Voyage aux îles Andaman

Je crois que je n’irai jamais là-bas, mais d’une certaine façon, j’y passe une partie de ma vie, surtout quand je dors. Les îles Andaman sont en effet une sorte de rêve, même si l’usage du temps passé conviendrait sûrement mieux. Où les trouve-t-on, sur le planisphère du moins ? Dans le golfe du Bengale, à 200 km au sud de la Birmanie. Il s’agit d’un archipel de plus de 200 îles, dont moins de 40 abritent des humains. Elles sont pour l’essentiel couvertes de forêts tropicales denses. Ce territoire dépend absurdement de l’Inde, lointain pays.

Pendant un temps immensément étiré, l’archipel a été habité par ce que nos chercheurs appellent aujourd’hui des Negrito. Ces peuples sont probablement venus d’Afrique au cours de migrations vieilles d’au moins 60 000 ans. Et ils ont vécu d’une manière qui déplaît fortement à monsieur Sarkozy et à ses si nombreux amis. Pardonnez à l’avance cet extrait du discours tenu par notre président à Dakar, en juillet dernier : « Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. Le paysan africain, qui depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l’idéal de vie est d’être en harmonie avec la nature, ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles. Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès ».

Puissant, n’est-ce pas ? Tout y est, à commencer par cette idée mortifère du progrès. Je rassure ceux qui seraient inquiets. Je n’ai rien contre le progrès, l’amélioration, l’invention, le neuf, le changement. Mais rien, je vous jure. En revanche, je ne supporte plus l’idéologie qui cimente et enterre ces dispositions éternelles de l’âme humaine. Je ne ferai pas de cours ce jour-ci, et n’écrirai donc rien sur ce fil qui relie tant de traditions politiques françaises, et qu’on regroupe sous le nom de progressisme.

Mais enfin, il est clair que bien des barbaries, à commencer par le colonialisme, auront été accomplies à l’abri de cette vision de l’avenir. J’incarne le progrès, donc je peux trancher des têtes. Pour la séquence historique précédente, il suffit de remplacer « le progrès » par « la sainte foi catholique », et l’on obtient le même résultat. Demandez aux mânes de la ville de Béziers, détruite à la racine en 1209.

Revenons aux Andaman. Ce ne fut pas un paradis, non. Mais un territoire possible et même certain, oui. Pendant des centaines de siècles. Or, il y a 150 ans, « l’aventure humaine » chère à Sarkozy – et à Royal, sans l’ombre d’un doute – advient enfin. Les Anglais débarquent, et créent sur place l’un des plus formidables bagnes politiques de l’histoire. Les Japonais y commettent quelques massacres après 1941, avant que de laisser la place aux Anglais, de nouveau, jusqu’en 1947. Puis l’Inde devient maîtresse des Andaman.

Maîtresse et marâtre, car le pays neuf de Gandhi envoie des colons par dizaines de milliers, et ouvre des bases navales. Les Negrito sont décimés. Et parmi eux – car il y a cinq ethnies -, les Jarawa, pour lesquels j’ai un faible. Les Jarawa ne se sont pas laissés faire. Jarawa pourrait signifier, en toute simplicité, étrangers. Ils ont refusé, obstinément, tout contact avec les envahisseurs, se repliant dans le fond de leurs forêts, où ils continuaient de chasser, avec des arcs et des flèches.

Tout a changé vers le milieu des années 90 du siècle passé. Une route a pour la première fois profané le territoire des Jarawa. Les braconniers, profitant de la brèche, ont massacré comme ils savent si bien faire, dotés eux d’armes automatiques. La suite, la voici, telle que rapportée par l’admirable association Survival International (http://www.clio.fr/BIBLIOTHEQUE) : « Les conséquences négatives de cette interaction sont manifestes (…) Des rapports alarmants font état de l’exploitation sexuelle des femmes, de l’introduction d’alcool, de tabac et de nourriture dont les Jarawa deviennent de plus en plus dépendants. Les plus jeunes se sont mis à faire du troc pour se procurer des denrées alimentaires étrangères comme du tabac à mâcher ou de la feuille de bétel, substance hallucinogène. La route draine également des touristes qui constituent à leur tour une menace pour les Jarawa car, malgré les affiches et les panneaux où l’on peut lire « Attention aux Jarawa « , « Ne laissez monter les Jarawa dans aucun véhicule » et « Ne donnez aucune nourriture aux Jarawa », établir un contact avec eux est devenu une source d’amusement ».

Si je pense aux Jarawa ce 16 novembre 2007, c’est parce que Survival, justement (et un grand salut à Jean-Patrick Razon !) lance un appel terrible, à l’occasion de la première journée mondiale du diabète organisée par les Nations Unies. Les peuples indigènes de la planète, presque tous, sont désormais menacés par notre si gentil progrès universel. Chassés de leurs terres, soumis à une loi qu’ils ne comprennent pas, ils versent massivement dans la déchéance alimentaire, qui n’est jamais qu’une face de la déculturation. Selon le professeur Paul Zimmer, de l’Institut international du diabète, « si l’on n’agit pas de toute urgence, le risque de voir disparaître de très nombreuses communautés indigènes [à cause du diabète], voire toutes, est bien réel ».

Je vous renvoie, hélas, à ce dossier de Survival (survivalfrance.org) intitulé : « Le progrès peut tuer ». Quant à moi, je vais finir mon rêve, qui m’emporte et m’engloutit. Les Jarawa forment, aujourd’hui encore, des groupes de 40 à 50 nomades, qui arpentent les forêts des Andaman avec des arcs et des flèches, à la recherche de porcs sauvages et de lézards-moniteurs. Ils n’en trouvent pas chaque jour, mais ce n’est pas si grave, car la forêt est généreuse en baies, en miel, en graines.

Je rêve et je m’évade, car j’en ai bien besoin. Les Jarawa sont une preuve concrète, certaine, indépassable, que nous pouvons habiter cette terre d’une autre façon.

8 réflexions sur « Voyage aux îles Andaman »

  1. « l’homme africain n’est pas assez rentré dans l’histoire  » rien que ça , ça mérite un commentaire .qu’ont-ils de moins que nous ces « sauvages » (je traduis simplement la pensée de notre cher président, ah ! quelle fierté! c’est vrai que ségo, ça n’aurait pas été mieux, mais pour voté, on a eu le choix entre un tailleur et un costume trois pièces, alors…), bref.pas d’histoire l’homme africain ou même les jarawa? ils sont là depuis la nuit des temps, tout comme nous .Sans clim, sans vaccins, sans voiture (les jarawas)bon et puis je les sépare,car enfin, il ya tout de même de nombreux passés prestigieux en Afrique connus, des arts avancés, des connaissances médicinales, ect.La seule différence avec les jarawas, c’est que pour eux, on est pas au courant.Donc les jarawas, de quoi meurent-ils ?de morsures de serpents dans la jungle ?bah non, du diabète, comme nous.Que savons-nous de plus qu’eux ?Nous avons découvert pourquoi nous naissons, nous mourons? L’essence de la vie ?nous avons plus de dates, mais après ?Et si nous leur demandions ce qu’ils connaissent avant qu’ils disparaissent ?ce n’est pas lévolution qui les tuent, c’est notre pollution, qui nous tuent également, et ce n’est pas parce qu’on est pas en harmonie avec la nature qu’on est civilsé, intelligent, la preuve en toutes lettres plus haut.(c’est des commentaires présidentiels que je parle ici, de rien d’autre)

  2. J’ai rencontré Eric Julien le mois dernier.
    Il a un jour croisé la route des indiens Kogis (Colombie), peuple qui a pu/su résister tant bien que mal jusqu’à aujourd’hui. Mais les chances de continuer s’amenuisent.
    E. Julien a constitué une association (Tchendukua) dont l’un des buts est de racheter des terres pour les restituer aux indiens. Je vous conseille on ne peut plus vivement les récits qu’il en fait (conférence, livres).
    Amis lecteurs, connaissez-vous ?

    Nous, les occidentaux triomphants, nous devrions les écouter attentivement pour ne pas sombrer et faire sombrer la planète définitivement dans le chaos.

  3. Pardonnez moi d’un peu vous contredire mais je pense que l’humain et le progrés technologique ont leur place dans la nature. On peut meme considérer que cela fait partie de l’évolution. L’ erreur, je crois, provient du fait que nous avons dépassé les limites de l’acceptable(c’est pourquoi il faut décroitre en pression sur le milieu et en nombre ou peut etre les deux)Pour autant je ne pense pas qu’un type de civilisation soit supérieur à un autre.

  4. le fameux progrés humain devrait avoir un seul but: l’amélioration de la vie de tous les êtres vivants sur cette planéte en respectant et apprenant les autres et en respectant la nature .
    malheureusement , à ce jour, il y a plus d’argent dépensé dans les armes (entre autres) que dans bien d’autres domaines !
    mais en paralléle, il y a quand même de nombreuses personnes pensant cela , il y a donc de l’espoir . le probléme étant le temps vu l’état de la planéte actuellement.

  5. L’erreur, je crois, c’est l’humanisme, et toutes les théories religieuses qui l’ont précédé (foi chrétienne en tête), accordant une valeur intrinsèque à la vie humaine. J’ai beau être moi-même et chrétien et humaniste, je ne puis qu’être impressionné par les thèses les plus cruelles et les plus inhumaines sur l’évolution de l’humanité mises en relation avec la géophysique et les ressources naturelles (équation de Kaya, ouvrages de Jared Diamond, hypothèse Gaya…). Pourquoi considérer avec tendresse les peuples premiers? Au nom de quoi les conserver (et au nom de quoi conserver telle espèce d’animaux?). L’évolution est impitoyable. TOUS les peuples premiers qui ont eu la malchance de rencontrer plus développé qu’eux ont disparu, soit fondus — dans l’oppression, soit génocidés, sans témoins, pas forcément volontairement d’ailleurs. Quant aux peuples plus développés, ils ne sont rien d’autre que des grands singes aptes à manier des outils bien plus sophistiqués que les caillous avec lesquels certains primates cassent les coquillages ou les fruits à écorce. Le jour où les peuples plus développés (qui tendent à se confondre avec la totalité de l’humanité) rencontreront les limites de leur croissance dans leur milieu naturel (la biosphère, en l’occurrence), leur population se stabilisera ou décroitra, selon des modalités inhumaines, nécessairement inhumaines.
    Maintenant, y a-t-il un peuple plus « pur » (au sens moral, pas racial!) qu’un autre? @Carole Mertens: au sujet des armes. Même les peuples premiers, éloignés des souillures du progrès occidental, ont pratiqué, ou pratiqueraient, si l’occasion leur était encore laissée, le meurtre, le génocide, la fabrication des outils destinés à traverser la chair et les os.
    Je ne sais pas si Fabrice Nicolino a moralement raison ou tort d’admirer ainsi les peuples premiers. Je crois seulement que des lois physiques, naturelles, s’appliquent à l’humanité au-delà de toute morale, avec fureur. Les Jarawa des Andaman auront été éliminés comme le vison d’Amérique élimine le vison d’Europe. Que savons-nous de l’inhumanité de la préhistoire, période de l’humanité qui a duré bien plus longtemps que la période depuis laquelle les peuples écrvivent la manière dont ils se rencontrent et s’éliminent? Pourquoi la vie humaine aurait-elle un autre but que sa propre perpétuation et sa propre croissance, au détriment de l’autre s’il le faut?

  6. salut gery, si l’homme avait été un loup pour l’homme, il est clair qu’il n’y aurait pas eu de crucifié !donc dès les deux premières phrases tu penses être dans l’erreur..je repense à un passage de la bible « l’arche de Noë ». Dans ce texte, Dieu voyant l’humanité si mauvaise, décide de supprimer tous les hommes de la création exepté le seul juste qu’il a pu trouvé :Noë . sur son ordre, Noë sauve un couple de chaque espèce qu’il met dans une arche avec sa famille le temps du déluge . quand la terre est « nettoyée », Noë sort de l’arche et pour remercier Dieu , prend un animal et le tue en sacrifice .Dieu regarde et médite ainsi : le mal est encré dans le coeur de l’homme .puis il décide de ne plus provoquer de grand ravage, mais plutôt de procéder autrement pour acheminer l’homme vers le bien…c’est sûr, on a toujours pas résolu le problème et on tue dans le meilleur des cas à la manière de Noë, sans même en avoir conscience . Que te dire , tu poses un pourquoi, à toi de chercher la réponse .par contre je pense que Fabrice à raison d’admirer des hommes ,dits des peuples premiers ou d’autres, ils font partie de la vie et la vie est en soi admirable, elle est belle .

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *