Une énigme enfin résolue (grâce aux Voide)

Je me souviendrai toute ma vie de Gérard. De la première fois où j’ai vu cet homme affairé, les mains brassant le papier, et chez qui les mots se bousculaient pour sortir. C’était à la fin de l’année 2 000, il pleuvait sur la rue des Vignerons, à Vincennes, près de Paris. Au siège de l’Andeva (Association nationale des victimes de l’amiante), Hélène Boulot répondait au téléphone à des gens brisés, dont la vie avait été brisée à jamais.

Et il y avait Gérard, Gérard Voide, qui continuait de classer des monceaux de papier. J’ai fini par lui parler, car après tout, je suis journaliste, savez-vous ? Je venais d’ailleurs pour faire un article de plus sur la grande folie sociale, humaine, écologique que l’amiante avait déclenchée. Alors Gérard m’a raconté.

Un jour, dans la vie des époux Voide, Nicole et Gérard, il y a eu une mort. Celle de Pierre Léonard, le frère de Nicole. À 49 ans, au milieu des années 90, à la suite d’un mésothéliome. Ce cancer de la plèvre est à ce point spécifique que les spécialistes eux-mêmes l’appellent cancer de l’amiante. En clair, pour que ce crabe-là vous pince, il faut en avoir inhalé.

Nicole et Gérard n’ont pas accepté. Cela semble simple, mais c’est héroïque. Car qui refuse vraiment ? Ils n’ont pas accepté cette mort horrible, car jamais Pierre n’avait travaillé au contact de ce minéral. Et l’enquête a donc commencé. Quand j’ai croisé Gérard, cela faisait cinq ans que Nicole et lui amassaient des documents. J’en ai vu une partie ce jour-là, et je n’en croyais pas mes yeux. Sherlock Holmes pas mort ! Gérard s’était changé en limier, en chien courant, en extraordinaire détective. Et il savait déjà toute la vérité. Ils savaient, elle et lui.

Voilà, en un court résumé, ce que Gérard m’a raconté cet après-midi de pluie disparu à jamais. En 1937, le 16 juin, le Comptoir des minéraux et matières premières (CMPP) dépose une demande d’ouverture pour une usine sise 107 rue de Mitry, à Aulnay-sous-bois, dans la banlieue parisienne. Une ”usine de broyage et défibrage d’amiante brut“. Dès le 3 juillet, les riverains du quartier de l’Ormeteau s’opposent, dans une lettre-pétition bouleversante

Que disent ces ouvriers à gapettes, façon Jean Gabin ? Ceci : ”L’autorisation d’une usine malsaine en cette région totalement ouvrière serait aller à l’encontre de la santé des enfants ». Et cela : ” Malgré les charges écrasantes d’une ville nouvelle, de nombreux ouvriers n’ont pas reculé devant ces sacrifices pour avoir, en dehors de Paris, une vie de banlieue saine. Or, l’installation d’une usine insalubre fera perdre à ces travailleurs le seul grand avantage acquis : l’air pur”. Peut-être parce que mon père était un ouvrier, et peut-être parce qu’en cette lointaine époque il levait le poing avec ses camarades, ces mots me transpercent.

L’usine ouvre, bien sûr. Le conseil d’hygiène départemental prend un arrêté qui indique que ”les poussières seront captées au fur et à mesure“. Tu parles. En 1939, l’usine contribue à l’isolation des sous-marins de guerre, malaxant le plus toxique de tous les amiantes, le bleu. La suite n’est que ritournelle. En 1955, c’est la révolte, et le conseil municipal d’Aulnay, constatant que les plaintes s’accumulent, comme l’intoxication du quartier, estime que ”la continuation de cet état de fait est de nature à polluer l’atmosphère et à nuire à la santé publique ”. Il réclame au préfet une réaction ”dans les plus brefs délais “. La poussière d’amiante est partout : dans les potagers, dans la cour de l’école maternelle, et même sur les tombes du cimetière.

En 1956, nouvelles plaintes. En 1957, nouvelles plaintes. En 1959, nouvelles plaintes, relayées par le maire, qui affirme dans une lettre la ”nocivité de ces poussières d’amiante et de mica“. La commission d’hygiène signale que ” les terrains se trouvant à proximité de l’usine sont d’une façon quasiconstante recouverts d’une poussière blanche, très fine, veloutée au toucher, adhérente”.

Les terrains, dont ceux des écoles. Le petit Pierre Léonard, le futur beau-frère de Gérard Voide, fréquente l’une d’elles, à 50 mètres de l’usine. C’est là qu’il a chopé la mort, évidemment. Mais je me rends compte que je ne vous ai rien dit du parcours du combattant de Gérard. Car pendant toutes ces années de recherche, il s’est fait virer, houspiller, insulter. Tous les bureaux l’ont envoyé promener. Les administrations, les services qui n’avaient jamais songé à protéger les hommes, toutes ces autorités insupportables maudissaient nécessairement les époux Voide, reproches vivants de leur soumission abjecte.

Les Voide sont heureusement des gens debout, qui jamais n’ont vacillé. La suite est incroyable. À la fin de 2000, Gérard m’a invité à une réunion publique qu’il organisait avec Nicole dans le quartier de l’Ormeteau, à Aulnay, salle Gainville. Les Voide voulaient faire part de leurs découvertes. Mais qui viendrait ? Un petit tract distribué dans les boîtes aux lettres pourtant surchargées suffit à un grand miracle : 100 personnes remplirent peu à peu la petite salle.

Je n’oublierais jamais, non plus, ce moment-là, tragique entre tous. Car une à une, des victimes du crime social se levèrent pour dire leur maladie, la mort d’un proche, le peur, la douleur. Parmi eux, Abdelkader Mezzoughi, dont le père travaillait à l’usine, mort de l’amiante, comme cinq autres membres de sa famille, qui travaillaient aussi 107 rue de Mitry.

Les Voide avaient raison. Seuls contre tous, ils avaient raison. Seuls contre tous. Sept ans ont passé, chargés d’une telle quantité d’événements et de combats que je renonce à vous les rapporter ici. Mais il y a un épilogue, que je vous dois. L’institut national de veille sanitaire (InVs), organisme plutôt frileux, vient de mettre en ligne (http://www.invs.sante.fr) une étude inouïe sur la pollution par l’amiante autour de l’usine d’Aulnay. Je ne vous livre qu’un court extrait, mais si le sujet vous intéresse, sachez que le rapport de l’InVs est historique : « L’alerte lancée par les associations, à savoir l’existence d’une exposition environnementale ancienne à l’amiante à l’origine d’un premier cas de mésothéliome, était donc vérifiée. L’identification de personnes ayant développé des affections spécifiques de l’amiante, du fait d’une exposition uniquement ou majoritairement environnementale au voisinage du CMMP, signe la dangerosité des rejets de cette entreprise pour la population riveraine de l’époque. C’est la première fois en France que des cas strictement environnementaux sont mis en évidence dans le voisinage d’une ancienne usine de transformation de l’amiante. La sévérité des critères scientifiques retenus garantit la validité des résultats obtenus ».

Ainsi donc, pour une fois, le courage aura payé. Au moins cette fois. Au moins une fois. Les Voide avaient raison, et je suis infiniment heureux d’avoir croisé la route de Gérard, certain jour sombre de l’automne 2 000. Que dit-on à des gens comme eux ? Qu’on les embrasse, cela va de soi. Portez-vous bien, Nicole et Gérard !

1 réflexion sur « Une énigme enfin résolue (grâce aux Voide) »

  1. I am totally against the granting of licences for shale extraction without prior conclusive proof of the safety of this process. As a resident in the LOT area of France, it is unthinkable that this type of mining should be undertaken beneath the permeable limestone of the area which could affect the watercourses and indeed here in the Vallee du Lot, the stability of the very high rock faces were there to be ‘explosions’ deep underground. THEY DON’T KNOW ENOUGH !!!

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