Les rennes du Père Noël aux mains des ordures

Ce papier a été publié dans Charlie-Hebdo le 26 décembre 2012

Rien ne va plus pour les rennes du Grand Nord canadien. Le plus grand troupeau du monde a perdu 95 % de ses effectifs, et les Innu regardent mourir leur vieux compagnon. La faute à l’exploitation minière.

C’est difficile à croire, mais le renne n’a pas toujours été l’esclave du Père Noël, bondissant sous le fouet. En Amérique du Nord, il a longtemps peuplé le monde sous le nom de caribou. Pendant le Pléistocène, qui commence, jeunes gens, il y plus de deux millions d’années, on le trouvait jusque dans le Nevada – à côté de San Francisco – et le Tennessee actuels. Ses troupeaux, comme ceux du bison, obscurcissaient l’horizon. Et puis l’homme, ses pièges, ses flingues.

L’animal a replié ses bois vers le Nord et les sols acides, vers l’extrême froid, là où la tuerie est moins industrielle. En Alaska, dans le nord du Labrador et du Québec, il conserve quelques vraies hardes, mais plus pour très longtemps. Un communiqué du ministère des Ressources naturelles et de la Faune (MRNF) du Québec vient de tomber, comme un coup de hache (1). Un inventaire aérien confirme que l’immense troupeau de la rivière George est en train de mourir.

Un mot des lieux : la rivière George se jette dans la baie d’Ungava, à hauteur du village inuit de Kangiqsualujjuaq. Deux connards missionnaires lui ont donné le nom de Georges III, roi d’Angleterre et d’Irlande, mais dans la langue inuktitut, on l’appelle Mushuau Shipu, ou rivière sans arbre. Car ce pays entre Labrador et Québec est une immense toundra posée sur le granit, couverte de mousses et de lichens, que les caribous boulottent.

Le troupeau de la rivière George – de la sous-espèce dite toundrique au Québec – était jusque vers 1993 le plus important de la planète, atteignant alors entre 800 000 et 900 000 têtes. Avant de chuter de moitié – à 385 000 – en 2001. Et à 74 000 animaux en 2010. Et à 27 600 à l’été 2012. En vingt ans, la population a diminué de 95 %. Qui dit mieux ? Personne. Mettez-vous une seconde à la place des Inuits, des Innu, des Cris, des Naskapis, même si c’est rigoureusement impossible. Pendant des millénaires, le sort de ces peuples du Grand Nord a dépendu de l’état de santé des caribous, qui tombent comme des mouches. D’où une légère inquiétude existentielle chez ces pauvres arriérés de primitifs.

Pourquoi cet invraisemblable déclin ? Chez les officiels, aussi cons que les nôtres, la cause est entendue. Les caribous seraient trop nombreux et le surpâturage, au cours de leur migration, empêcherait les mousses et lichens de se reconstituer. Le problème existe certainement, mais permet de mettre au second plan le dérèglement climatique, dont les effets sur la végétation sont d’ores et déjà considérables. Surtout, cette thèse simpliste dissimule les responsabilités écrasantes du pouvoir politique.

L’association Survival (2), qui défend les peuples indigènes partout où l’on empêche de vivre, c’est-à-dire partout, a rencontré les principaux intéressés. George Rich, un vieil  Innu du nord-est du Canada : « L’exploitation et l’exploration minières à outrance sont l’une des principales causes de la disparition des caribous. La compagnie Quest Minerals a, par exemple, récemment annoncé qu’elle projetait de construire une route qui traversera le cœur de l’aire de mise bas du caribou et que des hélicoptères et des avions survoleront la zone pour atteindre les sites d’exploration ».

Le « développement », cet autre nom de la destruction, a en effet détruit massivement les pâturages et les routes de migration des caribous toundriques. Les exemples sont si nombreux qu’ils ne laissent place à aucun doute. Citons la compagnie Cap-Ex Ventures, qui exploite le fer dans la région, après avoir construit barrages hydro-électriques et ligne de chemin de fer. Quest Minerals de son côté, la boîte citée par George Rich, est spécialisée dans l’extraction des terres rares, qui pourrait démarrer sur place en 2016.

Les terres rares, rappelons les bonnes choses, sont vitales pour la fabrication des éoliennes, des cellules photovoltaïques, des ordinateurs, des téléphones portables, des bagnoles électriques. Tu l’as dit, y a un problème.

(1) http://communiques.gouv.qc.ca/gouvqc/communiques/GPQF/Aout2012/16/c7587.html
(2) http://www.survivalfrance.org/

24 réflexions sur « Les rennes du Père Noël aux mains des ordures »

  1. … et tout ceci n’est probablement qu’un début…
    Un grand plan de mise en coupe réglée du Grand Nord a été mis en place par le gouvernement précédent du Québec, libéral – centre droit.
    Je ne sais pas ce que le nouveau gouvernement va en faire, mais les appétits sont aiguisés par les « ressources » encore disponibles. La convoitise des minières peut s’acheter bien du monde, et bien des politiques…

    Et il y a aussi: http://www.humanite.fr/monde/au-canada-theresa-spence-porte-la-colere-des-autoc-512098

  2. Longtemps, très longtemps même, des siècles, des millénaires durant, les humains ont relativisé leurs souffrances — la peur, la faim, le froid, la maladie, l’amour non partagé, enfin, toutes les douleurs de vivre — en se disant, en chantant, en écrivant qu’il y aurait toujours le ciel bleu, les oiseaux, le soleil, l’océan, et tout et tout…

    Fini, tout ça. Les humains d’aujourd’hui ont découvert, les chanceux, une nouvelle façon de relativiser : Qu’importe, puisque tout meurt, puisque bientôt il n’y aura plus ni ciel bleu ni oiseaux ni soleil ni océan… Que sont mes douleurs à côté de celles du monde qui meurt ?

    On peut même relativiser jusqu’à se demander si dans un monde qui meurt on a encore le droit de vivre, d’aimer, et d’espérer encore. Et d’avoir des douleurs.
    On peut aussi se faire de tout cela une espèce de gigantesque cigarette du condamné : aimer ce(ux) qu’on peut aimer, aimer le monde encore avant que tout sombre, vouloir le parcourir avant qu’il disparaisse. Vivre follement.
    Ou tout ça à la fois, si on peut. Si ça ne rend pas dingue.

    Voilà notre destin. Inédit dans l’histoire humaine. Chouette, non ?

    Bonne année 2013

  3. c’est vraiment désolant et inquiétant de voir cette rage destructrice partout dans le monde.
    Un mot-slogan inquiétant entre tous:compétitivité.
    Il est la mère de toutes ces excès.

    Je ne comprends guère l’expression connards mmissionnaires Fabrice.Vous dérapez:ils réfletaient seulement l’esprit de leur époque

  4. chaque jour, on apprend une nouvelle disparition, un nouveau massacre, alors c’est quoi notre espérance de vie maintenant, 5 ans, 10 ans… l’humanité va disparaître et puis quoi, et bien oui bon débarras, puisqu’on n’entend pas ceux qui appelle au secours, ceux qui ont compris que le désastre arrive, ceux qui tentent de changer les choses, moi j’en ai marre de me battre pour cette humanité débile qui ne voit pas plus loin que le bout de son smartphone !!!

  5. Un peu loin des rennes mais question destruction et pollution voyez comme cette vidéo de 7 min19 semble ancienne Philadelphie USA 1955 (je suppose)
    contraste saisissant avec la musique écrite en 1989
    et à l’écran un concentré de ce que la société de consommation a de plus dommageable .
    Quant aux « peuples indigènes » voyez aussi quelle place ils ont dans ce film ou plutôt quelle représentation les non-indigènes en ont…
    Et l’enfant( wasp ?) qui est-il? Que fait-il ou elle maintenant presque 60 ans plus tard?

  6. Pauv’ père noël… quelles misères lui fait on encore… il va finir par remplacer ses cadeaux bien empaquetés par des chèques, avoirs, ou autres produits financiers qui désormais régissent le monde. Car tel est le problème, au cas où certains en doutent encore : la finance, c’est à dire les joueurs qui pensent créer de l’argent à partir de… l’argent. Des magiciens quoi.. qui ont probablement trop vu de films américains où les tables de poker constituaient la 1ère récréation des cow-boys. Ceux là même qui ont pas mal contribué aux massacres des bisons d’ailleurs.
    Bref, le massacre, c’est le sport favori de l’humain, surtout s’il peut en tirer du profit.
    Alors cessons de nous étonner du sort des autres espèces, mais changeons notre monde pour qu’il ne soit plus gouverné par l’argent. C’est une fausse piste pour pérenniser l’espèce humaine sur la planète, pas de doute.
    Bah oui. Ca parait simpliste mais ce sera pourtant le moins simple à faire, car depuis les derniers siècles de « développement », tout est imbriqué et mondialisé désormais, par l’argent.
    Sale temps pour la planète…

  7. NOTRE DAME DES LANDES : MOBILISATION !

    Dans la durée et la détermination, nous allons gagner à Notre Dame des Landes si nous sommes capables de nous organiser massivement. C’est dès maintenant qu’il faut annoncer les dates et mobiliser :

    – chaîne humaine du 11 mai
    – rassemblement/festival de début aout 2013

    Autres dates ?
    C’est bien avance qu’il faut se préparer et que les gens réservent leurs dates pour être présents. Je ne résiste pas à vous copier ici un commentaire à un article du Monde sur le Festizad de ce week-end :

    « Lucine 05/01/2013 – 10h54
    Le changement social qui s’invente à Notre-Dame des Landes et qui est une véritable réponse à l’effondrement économique et écologique. Sur la ZAD les gens sont heureux et cela fait enrager ceux qui on cru aveuglément les gourous de la consommation et qui se bourrent d’antidépresseurs en hurlant qu’il n’y a pas d’alternative et que l’armée doit anéantir ceux qui pensent autrement. »

  8. C’est comme un sentiment d’étrangeté qui gagne. L’impression d’être étranger au peuple des humains qui brisent les fils de la vie, qui se complaisent dans la légèreté, dans le divertissement, qui « ne voient pas plus loin que le bout de leur smartphone » (Céline).
    « Que sont mes douleurs à côté de celles du monde qui meurt ? A-t-on encore le droit de vivre, d’aimer, d’espérer encore et d’avoir des douleurs », comme le demande si justement Valérie ?
    Voir ce qui meurt devant nos yeux et ne rien pouvoir faire ou si peu, comment survivre à ça sans en avoir des séquelles sérieuses ?
    Quels sont les derniers refuges pour se protéger un peu, si c’est encore possible ? Des coins de nature, en les sachant condamnés à plus ou moins brève échéance ? Les mots qui nous font faire des voyages, qui peuvent toucher parfois, mais ce qui meurt autour de nous, ce qui meurt en nous, comment le sauver ?
    « Voilà ce que je pense, au moins quelques fragiles secondes : le monde peut être sauvé. » Fabrice écrivait ces mots le 1er janvier. « Fragiles secondes », c’est exactement ça, le peu d’espoir qui reste, mais qu’on voudrait préserver quand même.
    Alors, ces refuges ? Dans le déni ? Il y a mille et une façon de ne pas voir, de ne pas entendre. Et je dois bien tourner mon regard vers la face légère de la vie, moi aussi, mais j’avoue que ces instants se font de plus en plus rares.
    Où donc trouver un semblant de refuge, alors ? Dans l’amour ?

  9. Suite.
    Je lis en ce moment le texte qu’Orwell a écrit au début de la guerre, en 1940, sous le titre « The lion and the unicorn. » Il y analyse l’apathie de l’Angleterre, et le sursaut qu’elle doit avoir si elle veut se sauver.

    Je trouve dans la situation qu’il décrit de frappantes similitudes avec ce que nous vivons, et cependant quel gouffre nous en sépare (nous en sépare ? On est dedans!) : comme tout était simple alors…
    Orwell pouvait-il se douter qu’un jour tout ça paraîtrait enviable (enviable de loin, bien sûr, enviable en théorie : je sais bien qu’il est rigoureusement impossible, de là où nous sommes, de se projeter à sa place, sous les bombardements, l’avenir devant soi opaque comme les ténèbres) ?
    Quelques années plus tard, sans doute, et il l’a montré. Mais en 40, sûrement pas. Car la rupture ontologique forcée dont je parlais l’autre jour, cette rupture n’avait pas encore eu lieu. Ni bombe atomique, en 40, ni crise écologique, et pas grand-monde pour en imaginer ne serait-ce que le bout de la queue. Le monde était obscurci, certes, mais il était là. Le soleil, les oiseaux, les océans étaient là, et personne ne doutait de leur pérennité.
    Oh, le bon vieux temps!

    Le bon temps où on pouvait écrire, exactement comme aujourd’hui :
    « the time has come when one can predict the future in terms of an ‘either-or’  » [nous sommes parvenus à un moment où il est possible de prédire le futur en termes d’alternative : soit/soit], en déduire aussitôt ce qu’il y avait à faire, et, surtout, POUVOIR ESPÉRER LE FAIRE — d’ailleurs (jusqu’à un certain point bien sûr, et très temporairement), on peut dire que ce fut fait :
    « Either we turn this war into a revolutionary war, or we lose it, and much more besides. » [Soit nous faisons de cette guerre une guerre révolutionnaire, soit nous la perdons, et nous perdons au passage beaucoup plus encore.]

    Que peut-on espérer, nous autres humains de 2013, nous humains d’après la rupture ontologique ? Que peut-on faire ?
    Fabrice l’a assez répété : procéder à une rupture ontologique, choisie, voulue, cette fois, et changer résolument de paradigme (c’est bien comme ça qu’on dit ?). Brûler nos vaisseaux derrière nous, passer à autre chose, et vite.
    Oui mais comment ? L’ennemi est omnipotent et omniprésent, parmi nous, en nous-mêmes surtout ; le combat est désespéré, le compte à rebours a commencé, la mort est à l’œuvre partout ; le déni règne et s’épaissit, on accélère au lieu de freiner ; le processus enclenché est irréversible, et il ne concerne plus telle nation, ni même l’humanité, mais la planète elle-même, et la vie qu’elle porte.

    Alors ? Je demandais l’autre jour si on a encore le droit d’espérer, d’aimer, de souffrir et de désirer. Je me demande aujourd’hui si la réponse n’est pas en forme de paradoxe — encore un — et si au lieu de droit il ne faut pas parler de devoir. Le devoir d’espérer, de vivre, d’aimer. Pas comme un refuge, Frédéric. Parce que c’est notre seule chance.
    Attention : j’ai dit « je me demande ». Je ne suis pas sûre que ceci n’est tout bonnement une facilité rhétorique. Une pirouette, en somme. Mais enfin, que nous disent d’autre ceux de Notre-Dame des Landes et d’ailleurs ?

    Je recopie la phrase citée ci-dessus par Patrick, et je veux y voir la réponse à ma question :

    “Le changement social qui s’invente à Notre-Dame des Landes et qui est une véritable réponse à l’effondrement économique et écologique. Sur la ZAD les gens sont heureux et cela fait enrager ceux qui on cru aveuglément les gourous de la consommation et qui se bourrent d’antidépresseurs en hurlant qu’il n’y a pas d’alternative et que l’armée doit anéantir ceux qui pensent autrement.”

    Bien à vous toutes et tous

  10. Mon dernier commentaire était sans doute un peu confus et lapidaire, faute de disponibilité.
    Quand je parlais de refuges, je pensais à des abris qui protègeraient la vie, en réponse à une question lancinante : « Ce qui meurt autour de nous, ce qui meurt en nous, comment le sauver ? » Refuges individuels ou collectifs, j’aurais pu évoquer ce qui se construit à Notre-Dame-des-Landes, par exemple. Des zones à défendre partout, en somme.
    Dans un autre ordre d’idée, je pensais aussi à un abri qui nous éviterait des « séquelles sérieuses » suite à la vision déchirante de ce qui succombe sous nos yeux impuissants. Chacun trouve ses propres instants d’oubli, de fuite, instants qui sont indispensables pour son propre équilibre. Les mots, les petites distractions de temps en temps, les promenades en forêt…
    Donc, des refuges comme des lieux de sauvegarde et comme des moments de retrait, de pauses vitales dans l’effervescence de nos combats.
    « Le devoir d’espérer, de vivre, d’aimer », « notre seule chance », peut-être bien, oui, Valérie. Un devoir qui serait le résultat d’une « rupture ontologique », évidemment. Mais en attendant ? Aimer ce qui vit, être plein d’attention, de respect. Espérer pour durer, sans doute. Mais espérer quoi, quand ?
    Parfois, je pense à Pénélope ou à Sisyphe, quand je considère mes actes et mes écrits d’un œil désabusé. Dans ces moments-là, je me dis qu’il faut quand même continuer de marcher, même à pas mesurés, même contre la force du vent.
    Le sens de tout ça ? Je le trouve dans le chemin lui-même et non exclusivement dans le but final à atteindre, tant il semble lointain. Un chemin parsemé de belles rencontres humaines, parfois et de petites satisfactions de temps en temps. Peut-être bien que, d’une certaine façon, je me mets en devoir de vivre et d’aimer ce qui vit, en continuant d’avancer ainsi, sans perdre de vue l’horizon, quand bien même les vents contraires me déchirent l’âme, parfois, quand bien même je me sens étranger au monde moderne de la futilité et de la « consumation ».
    Pour l’espérance, j’ai beaucoup plus de difficultés. Peut-on compenser le peu d’espérance par le sens que l’on donne à sa vie ?

  11. Valérie a poste : « Fabrice l’a assez répété : procéder à une rupture ontologique, choisie, voulue, cette fois, et changer résolument de paradigme (c’est bien comme ça qu’on dit ?). Brûler nos vaisseaux derrière nous, passer à autre chose, et vite. »..
    eh bien Fabrice invites donc les lecteurs de ton blog (né en 2007? me souviens plus trop)à se rencontrer convivialement? je me demande si cà ne serait pas « mieux » qu’une rencontre au sommet avec je ne sais plus qui.. et en voilà peut etre une rupture toute petite, certes et seulement en matière de pratique de blog..mais les petits gestes comptent aussi..

  12. Frédéric

    Moi aussi je me suis mal exprimée. Très mal même.
    Je n’ai aucune consigne à donner, j’ai juste essayé de traduire le sentiment d’un moment, et, pour une fois, je l’avoue, de « positiver ». Mauvaise idée, je fais ça très mal.
    S’il y a quelqu’un à qui l’idée de lendemains qui chantent et de « but final à atteindre » est étrangère, c’est bien moi. S’il y a quelqu’un qui « trouve le sens dans le chemin lui-même, » comme toi, c’est encore moi.

    Quand je dis « notre seule chance », je ne dis pas que c’est un truc à tenter comme on en tenterait d’autres.
    Je dis, non, j’aurais dû dire, que c’est dans cet élan, ce désir de vivre, cet amour du monde vivant, quand je le ressens — en moi ou chez d’autres — , que je puise, qu’il faut puiser de quoi continuer. Qu’il n’y a que là qu’on peut, et donc qu’on doit puiser. D’ailleurs c’est exactement ce que tu fais.

    Espérer, intransitif.

  13. Valérie,
    Au fond, nous sommes d’accord. Puiser « dans cet élan, ce désir de vivre, cet amour du monde vivant » de quoi continuer, espérer. En partageant « l’espace, l’air et l’eau avec tout ce qui vit », comme l’écrit Fabrice dans l’article qui suit sur les loups. Implicitement, l’amour du monde vivant inclue ce partage.

  14. Valerie, Frederic, je me souviens encore de notre prof de physique qui un jour cita Boileau: « Ce qui se concoit bien s’enonce clairement, et les mots pour le dire viennent aisement », d’une voix bien assuree, avant d’ajouter, plus bas et comme pour lui-meme: « Ce n’est pas toujours vrai ». Mais quelques eleves au premier rang avait entendu, et aujourd’hui 30 ans plus tard, c’est cette remarque, « ce n’est pas toujours vrai », qui me reste en memoire et qui me fait me souvenir de Boileau! Qui vivait a une autre epoque qu’aujourd’hui! Il me semble souvent, au contraire, que seules les pensees sans interet, sans substance, tautologiques, sont reellement simples aujourd’hui. Ce que vous ecrivez, au contraire, est extremement interessant a lire.

  15. Laurent

    Sur ce passionnant et éternel faux problème de « qui précède qui, la forme ou le fond ? », j’ai encore le souvenir — puisqu’on est aux souvenirs — du soulagement que fut pour moi, le jour où je l’ai lue, cette phrase de Wittgenstein (je vais la citer de mémoire, je ne sais plus où je l’ai notée) qui dit à quel point il est artificiel et vain de vouloir les séparer : « Les limites de notre pensée sont celles de notre langage ».

    Vous connaissez ma méfiance en matière de « Progrès », mais en l’occurrence, sur cette question, je crois que de Boileau à Wittgenstein quelque chose a été définitivement compris et formulé qui ne peut plus sérieusement être nié : c’est la consubstantialité de la langue et de la pensée (plus criante en littérature qu’en philosophie, d’où mon penchant marqué pour la première et mon ennui profond, la plupart du temps, devant la seconde).
    Enfin, dans mon expérience au moins, c’est une évidence quotidienne : c’est presque toujours en cherchant à l’énoncer que je trouve ce que je pense (le blog fournit d’excellentes occasions, n’est-ce pas?). C’est comme ça que j’aime procéder (et que j’aime qu’on procède), et il me semble que c’est seulement comme ça qu’on peut espérer trouver quelque chose.
    La méthode Boileau (car mettre les choses dans l’ordre qu’il dit n’est rien d’autre, finalement, qu’une méthode)est celle dans laquelle la culture française s’est construite, et on en ressent toujours les effets et les limites dès qu’il s’agit de « changer de paradigme » (ce qui nous ramène à d’autres débats ici tenus). Elle ne conduit le plus souvent qu’à de la rationalisation a posteriori d’idées mortes (déjà prêtes), ou, à l’opposé, d’impulsions tout à fait irrationnelles. Et donc au sur-place et au tournage en rond — mais très bien articulé.

    Bref, je voulais dire qu’à mon sens il n’y a tout simplement pas de poule et d’œuf dans cette affaire. C’est peut-être ça, en fait, que voulait dire votre prof de physique.
    Pardon pour la dissertation. C’est de votre faute, Laurent 🙂

    Bien à vous
    Valérie

  16. « Pas de poule et d’oeuf! »

    Pas mal!

    Moi la seule phrase qui m’ait semble intelligible dans le « tractatus logico-philosophicus » c’est celle ou W. dit qu’il y a des choses que l’on peut montrer mais pas dire. Je me demande meme s’il n’a pas ete jusqu’a ecrire qu’on ne peut rien « dire », mais seulement « montrer ». Et tout un bouquin quasi-indigerable pour une conclusion si laconique! Mais en un sens c’est eloquent: Son bouquin est si ardu et froid qu’il en est presque angoissant et ainsi « montre » tres fortement, presque physiquement, les limites de ce qui peut etre « dit »! Donc chapeau Wittgenstein! Un autre qui a explore comment arreter de tourner en rond avec l’oeuf et la poule c’est Schiller avec son « Education Esthetique » (1794). Que Chakraborty Spivak remet au gout du jour (2012) en explorant comment les « subalternes » peuvent parler (et pas seulement « etre parles »). Mais Spivak est au moins aussi difficile que Wittgenstein (a croire qu’ils le font expres)! Merci pour la dissertation 🙂

  17. Laurent, ne me surestimez pas, j’ai juste dit que j’avais lu cette phrase de W. Pas le Tractatus! J’ai écrit tout à l’heure que la philo me tombait des mains, il faudrait que je sois sévèrement masochiste — ce que je ne crois pas être — pour me lancer dans le Tractatus. Je me souviens de l’avoir soigneusement reposé après l’avoir feuilleté, un jour, dans une librairie.

    La phrase que vous évoquez est prise comme exemple par François Billeter, dans un très beau texte sur la traduction (« La traduction vue de près »). Il la cite dans la traduction de P. Klossowski, qu’il juge hâtive : « Ce dont on ne peut pas parler, il faut le taire ». Alors que ce que Wittgenstein a écrit, c’est plutôt, dit-il (en collant au sens et sans fignoler) : « ce dont on ne peut pas parler, là-dessus il faut s’abstenir de dire quoi que ce soit (« Worüber man nicht sprechen kann, darüber muss man schweigen »).
    Et en effet ça n’est pas du tout la même chose.

    Pardon Fabrice et tout le monde, on arrête.

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