la Nouvelle Droite d’Alain de Benoist. Travaillait-il déjà pour le Front National ? Ce n’est finalement qu’anecdotique.

La chose certaine, c’est que Marine Le Pen chasse aujourd’hui l’électeur partout, y compris sur le terrain de l’écologie – j’ai croisé des fripouilles dites Identitaires dans un rassemblement contre les gaz de schiste – et de la défense des animaux. Ce n’est qu’un tout petit début, croyez-moi. Vous ne serez pas trop surpris, j’imagine, d’apprendre que Laurent Ozon est membre du bureau politique du Front National en charge de la formation, responsable bien sûr du secteur Écologie, en pleine expansion. Il poursuit donc une route tracée depuis bien longtemps (ici). Et il n’est pas le seul. Pas question de voir partout des manipulateurs. Mais aucune raison d’être le naïf de service. Ouvrons l’œil.

Quand Ulrich Beck nous parle du nucléaire

Je ne souhaite pas faire mon malin, mais je connais Ulrich Beck pour avoir lu son livre majeur, La société du risque (Aubier). Je sais moins bien le reste, mais assez pour admettre des désaccords nombreux avec ce sociologue et penseur allemand né en 1944. Le journal Le Monde vient de publier un texte sur le nucléaire, sous sa signature. Je vous le mets ci-dessous, car il dit avec une force tranquille une évidence bien cachée chez nous, en France. La sortie du nucléaire est la seule attitude raisonnable, et même rationnelle. Car la certitude, droit devant nous, mais à une date inconnue, c’est un « accident nucléaire majeur ».

Je n’imagine pas le quart ou la moitié de la France inhabitable pour l’éternité, à vue humaine en tout cas. Et tout l’édifice du mensonge et de la folle puissance repose sur notre incapacité à concevoir le drame qui vient. Autrement, nous chasserions comme il le mérite notre maître si provisoire, ses sbires et ses opposants officiels, qui ne valent pas mieux. Lisons ensemble ce texte de Beck paru dans Le Monde. Qui n’est pas exceptionnel – il s’en faut -, mais qui reste pourtant profondément intéressant. De quoi d’autre avons-nous besoin ?

Enfin l’ère postnucléaire, par Ulrich Beck

Ce qui suit présente certaines des recommandations d’experts ayant servi de base à la politique d’Angela Merkel, qui prévoit la mise en place d’alternatives au nucléaire d’ici à 2021. L’Allemagne pourrait montrer qu’une sortie du nucléaire est une opportunité de créer une économie de pointe. « Vous, les Allemands, vous êtes tout seuls », dit le militant écologiste américain Stewart Brand, à propos des plans de sortie de l’énergie atomique ébauchés par l’Allemagne. Et il ajoute : « L’Allemagne agit de manière irresponsable. Pour des raisons économiques, et compte tenu de la menace que font peser les gaz à effet de serre, nous ne pouvons renoncer à l’énergie nucléaire. »

« J’avais des doutes, mais Fukushima m’a convaincu de la valeur de l’énergie nucléaire, renchérit l’éditorialiste du journal britannique The Guardian, George Monbiot. L’accident n’a fait à ce jour aucun mort, et ce bien que les réacteurs nucléaires aient subi au Japon le test le plus rigoureux que l’on puisse imaginer : l’un des pires tremblements de terre jamais survenus, et le tsunami qu’il a déclenché. Voilà pourquoi j’aime l’énergie nucléaire.»

Ce serait toutefois commettre une lourde erreur que de supposer qu’en faisant le choix politique du tournant énergétique l’Allemagne rompt avec le concept européen de la modernité et se tourne vers les racines obscures et forestières supposées de l’histoire intellectuelle allemande. Ce qui est en train de prendre le pouvoir, ce n’est pas cette légendaire irrationalité allemande, mais la foi dans la capacité d’apprentissage et dans la créativité de la modernité face aux risques qu’elle a elle-même engendrés.

Pour étayer leur verdict, les partisans de l’énergie nucléaire font appel à une notion du risque imperméable à l’expérience et comparent de manière irréfléchie l’ère de la première industrialisation à l’ère nucléaire. La rationalité du risque part du principe que la pire des hypothèses peut devenir réalité et que les précautions que nous devons prendre doivent être choisies dans cette perspective. Lorsque la charpente d’une maison brûle, les pompiers arrivent, l’assurance rembourse, on prodigue les soins médicaux nécessaires, etc.

Appliqué aux risques de l’énergie nucléaire, ce schéma impliquerait que, même dans le pire des cas, notre uranium n’irradierait que quelques heures, et non des milliers d’années, et qu’il ne serait pas nécessaire d’évacuer la population d’une grande ville voisine. C’est bien entendu absurde. Continuer, après Tchernobyl et Fukushima, à affirmer que les centrales nucléaires françaises, britanniques, américaines, chinoises, etc., sont sûres, c’est refuser de voir que, d’un point de vue empirique, c’est la conclusion inverse qui s’impose : s’il y a une certitude, c’est celle du prochain accident nucléaire majeur.

Affirmer qu’il ne peut pas y avoir de risque zéro dans les grandes installations techniques de production d’énergie (ce qui est exact) et en tirer la conclusion que les risques courus dans le cadre d’une utilisation propre du charbon, de la biomasse, de l’énergie hydraulique, du vent et du soleil, ainsi que de l’énergie nucléaire, sont certes différents, mais comparables, c’est nier le fait que nous savons ce qui se produit lorsqu’un coeur nucléaire entre en fusion.

Nous savons combien de temps persiste le rayonnement radioactif, quelles lésions le césium et l’iode infligent aux hommes et à l’environnement, et combien de générations auront à souffrir si jamais le pire arrivait. Et nous savons que les énergies alternatives ou renouvelables ne font courir aucun de ces risques dont les conséquences ne s’arrêtent à aucune limite temporelle, géographique ou sociale. Prendre comme aune du risque le nombre de décès relevés, comme le fait M. Monbiot, revient à masquer cette réalité.

Et la question de l’assurance ? Etrangement, dans l’empire de l’économie de marché, l’énergie nucléaire a été la première industrie socialiste d’Etat, au moins pour ce qui concerne le coût à payer pour les erreurs. Les profits vont dans des poches privées, mais les risques sont socialisés, c’est-à-dire assumés par les générations futures et les contribuables. Si les entreprises de l’énergie nucléaire étaient contraintes de contracter une assurance spécifique à l’atome, la fable de l’électricité nucléaire à bon marché ne serait plus qu’un souvenir.

Appliquée à l’énergie nucléaire au début du XXIe siècle, la notion de risque que l’on pouvait utiliser au XIXe siècle est une catégorie morte-vivante qui nous rend aveugles à la réalité dans laquelle nous vivons. Ce qui est irrationnel, ce n’est pas de sortir de l’énergie nucléaire, mais de continuer à la défendre après Fukushima : cette attitude se fonde sur une notion périmée du risque, qui refuse de tirer les leçons de l’expérience historique.

Aucune autre nation industrielle n’a connu une ascension aussi rapide que l’Allemagne. Alors, ce tournant n’est-il pas le fruit d’un mouvement de panique injustifié ? A la longue, l’énergie nucléaire deviendra plus chère, l’énergie renouvelable meilleur marché. Mais l’essentiel est que celui qui continuera à laisser toutes les options ouvertes n’investira pas. Dans ce cas, l’Allemagne ne réussira pas à négocier le virage énergétique. En d’autres termes : l’angoisse qui anime les Allemands n’est pas dépourvue de ruse.

Ils flairent les opportunités économiques qui s’attachent aux marchés liés à l’avenir. En Allemagne, le tournant énergétique se résume à un mot en quatre lettres : « jobs ». Un cynique dirait : laissez donc les autres continuer à ne pas avoir peur – cela leur vaudra une stagnation économique et des erreurs d’investissements. Les partisans de l’énergie nucléaire se barrent eux-mêmes le chemin des marchés du futur parce qu’ils n’investissent pas dans la voie alternative que constituent les matériaux économisant l’énergie et les énergies renouvelables.

La situation au début du XXIe siècle est comparable à d’autres ruptures historiques dans l’approvisionnement énergétique. Que l’on s’imagine ce qui se serait passé si les hommes, voici deux siècles et demi, au début de la première révolution industrielle, avaient envoyé au diable ceux qui leur conseillaient d’investir dans le charbon et l’acier, les machines à vapeur, les métiers à tisser et, plus tard, les chemins de fer. Ou bien, il y a cinquante ans, s’ils avaient rejeté en parlant d' »angoisse américaine » l’idée que les Américains puissent investir dans les microprocesseurs, les ordinateurs, Internet.

Nous sommes face à un moment historique du même ordre. Celui qui exploitera ne serait-ce qu’une partie du désert pour y produire de l’énergie solaire pourrait couvrir les besoins énergétiques de toute la civilisation. Nul ne peut être propriétaire de la lumière du soleil, nul ne peut le privatiser ou le nationaliser. Chacun peut exploiter cette source d’énergie pour son propre compte et en profiter. Quelques-uns des pays les plus pauvres du monde disposent de cette « richesse solaire ».

L’énergie solaire est démocratique. L’énergie nucléaire est par nature antidémocratique. Celui qui tire son énergie d’une centrale nucléaire se fait couper le courant s’il ne paie pas sa facture. Cela ne peut pas arriver à celui dont l’énergie provient de capteurs solaires installés sur sa maison. L’énergie solaire rend les gens indépendants. Bien entendu, ce potentiel de liberté qui s’attache à l’énergie solaire remet en question le monopole de l’énergie nucléaire. Pourquoi les Américains, les Britanniques et les Français, eux qui accordent une telle valeur à la liberté, sont-ils incapables de voir quelles conséquences émancipatrices pourrait avoir le tournant énergétique ?

On proclame partout la fin de la politique, et on la déplore. Paradoxalement, la perception culturelle du risque peut provoquer l’effet contraire, c’est-à-dire la fin de la fin de la politique. Pour le comprendre, on peut revenir à la vision qu’exposait le philosophe américain John Dewey, dès 1927, dans Le Public et ses problèmes(Gallimard, 2010). Selon lui, une opinion publique internationale et assez forte pour créer une communauté ne naît pas de décisions politiques, mais des conséquences de décisions qui posent des problèmes vitaux à la perception culturelle des citoyens.

Un risque perçu impose ainsi la communication entre des personnes qui, sans cela, pourraient ne rien avoir à faire les unes avec les autres. Il impose des obligations et des frais à ceux qui cherchent à le faire disparaître. Ce que beaucoup croient devoir dénoncer comme une hyperréaction hystérique au « risque » de l’énergie nucléaire est au contraire une démarche vitale offrant l’opportunité d’un virage énergétique allant de pair avec un virage démocratique.

Les stratégies d’action qu’autorise le potentiel de catastrophe lié à l’énergie nucléaire, perçu sous l’angle de la civilisation, mettent à bas l’ordre qu’a produit l’alliance néolibérale entre le capital et l’Etat. Face à la catastrophe nucléaire, les Etats et les mouvements de la société civile acquièrent de nouveaux pouvoirs, dès lors qu’ils font apparaître de nouvelles sources de légitimité. L’industrie nucléaire perd les siens dès lors que les conséquences de décisions liées aux investissements ont mis la vie de tous en péril. A l’inverse, une coalition d’un nouveau genre entre les mouvements de la société civile et l’Etat, telle que nous pouvons l’observer en Allemagne, constitue sa chance historique.

Du point de vue politique aussi, ce changement de trajectoire a un sens. Seul un gouvernement conservateur et proche des milieux économiques peut négocier un tel virage énergétique, dès lors que les plus bruyants adversaires de cette mutation sont issus de ses propres rangs. Celui qui critique la décision allemande de sortir de l’économie nucléaire pourrait être victime de l’erreur de la chenille, qui, sortant de la chrysalide, en déplore la disparition, sans se douter encore qu’elle deviendra le papillon des énergies renouvelables.

Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni

Ulrich Beck

Né en 1944, à Stolp, aujourd’hui Slupsk en Pologne, il est l’auteur notamment de « La Société du risque. Sur la voie d’une autre modernité » (Aubier) et, avec Edgar Grande, de « Pour un empire européen » (Flammarion, 2007). Il a été nommé membre du comité spécial d’experts par la chancelière Angela Merkel, à la suite du désastre de Fukushima.

Article paru dans l’édition du 10.07.11