Huit principes et deux traductions (plus une prise de tête)

En quelques heures, j’ai reçu deux traductions des huit principes proposés dans l’article précédent, dont je dois rappeler qu’ils ne sont pas les miens, mais ceux qui accompagnent le Manifeste de Dark Mountain Project (voir supra). La première traduction ci-dessous est celle de Valérie; la seconde de Darken. À tous les deux, un vif remerciement. J’ajoute que Valérie s’inquiète de la tonalité de ces principes, y trouvant un son si péremptoire qu’elle en arrive à craindre la reproduction pure et simple de tragiques impasses du passé.

Bon, chacun pourra juger. Il est évident que je n’entends pas me prosterner devant ce texte, ni devant aucun autre. Son évident mérite, à mes yeux, est qu’il dessine une frontière. Et nous avons besoin d’une frontière. Non de guérites surmontées de mitrailleuses lourdes, mais de lieux vraiment différents à partir desquels chacun puisse voyager réellement. Il apparaîtra à certains que la remise en cause la place de l’homme sur la Terre n’est pas acceptable. À mes yeux, c’est pourtant une condition élémentaire du changement nécessaire.

La traduction proposée par Valérie

Eight principles of uncivilisation

‘We must unhumanise our views a little, and become confident
As the rock and ocean that we were made from.’

Les huit principes de la décivilisation

 

‘Nous devons être moins centrés sur l’humain, et laisser venir avec confiance.

Comme le rocher et l’océan dont nous sommes nés »

 

  1. We live in a time of social, economic and ecological unravelling. All around us are signs that our whole way of living is already passing into history. We will face this reality honestly and learn how to live with it.

Nous vivons un temps de délitement social, économique et écologique. Autour de nous se lit l’évidence : notre mode de vie est dès à présent en train de devenir obsolète. Nous affronterons sans détours cette évidence, et apprendrons à vivre avec.

  1. We reject the faith which holds that the converging crises of our times can be reduced to a set of ‘problems’ in need of technological or political ‘solutions’.

Nous rejetons la croyance selon laquelle toutes les crises convergentes de notre temps sont réductibles à une série de « problèmes » dont il s’agirait simplement de trouver les « solutions » politiques ou technologiques.

  1. We believe that the roots of these crises lie in the stories we have been telling ourselves. We intend to challenge the stories which underpin our civilisation: the myth of progress, the myth of human centrality, and the myth of our separation from ‘nature’. These myths are more dangerous for the fact that we have forgotten they are myths.

Nous pensons que ces crises prennent racine dans les récits dont nous n’avons cessé de nous bercer. Nous voulons remettre en question ces récits, sur lesquels repose notre civilisation actuelle : le mythe du progrès, celui de la place centrale de l’humain, et celui de notre séparation d’avec  la « nature ». Ces mythes sont d’autant plus dangereux que nous avons oublié qu’ils sont des mythes.

  1. We will reassert the role of storytelling as more than mere entertainment. It is through stories that we weave reality.

Nous chercherons à rendre à la fiction son rôle, qui va bien au-delà du simple divertissement. C’est à travers les récits et la fiction que nous appréhendons la réalité.

  1. Humans are not the point and purpose of the planet. Our art will begin with the attempt to step outside the human bubble. By careful attention, we will reengage with the non-human world.

Les êtres humains ne sont pas la raison d’être de la planète. L’art, tel que nous le concevons, s’efforcera de s’extraire de la bulle humaine. C’est en devenant attentifs et attentionnés à son égard que nous renouerons avec le monde non-humain.

  1. We will celebrate writing and art which is grounded in a sense of place and of time. Our literature has been dominated for too long by those who inhabit the cosmopolitan citadels.

Nos faveurs iront à la littérature et aux arts qui s’enracinent dans l’espace et le temps. Il y a trop longtemps que notre littérature est dominée par ceux qui habitent les citadelles urbaines globalisées.

  1. We will not lose ourselves in the elaboration of theories or ideologies. Our words will be elemental. We write with dirt under our fingernails.

Nous ne perdrons pas notre temps et nous-mêmes dans l’élaboration de théories et d’idéologies. Nos mots seront à l’état brut. Nous écrivons avec de la terre sous les ongles.

  1. The end of the world as we know it is not the end of the world full stop. Together, we will find the hope beyond hope, the paths which lead to the unknown world ahead of us.

La fin du monde tel que nous le connaissons n’est pas la fin du monde. Ensemble, nous trouverons l’espoir qui vient après l’espoir, les chemins qui mènent au monde encore inconnu qui nous attend.

La traduction proposée par Darken

1) Nous vivons une époque de décomposition sociale, économique et écologique. Autour de nous, des indices nous montrent que notre mode de vie tout entier bascule déjà dans l’Histoire. Nous ferons face à cette réalité avec honnêteté et nous apprendrons à vivre avec.

2) Nous rejetons cette foi selon laquelle les crises convergentes peuvent être réduites à une série de “problèmes” qui attendent chacun des “solutions” techniciennes ou politiques.

3) Nous croyons que les racines de ces crises reposent dans des récits que nous nous sommes contés à nous-mêmes. Nous avons l’intention de défier ces mythes qui sous-tendent notre civilisation : le mythe du progrès, le mythe de la centralité humaine, le mythe qui nous sépare de “la nature”. Ce mythes sont dangereux car nous avons oublié que ce sont des mythes.

4) Nous réaffirmons que le rôle de ces récits va au-delà du simple divertissement. C’est à travers ces mythes que nous percevons la réalité.

5) Les humains ne sont pas l’alpha et l’oméga de cette planète. Notre art débutera par la tentative de se tenir au-dehors de la bulle humaine. Par une attention renouvelée, nous relierons le monde non-humain.

6) Nous célébrerons l’écriture et l’art qui se fondent sur un sentiment d’appartenance spatial et temporel. Notre littérature a été trop longtemps dominée par ceux qui habitent des tours d’ivoire cosmopolites.

7) Nous ne nous perdrons pas dans l’élaboration de théories et d’idéologies. Nos mots seront basiques. Nous écrirons les ongles noircis.

8) La fin du monde tel que nous le connaissons n’est pas la fin du monde. Ensemble, nous trouverons l’espoir au-delà de l’espoir, ces chemins qui nous mènent vers ce monde inconnu qui nous attend.

20 réflexions sur « Huit principes et deux traductions (plus une prise de tête) »

  1. Ce manifeste est étrange, et incohérent.

    D’abord, quel rapport entre « laisser venir avec confiance » et « être moins centrés sur l’humain » ? Il n’y a pas que « le rocher et l’océan dont nous sommes nés » qui laissent venir avec confiance !

    Regardez un petit enfant, difficile de trouver plus humain, et surtout plus « centré sur l’humain » qu’un petit enfant n’est-ce pas ? Toute la vie d’un petit enfant tourne autour des humains de son entourage, qui bénéficient de la quasi totalité de son attention. Et pourtant, existe-il un être qui accepte ce qui advient avec autant de confiance qu’un petit enfant ?

    Ensuite, incohérence la plus problématique, le principe No. 3 affirme que notre séparation d’avec la nature est un mythe qui doit être remis en question, et le principe No. 5 affirme l’existence d’un monde « non-humain »… Alors, séparés ou non séparés ?

    J’affirme que le concept de « nature » est infiniment plus riche et fertile, plus complexe aussi, que le concept improuvable de « non-humain ».

    Il est impossible de prouver, en quelque sens que ce soit, qu’une chose ou qu’un être particulier est « non-humain ». Impossible de prouver qu’une telle chose puisse même exister. « non-humain » est au mieux un concept inutile, au pire un mythe qui ne veut pas s’avouer.

    Enfin, le principe No.4, que je trouve très sympathique et très intéressant (et que personnellement je traduirais plutôt comme: « Nous rendront son role a l’art de raconter, qui est plus que simple divertissement. C’est a travers les histoires que nous tissons les fils de la réalité ».) est en contradiction avec l’idée qu’il existerait un monde « non-humain ». Si c’est nous qui « tissons la réalité », comment cette réalité pourrait-elle être, même en partie, non-humaine ?

    Valérie et Darken ont tous deux trop atténué, a mon avis, le sens de l’expression « tisser la réalité » en la traduisant par « appréhender » et « percevoir » la réalité.

    Mais il y a plusieurs écoles philosophiques qui affirment que les hommes construisent la réalité, a des degrés divers.

    On peut même prendre cela de manière extrêmement littérale !

    Par exemple, la quasi-totalité des espèces végétales et animales qui nous sont familières ont été profondément transformées (co-crées ?) par l’homme pendant des millénaires de « domestication » (voyez les « Centres Vavilov de domestication des espèces »).

    Autre exemple, plus familier aux ingénieurs et architectes, l’approche moderne des structures basée sur les propriétés plastiques des matériaux, consiste a « dire a la structure » comment elle doit se comporter, au lieu de perdre du temps a essayer de comprendre comment elle se comporterait « en réalité ». L’approche subjective, presque anthropomorphique, défendue par Jacques Heyman, Johansson, Tom Paulay, etc. est maintenant devenue l’approche la plus acceptée.

    Bref, il y a bien sur des aspects sympathiques dans ces « principes » mais leur avoir donné la forme de « principes » les rend pour moi étranges, rebutants, voire inquiétants…

    Et puis appeler cela « la décivilisation », quelle étrange idée !

    Pourquoi abandonner cette belle idée de « civilisation » a ceux-la mêmes qui la détruisent ? C’est comme une abdication, un renoncement.

  2. J’ai retrouve des extraits plus larges de la citation de Carlo Cattaneo, érudit et révolutionnaire Italien, que fait Aldo Rossi dans « l’Architecture de la Ville » :

    « le paysage est un immense réceptacle de labeur ».

    « per nove dècimi non è opera della nàtura; è òpera delle nostre mani; è una patria artificiale”; […] dacche il destino dell’uomo fu quello di vivere coi sudori della fronte ogni regione si distingue dalle selvagge in questo, ch’ella e un immenso deposito di fatiche. La fatica costrusse le case, gli argini, i canali, le vie. Sono forse tremila anni dacche il popolo curvo sui campi di questa primitiva landa la va disgombrando dalle reliquie dell’asprezza nativa; i colossi della formazione erràtica si dileguàrono sotto l’assiduo scalpello; l’immensa congerie prese forma di case, di recinti, di selciato […]. Chi potrebbe fare estimazione dei tesori, che vi stanno indivisibilmente incorporati?

    Carlo Cattaneo, Scritti sulla Lombardia

    Je ne connais pas l’Italien, mais avec l’aide de « google traduction » on obtient quelquechose comme:

    « les neuf dixièmes ne sont pas le travail de la nature mais l’œuvre de nos mains; une maison artificielle. […] Le destin de l’Homme étant de vivre a la sueur de son front, chaque région se distingue du sauvage en ce qu’elle est un immense réceptacle de labeur. Depuis peut-être trois mille ans, les gens se penchent sur les champs de cette terre primitive qui n’est qu’une relique (démembrée?) de la robustesse native; La formation erratique colossale a disparut sous les ciseaux assidus; L’immense amas qui a pris la forme de maisons, de clôtures, de galets […] Qui pourrait mesurer les trésors qui y sont invisiblement incorporés ? »

    Je trouve remarquable, magnifique, que Cattaneo (qui était suffisamment érudit pour ne pas avoir fait cela par naïveté) n’a pas départagé les transformations naturelles (les montagnes qui se transforment lentement en galets) et les résultats géographiques du labeur humain, le travail des hommes et celui de la nature.

    Je pense que cette approche n’est pas remise en cause par l’écologie, au contraire !

  3. Merci les ami(e)s

     » À mes yeux, c’est pourtant une condition élémentaire du changement nécessaire. »

    Mettez en deux de plus!
    Des yeux!

    🙂

  4. Je ne voudrais pas avoir l’air de critiquer pour critiquer, mais en survolant le site, je suis effarée de voir que pour des gens qui pensent (a juste titre) qu’il nous faut de toute urgence être moins centrés sur l’humain, il n’y a que des têtes humaines!!

    http://dark-mountain.net/about/mountaineers/
    On dirait une secte…:roll:

    Pour ma part, je rêve depuis que je suis gamine, de voir un jour l’Espenranto enseigné dans toutes les écoles du Monde, pour que nous puissions, dans une langue commune à toutes et à tous, nous raconter des histoires et des légendes de balbuzards pêcheurs, de baleines et de loups…

  5. Bonjour, Il y a longtemps que je n’avais pas eu le temps de venir sur ce blog. Fabrice je suis ravie de voir que la petite graine semée avec l’envoi du texte de Paul Kingsnorth : http://www.orionmagazine.org/index.php/articles/article/6599 (c’est tout en anglais mais c’est un très beau texte que je suis en train de traduire pour natural writers) t’a mené jusqu’au Dark Mountain Inst. que tu connaissais peut-être d’ailleurs. C’est chouette que des gens traduisent comme ça. Il faudrait rendre disponibles tant de textes inspirants qui sont en anglais (et dans d’autres langues!). Je crois que depuis Seattle les « artivistes » Anglo-Saxons sont un peu plus avancés qu’en France en déconstruction de mythes et imaginations des possibles. Néanmoins, une excellente BD vient de sortir, « Saison brune » de Philippe Squarzoni (http://www.laseiche.net/partage/portraits-114/article/philippe-squarzoni-auteur-de-bd-d). Je ne sais pas si tu l’as lu Fabrice mais ce serait intéressant d’avoir ton avis dessus d’autant que ton travail y est cité. Bonne journée, Eva

  6. Voici ce que la « deep ecology » propose avec son fondateur A.Naess:

     » A.Næss rejette l’idée que les êtres vivants puissent être classés en fonction de leurs valeurs respectives. Par exemple, le fait de savoir si un animal a une âme, s’il utilise la raison ou s’il a une conscience est souvent utilisé pour justifier la position dominante de l’animal Homme sur les autres animaux. Næss affirme que « le droit de toute forme de vie à vivre est un droit universel qui ne peut pas être quantifié. Aucune espèce vivante n’a plus de ce droit particulier de vivre et de s’étendre qu’une autre espèce » (source Wikipédia)

    Je me permets d’ajouter que le concept de « progrès » est un mythe, tel qu’il est démontré chaque jour par les méfaits de la soi-disante inventivité industrielle (et scientifique). La « science », la chimie en particulier, a provoqué plus de dégâts que de solutions, cela va du DDT que l’on retrouve encore 50 ans après dans la masse graisseuse des phoques, en passant par la Vache folle pour se terminer (provisoirement) par l’amiante et les phtalates.

  7. Sans entrer dans les détails, je suis assez d’accord avec Laurent (y compris sur la traduction de « weave ») et Petite Bergère, et j’ai des tas de réserves sur ce texte. De plus en plus, même, en le lisant et relisant.
    Je vois bien ce que veulent dire les auteurs et rejoins nombre de leurs constats, mais leur façon de le dire, et ce qui se profile peut-être derrière certaines idées et formules, m’inquiète.
    Il y a quelque chose de très anglo-saxon (mes amis anglo-saxons détestent que je dise ça, mais je maintiens)dans cette façon très simplificatrice et contradictoire de créer des catégories alors même, comme le souligne Laurent, qu’on prétend les abolir. Il y a dans ce texte, par exemple, les traces des catégories « fiction » et « non-fiction » qui permettent de découper la littérature en tranches et de la ranger dans les rayonnages pour la vendre. Humain/non-humain me semble procéder de la même démarche, mais ce qui est encore plus gênant c’est que la division est alternativement dénoncée et utilisée. C’est le genre de contradiction qui surgit forcément quand on fait une coupure là où il aurait fallu une nuance.
    Très confus aussi l’usage du mot « stories », qui parfois, dans ce même texte, désigne les mythes dont il faut se défaire, parfois la littérature à venir, parfois quelque chose comme les nouveaux mythes à construire, et donc, d’ores et déjà, les futurs errements…
    Et enfin (et surtout), que des écrivains et artistes décident de ce que doivent être et ne pas être l’art et la littérature me met extrêmement mal à l’aise et me rappelle trop de choses (et pourrait vite virer à la secte, en effet). Pas été voir leur site (je détester « surfer » sur Internet).

    Je me rappelle un texte du peintre Miquel Barcelo, lu il y a longtemps en dernière page du Monde Diplomatique, qui disait des choses un peu semblables (en se focalisant, lui, sur la nécessité de retrouver le figuratif, et donc le réel, en peinture), mais de façon beaucoup plus intéressante et beaucoup moins péremptoire. (La suite a d’ailleurs montré qu’il a su le faire, et de quelle manière.) Je ne connaissais pas Barcelo à l’époque, mais son texte m’avait beaucoup marquée, il a fait partie des choses qui m’ont fait faire du chemin.
    J’allais dire : il y a quelque chose à prendre dans les principes 1 à 3. Mais pour ce qui me concerne c’est acquis depuis longtemps. Alors pour qui, pour quoi ce manifeste ?
    Peut-être pour le débat qui va en découler. Comme souvent, je trouve les apports de Fabrice (et des blogueurs) beaucoup plus intéressants que le texte « extérieur » qu’il est allé chercher. Et puis avec Fabrice on sait clairement à qui on a affaire. Je n’en dirais pas autant des auteurs de ce manifeste.

  8. Plutot cher le weekend… et je suis méfiante ces sites avec boutique intégrée. Mais jolie citation de Wordsworth tout de même, l’un des rares à réellement accorder un voix, un rôle autre que passif aux éléments qui nous cernent. Mais c’était une autre époque.
    One impulse from a vernal wood
    May teach you more of man,
    Of moral evil and of good,
    Than all the sages can.

    William Wordsworth, The Tables Turned
    Allez, les traducteurs ! J’en suis incapable.

  9. @ Laurent : j’ai essayé d’être légèrement moins « traduttore traditore » (traducteur traître) que google 🙂 L’auteur dit « depuis que le destin de l’homme … », après le jardin d’Eden donc !

    “les neuf dixième ne sont pas l’œuvre de la nature ; mais l’œuvre de nos mains ; une « patrie artificielle ». […] depuis que le destin de l’homme a été celui de vivre à la sueur de son front, chaque région se distingue des régions sauvages par le fait qu’elle est un immense réceptacle d’efforts. L’effort a construit les maisons, les digues, les canaux, les chemins. Depuis peut-être trois mille ans, le peuple se penche sur les champs de cette lande primitive pour la dégager des reliques de sa rudesse originale ; les colossaux blocs erratiques ont disparu sous l’assiduité des ciseaux ; l’immense fatras a pris forme de maisons, d’enclos, de pavés […] Qui pourrait faire une estimation des trésors qui y sont inséparablement intégrés ?

    Sinon dans le texte de nos amis anglais, deux passages me mettent plutôt mal à l’aise: « L’art, tel que nous le concevons, s’efforcera de s’extraire de la bulle humaine. C’est en devenant attentifs et attentionnés à son égard que nous renouerons avec le monde non-humain.  » ….. et … »Nos faveurs iront à la littérature et aux arts qui s’enracinent dans l’espace et le temps » .

  10. Oui c’est vrai, c’est étrange ce texte, incohérent, comme de la poésie, c’est flou, je trouve ça beau et et touchant. C’est marrant ce besoin de vouloir tout comprendre, classer, analyser et mettre dans « secte » dès que ça semble un peu fou, flou, filou…
    Tant mieux si leur truc n’est pas clair !

    Est-ce que cet assemblage de mots est cohérent ? « De tout temps j’ai aimé sur un chemin de terre la proximité d’un filet d’eau tombé du ciel qui vient et va se chassant seul et la tendre gaucherie de l’herbe médiane qu’une charge de pierres arrête comme un revers obscur met fin à la pensée. »

    Pascal Quignard disait « Ne rien comprendre à rien est un organe fabuleux. » (Vie Secrète).

    « Notre langage est un instrument imparfait, élaboré par nos ancêtres ignorants. C’est un langage animiste qui invite à parler de stabilité et de constantes, de similitudes, de normalité et de catégories, de transformations magiques, de remèdes instantanés, de problèmes simples et de solutions définitives. Mais le monde que nous essayons de symboliser avec ce langage est un univers de processus, de changement, de différences, de dimensions, de fonctions, de rapports, de croissance, d’interactions, de développement, d’apprentissage, de gestion, de complexité. Et cette non-correspondance entre notre monde en perpétuel changement et notre langage relativement statique fait partie de notre problème. » Wendell Johnson, cité par Marshall B. Rosenberg

    Quel super blog quand même !

  11. “De tout temps j’ai aimé sur un chemin de terre la proximité d’un filet d’eau tombé du ciel qui vient et va se chassant seul et la tendre gaucherie de l’herbe médiane qu’une charge de pierres arrête comme un revers obscur met fin à la pensée.”

    C’est de René Char

  12. Flore: Merci pour la belle traduction ! Même si je m’aperçois du coup que j’ai probablement voulu faire dire a Cattaneo un peu plus que ce qu’il a dit.. Autant pour moi !

  13. C’est un manifeste primitiviste qui assimile la société capitaliste à toute civilisation
    C’est très minéral, il n’y a pas de référence au vivant. C’est ce qui donne son côté mortifère, plus que sa prétention à mettre « l’humain après », puisqu’en appeler à la fiction c’est bien se rattacher à la socialité humaine.

    Réduire la société capitaliste à une idéologie (du progrès ou autre), c’est insuffisant. Donc inoffensif s’il s’agissait de lutter contre le capitalisme. C’est probablement aussi un point de vue spécifique à la culture et à l’histoire américaine, comme tout primitivisme, né de la vision partagé de grands et beaux espaces naturels, prétendument vides, et du coup entièrement disponibles pour les nouveaux arrivants, humains.

    Se positionner en dehors des civilisations tout en prônant fonder une nouvelle culture (qu’est-ce d’autre qu’un manifeste?), c’est finalement se positionner au-dessus de toute les autres civilisations. Cela va notamment avec le monopole de la définition de ce qu’est la nature, qui est ici le lieu à partir duquel définir un nouveau paradigme culturel. C’est cohérent avec le contexte actuel, une écologie dépolitisée qui parle toujours au nom de la planète, avec donc son expertise propre, et qui naturalise ses propres buts politiques, hors du débat politique puisque prétendument ancré dans la nature, donc objectif. Elle a son expertise, elle a aussi son esthétique, peut-être qu’il lui manquait son manifeste.

    Cependant, en remplacement de la totalité économique capitaliste, est-ce qu’il n’y a que la planète, définie négativement à partir de ce qui n’est pas humain ? Vraiment il n’y a rien d’autre ?
    A mon sens s’en référer à la planète c’est, plus qu’un avis de défaite, une justification à tout les simplismes, alors même que l’on est si peu armé, intellectuellement et pratiquement, pour comprendre de quoi sont faites les institutions humaines, qu’est-ce qui rend les nôtres (capitalistes) spécifiques, notamment.
    On confond la puissance technologique et ses formidables nuisances envers le vivant, humain et non-humain (le rocher on s’en fout), avec les capacités politiques des gens à s’auto-déterminer collectivement, et qui sont restées en fait, au contraire, vraiment très faibles !
    Cette impuissance politique qui est notre ordinaire, militants ou non, totalement paralysés par l’économie qui se présente devant nous comme un réalité étrangère, alors qu’elle est le résultat de nos actions, le manifeste ne fait que le révéler en creux, et pour mieux l’entériner. En en étant fier en plus.

  14. Bonjour

    Quelque chose de très intéressant se dégage pour moi de l’intervention de Deun : que si le capitalisme occidental a presque tout uniformisé, la critique du système, en son sein, ne l’est pas encore. Je veux dire par là que cette intervention – à laquelle j’ai tendance à adhérer – est très culturellement marquée, comme le manifeste lui-même, mais pas par la même culture. La vision des choses développée par Deun, qui est en grande partie la mienne aussi – et la critique du système ici fait partie des « choses » – cette vision est très française, c’est-à-dire très politique, très marquée par l’idéologie. Celle des auteurs du manifeste (qui semblent plus britanniques qu’américains, soit dit en passant)est tout à fait différente. « Primitiviste » est le mot qu’utilise Deun pour la qualifier, et il n’est pas si mauvais je trouve. Je ne crois d’ailleurs pas que ceux du Dark Mountain Project le récuseraient forcément.
    Cette profonde nuance civilisationnelle, je m’y suis souvent trouvée confrontée et elle n’a cessé de me fasciner. Elle m’a beaucoup heurtée aussi, et elle me heurte encore. Mais…

    Mais aujourd’hui cet héritage politique qui est le nôtre – j’en ai déjà parlé ici – me semble nous enchaîner au passé et nous empêcher de franchir certain pas que Fabrice appelle si justement de ses voeux. Et j’hésite désormais, malgré mes réserves qui restent grandes – ça aussi je l’ai déjà évoqué ici, à propos du manifeste justement – à condamner trop rapidement les critiques qui me surprennent d’abord par leur exotisme. Les anglo-saxons et nous avons des manières et surtout des moments très différents, souvent complètement inversés, de faire intervenir la morale et à l’idéologie. Mais…

    Au lieu d’une impossibilité de coopérer, ne peut-il y avoir dans cette altérité, au contraire, une aide inespérée pour opérer ce si difficile changement de perspective et de grille d’analyse auquel il nous faut d’urgence procéder ?
    C’est parce que je sens que oui que je suis passée outre mes réserves sur ce texte, ou plutôt – car c’est ainsi que ça s’est passé – que j’ai d’abord été enthousiaste, avant d’apercevoir certaines choses et de faire des réserves. Mes vieux réflexes franco-français seraient-ils enfin en passe d’être vaincus ? (Et je ne compte pas les remplacer par des réflexes anglo-saxons.)

    Une chose sur laquelle je crois cependant que je ne suis pas d’accord avec Deun : le rocher, je ne suis pas sûre de m’en foutre, non.

  15. En complément de mon précédent post, j’éprouve le besoin d’ajouter deux points (désolée pour la tendance didactique, je n’arrive pas à faire mieux):

    1)que le reproche implicitement fait à plusieurs reprises aux auteurs du manifeste de ne pas exprimer un point de vue politique (même s’il a plutôt été question, explicitement, de manque de cohérence ou de rationalisme), d’être des poètes, en somme, devrait être retourné en compliment, car partir ENFIN d’autre chose que du politique (au vieux sens, au sens français du mot)me semble une nécessité, et je ne vois pas de meilleur mot que « poétique » à opposer à « politique ».
    En d’autres termes, le fait que les gens du Dark Mountain Projets soient presque tous des « poétiques » plutôt que des politiques est sans doute la meilleure raison de mettre quelque espoir dans une démarche comme la leur.
    Giono a écrit un texte extrêmement drôle et mordant où il fait un sort à cette France si vieille, moisie mais toute enflée de « modernité », et si prompte à faire de « poète » sa plus méprisante insulte (j’entends encore certains de mes instituteurs se moquer bêtement et bassement d’un garçon un peu rêveur, « C’est un poèèèète » – les pauvres)

    2) (et ceci est un sujet complexe que je n’aborde ici, très vite, que parce qu’il a à voir avec la question de la nuance civilisationnelle évoquée tout à l’heure)
    que cette critique (apparemment) non-politique, ce « primitivisme », cette attention au non-humain nous arrivent de la sphère anglophone ne me semble pas le fait du hasard. La langue anglaise, et donc la civilisation qui en découle, laisse beaucoup plus de place à l’impersonnel (entre autres par l’abondance des tournures passives, par la place centrale accordée aux processus plutôt qu’aux sujets)et donne beaucoup plus de présence et d’épaisseur aux choses, au monde, à l’espace (absence fréquente de l’article devant les substantifs, nombre et usage complexe des prépositions, etc.). La présence du « non-humain », ou plutôt la relation au monde (relation des humains, puisque le langage est de leur fait),est beaucoup plus difficile à établir en français? ceci a forcément des conséquences.
    Michael Edwards a écrit sur ce sujet (en français) des livres passionnants.

    Sujet, je le répète, qui est moins hors sujet qu’il n’y paraît.

  16. Ce que je reprocherai aux auteurs de ce texte, c’est leur manque de finesse philosophique. Et c’est vrai, manque de finesse typiquement Anglo-Américaine, pour qui les mots désignent des choses précises, bien définies, qu’on prend pour un donné. Tout le contraire par exemple, de ce qu’écrivait Novalis dans les « Fragments »: Tout objet peut être a son tour symbolisé par ce qu’il symbolise. Symboles de symboles ». C’est un exercice très intéressant a faire : Considérer l’image d’une chose comme la chose elle-même, et la chose comme l’image. Ou bien encore, retourner complètement un raisonnement et voir ce que ça donne, en mettant en suspend son jugement. Cet exercice permet parfois de prendre mieux conscience de nos a-priori non déclarés, des « mythes du texte » comme dirait Girard.

    Un exemple appliqué a ce qui nous occupe : Emmanuel Lévinas, avec sa grande idée du visage comme infini (je suis incapable de développer, surtout ici, Finkielkraut a expliqué tout cela très bien dans « La sagesse de l’amour ») nous montre comment l’acte de considérer autrui comme une nature, comme un donné impossible a connaitre totalement, qui nous est offert, est un chemin qui nous permet de devenir vraiment humains. J’ignore ce que Lévinas pensait de l’écologie, mais je vois la un lien très vivant entre humain et nature, en tant que concepts et en tant que réalités vécues.

    Alors, des phrases comme « We must unhumanise our views a little », non désolé ça ne passe pas !

    Même la phrase : « Nos faveurs iront à la littérature et aux arts qui s’enracinent dans l’espace et le temps. Il y a trop longtemps que notre littérature est dominée par ceux qui habitent les citadelles urbaines globalisées. » qui parait très sympathique a priori (et qui me rappelle une petite phrase très dense et très juste de Marie ici il y a quelques semaines, sur les gens enracinés), même cette phrase est suspecte, et sent son commissaire politique. Parce que qui est-t-on pour juger ce qui est enraciné est ce qui ne l’est pas? Les oeuvres les plus sublimes, les moins « terreuses » en apparence, ont souvent été écrites en prison, ou dans des circonstances terribles, sordides, qui n’avaient rien a voir avec des « citadelles globalisées ».

  17. J’ai peut-être été un tout petit peu trop rapide sur Lévinas… Lévinas ne démontre pas, il décrit les choses avec la plus grande précision et la plus grande rigueur possible. Il décrit comment rien n’est plus « autre » que le visage d’autrui, comment la relation envers autrui, a condition de faire l’effort de le reconnaître comme autrui, ne fait que renouveler l’énigme que constitue le visage. Le visage est la manière dont un être humain se manifeste, et c’est une altérité qui se renouvelle, qui se renforce au même rythme ou l’on approfondi la relation et la connaissance.

    Pour Lévinas, reconnaître l’humanité d’un humain c’est accepter son étrangeté radicale et infinie.

    C’est donc bien accepter l’autre comme une « nature », quelque chose qui nous est donné et a laquelle on fait face, insondable et infinie, que l’on n’a ni crée ni choisi, l’accepter tout en sachant que l’on ne le connait pas, que plus on le connaîtra et plus il deviendra « autre », unique, radicalement différent.

    C’est en considérant les humains comme une nature a connaitre tout en acceptant de ne jamais la comprendre vraiment tout a fait, qu’on peut être soi-même humain.

    D’un autre point de vue, je crois qu’on peut étendre cette relation aux animaux, aux pierres et aux plantes. C’est donc en étendant a la nature la relation que l’on doit accorder aux humains, que l’on peut lui faire justice et la traiter comme il le faut.

    En bref c’était, de l’humain a la nature, ou « comment trouver la nature en l’humain pour respecter la nature comme on devrait respecter les humains ».

    Bref, comme dirait Winston…
    Désolé d’avoir été si long, mais je trouve ces échanges vraiment intéressants !

  18. Laurent écrit : « C’est donc en étendant a la nature la relation que l’on doit accorder aux humains, que l’on peut lui faire justice et la traiter comme il le faut. »

    L’inverse est vrai aussi, je crois.

    Cette phrase à double sens me rappelle, à tort ou à raison (je n’ai pas envie et pas le temps ce soir d’aller voir si mes rapprochements intuitifs tiennent la route) une très belle et très profonde phrase de Joseph Brodsky dans un de ses essais :

    « Love is essentially an attitude maintained by the infinite toward the finite. The reversal constitutes either faith or poetry. »

    Je ne me lance pas non plus maintenant dans la presqu’impossible gageure de la traduire – et donc de voir si elle reste ou pas dans le sujet, et comment.
    Demain peut-être.

    Bonne nuit
    Valérie

  19. Si la problématique c’est de dégager une vision commune qui fasse « plus de place » au non-humain, alors vous serez intéressés par cet article de Bernard Pasobrola, « Remarques sur le procès d’objectivation marchand » :
    http://tempscritiques.free.fr/spip.php?article209

    L’angle est tout à fait différent puisqu’il part de l’idée que le concept de nature n’existe pas dans les sociétés primitives, et d’une remise en cause du dualisme Sujet-Objet.

    Dans notre contexte (moderne, capitaliste) l’écologie ne peut défendre « la nature » qu’en parlant en son nom, contre ceux qui défendent des intérêts de moins portée. L’écologie c’est l’intérêt général incluant le non-humain. On reste donc le même paradigme politique car cette défense doit s’adosser à de l’objectivité, donc au dualisme sujet-objet. Elle le fait au nom de l’objectivité scientifique, en dénonçant la connivence entre une moindre objectivité scientifique et des intérêts économiques ou politiques. Dans un second temps, à mon sens, ce recours à l’objectivité scientifique pour défendre la nature ne peut que provoquer une insatisfaction profonde, car on ne peut qu’objectiver ce que l’on met à distance. « La planète », « la nature », restent à distance, toujours et même plus dés-enchâssées de l’existence sociale, on se retrouve au même point. D’où forcément ce genre d’appel un peu radical et mystique, que l’on peut comprendre, à s’extraire de la société pour retrouver une relation plus personnelle avec le non-humain. Pourquoi pas d’ailleurs. Il faut bien s’extraire de la société pour la changer. Le problème de ce texte c’est plutôt sa faiblesse interne, pas forcément dans les thèmes abordés.

    Mais sur le fond, le gros souci c’est
    1) la planète doit être la nouvelle totalité englobante, incluant les non-humains vivants ou non
    2) ce principe est énoncé au sein d’une civilisation où il n’y a de rapport au nom-humain que médiatisé, par l’économie, l’argent, l’objectivité scientifique
    3) d’où il découle que, en l’état, il y a forcément des porte-paroles humains parlant pour le non-humain.

    A mon sens, on ne peut pas construire positivement de totalité ex-nihilo qui rassemblerait tous les humains (ou une majorité décidée à passer à autre chose), par contre ce que nous avons de commun, c’est notre relation conflictuelle et contradictoire avec nos propres fétiches, afin de les abolir, et que sinon nous emporterons avec nous, même en côtoyant tous les jours les roches, les océans et les animaux.

  20. « Mais qui imagine jamais rien ? Il faut plus que des informations, il faut des œuvres – des récits, des films, des romans. Or, elles sont toujours en retard. Ou en avance, mais on ne le sait qu’après. »

    Jean-Claude Milner, L’arrogance du présent (2009)

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