En souvenir de Jean-Paul Brodier

Je suis triste. Il y a des tristesses comme heureuses, et d’autres qui font pleurer. Je pleure la mort d’un homme que je n’ai vu qu’une seule fois, Jean-Paul Brodier. Il m’avait invité chez lui à Metz, au soir d’une conférence que j’avais donnée pour l’Association des amis du Monde Diplomatique, et j’avais découvert alors un type charmant.

Je ne savais pas qu’il était épatant. Je l’ai compris peu à peu, grâce à Planète sans visa, dont Jean-Paul était un habitué. Il suggérait des améliorations, il traduisait pour moi, pour vous, des textes anglais. J’ai commencé d’apprécier sa vive culture technique, sa vraie culture tout court. J’ai le sentiment d’avoir perdu un ami lointain. Il avait 66 ans et bien sûr, je pense très fort à lui, et à son épouse, que j’ai eu le temps de croiser, ce soir d’il y a plusieurs années, à Metz.

Vous trouverez ci-dessous un hommage que le blogueur SuperNo lui a rendu, et qui précise tout ce que je serais bien incapable de dire.

PS : merci à Viviane, qui m’a transmis cette affreuse nouvelle

In memoriam Touchatout

touchatout

Je n’arrive pas à croire ce que je suis en train d’écrire. Vous l’auriez vu, il y a ne serait-ce que deux mois : grand, svelte, déconnant, lisant le Canard, faisant du vélo tous les jours, mangeant bio. J’ignorais qu’il avait déjà des ennuis de santé, ça ne se voyait pas, et il n’en parlait pas.

Et ce putain de cancer, qui devait le ronger de l’intérieur depuis de nombreuses années, en silence, avant de faire une apparition brutale.

J’étais allé le voir une première fois à l’hôpital de Mercy avec Madame Turandot. C’était il y a trois semaines, il venait d’être opéré en urgence, après avoir maigri de 10 kg en un mois. Déjà allongé, même s’il faisait quelques pas dans les couloirs. Moi qui déteste les hôpitaux, abasourdi de le voir dans cet état. On ne savait pas encore précisément ce qu’il avait, même si on s’en doutait. Mais jamais on n’aurait pensé que ça irait aussi vite. Il s’exprimait encore normalement, je me souviens qu’on avait parlé politique, comme d’habitude, des élections européennes. Pour occuper les longs mois de convalescence qu’on lui supposait, on s’était cotisés pour lui acheter une liseuse, que je lui avais remplie à ras la gueule. Après tout, quand on passe ses journées allongé, on n’a que ça à faire, de lire.

Quelques jours plus tard, il a été transféré dans une maison de repos. Turandot et moi sommes retournés le voir, la liseuse déconnait, je lui ai réparé le truc. Il bougeait de moins en moins, parlait de plus en plus mal, on avait un peu de mal à le comprendre. Et la liseuse, il ne s’en est quasiment pas servi, il était déjà trop fatigué pour lire.

Je l’ai revu une dernière fois dimanche dernier, toujous avec Turandot et avec Raoul, un autre fidèle du blog, qui était en Lorraine ce week-end là. Et il nous a vraiment fait peur, tant son état s’était dégradé en quelques jours. Sa parole était faible et inintelligible, il avait encore maigri, il s’est endormi plusieurs fois pendant que nous discutions… En sortant, on s’est demandé si on le reverrait. Même si j’étais encore loin d’imaginer que 4 jours plus tard ce serait fini.

Je viens donc d’apprendre que Touchatout est mort ce matin.

Je le connaissais depuis quelques années seulement. On habitait à moins de 10 km l’un de l’autre, mais c’est par l’intermédiaire d’un forum photo sur Internet qu’il m’a contacté. Ah oui, il portait bien son surnom de Touchatout : curieux et passionné de tout un tas de trucs, de préférence originaux. Il collectionnait les appareils photo. Il avait le projet de bidouiller un logiciel pour faire la mise au point de l’image transmise par sa dernière acquisition à partir d’un écran de PC. Il avait dégoté un code source, il voulait le compiler et le modifier en Linux, il m’avait demandé de l’aider. Je lui avais dit que je n’avais pas le temps, qu’on reverrait ça quand je serai au chômage. Je suis maintenant au chômage, mais lui il est mort…

Du forum photo, je suis passé au blog, et il m’a bientôt proposé son aide pour relire et corriger mes billets. Pas le contenu, hein, jamais il ne s’est permis de me changer un mot. De toute façon, si on s’entendait si bien, c’est d’abord parce qu’il pensait à peu près comme moi. Ou l’inverse. Mais il changeait tout le reste. L’orthographe (enfin, pas trop j’espère), la syntaxe, la ponctuation, la typographie. C’était “Monsieur espace-non-sécable”. A chaque fois que j’écrivais un billet (et à une époque c’était souvent !) il repassait derrière, rajoutait des espaces non-sécables, enlevait ou rajoutait des tirets, corrigeait mes fôtes. Il m’avait fait changer la police du blog pour une “sérif”. “Tu comprends, quand le texte est long à lire, il faut que la police soit sérif”. Bien monsieur.

Nombreux sont ceux qui se sont fait allumer après un commentaire, non pas forcément pour la teneur du commentaire lui-même, mais simplement parce qu’ils avaient oublié un tiret, une virgule, ou ajouté un “s” superfétatoire. Ben ouais, il était comme ça.

Nous étions allés ensemble à Paris, invités par le journal Marianne, à l’époque où ils avaient besoin de nous. On avait rencontré l’équipe de l’époque (notamment le patron, Philippe Cohen, autre victime du cancer disparu récemment et prématurément), et un paquet de blogueurs vedettes. Certains avaient même cru que SuperNo, c’était lui !

Touchatout travaillait à son compte. Il s’occupait de la version française d’un magazine d’électronique néerlandais. Ca tombe bien, il avait habité aux Pays-Bas, et il était électronicien. C’était aussi le roi du gadget. Tout le monde se souvient de l’un de ses favoris, un émetteur qui arrivait à brouiller le réseau téléphonique sur une bonne distance, et qu’il utilisait discrètement dans le train dès qu’une conversation déplaisante arrivait à ses oreilles, se délectant de l’incompréhension et des mimiques du casse-couilles coupé dans son élan blablatique et ainsi rappelé de force à la bienséance.

Parmi ses particularités, il possédait un taxi anglais. Ca lui allait bien. Il lisait des tas de bouquins en anglais, et et a été membre de la “dream team” qui a monté le site banksters.fr (un peu en sommeil en ce moment, ça va peut-être revenir…). Et au caricatures planplan de Plantu, Il préférait celles du Sud-Africain Zapiro.

A Metz, c’était un militant assidu. De Gauche, écolo, décroissant. Il était aussi un fidèle du blog de Fabrice Nicolino. Il ne ratait aucune conférence, aucune projection de film militant. Il fréquentait le Café-Repaire et les Amis du Diplo. Discret, d’une culture exceptionnelle, il possédait un humour pince sans rire très apprécié. Et il était fana de contrepèteries et de pataphysique. Avez-vous entendu quelqu’un d’autre employer les mots “luthomiction” ou “coproclaque” ?

Sa dernière blague, il l’avait faite il y a deux semaines à l’hôpital, alors qu’il était déjà cloué sur son lit, incapable de se déplacer seul. En voulant attraper quelque chose, il s’était tordu l’épaule et était tombé du lit, se retrouvant par terre sans pouvoir bouger, dans l’obscurité. Il a donc attendu que quelqu’un vienne lui porter secours. Mais personne n’est venu, à part une envie de pisser de plus en plus pressante. Farfouillant avec sa main, il est tombé sur la télécommande de la télé. Lui qui ne la regardait jamais, il l’a donc allumée, et a monté le son au maximum. Une télé qui braille dans une maison de repos, en principe ça aurait dû attirer du monde. Ben là, non. Fouillant encore, il trouve le téléphone portable que sa famille lui a confié. Il déteste ce genre de gadget, mais, là, pas le choix. Et il compose… le 18, et appelle les pompiers ! Et là, après avoir eu toutes les peines du monde à convaincre le planton qu’il ne s’agissait pas d’une plaisanterie de sale môme, il a donné son nom, l’adresse de l’hôpital, son numéro de chambre, et a attendu que le personnel, prévenu immédiatement, accoure affolé le délivrer de sa fâcheuse posture. Il nous racontait ça en se marrant.

Moi je n’ai plus envie de me marrer. Il n’avait que 66 ans. Son vrai nom, c’était Jean-Paul. Le gouvernement, le MEDEF et les banksters se réjouissent, en voilà un qui n’aura pas coûté un centime aux caisses de retraite puisqu’il travaillait encore tout récemment.

On l’a déjà vu avec Reiser ou Desproges (pour ne prendre que deux exemples parmi des millions d’autres), le cancer manque singulièrement de goût pour choisir ses proies. Faites-vous dépister, bordel ! Et surtout profitez de la vie, ça peut manifestement être court.

Condoléances à Mireille, sa femme que je connais à peine, à sa famille.  Et que ceux qui lisent ce billet fassent circuler le triste message…

[PS : oui, Touchatout, je sais, à peine t’es parti que c’est déjà le bordel, “In memoriam”, c’est une locution latine, donc en italique… En même temps va mettre de l’Italique au milieu d’un titre de WordPress, toi...]

12 réflexions sur « En souvenir de Jean-Paul Brodier »

  1. Merci de ce témoignage. C’est tout à fait lui. JPB a été une rencontre marquante pour moi, à la fin des années 80. Il m’a mis le pied à l’étrier en informatique, en me confiant un ordinateur portable et une version de WordPerfect… en néerlandais. Rien ne lui était impossible, et on était rapidement convaincu soi-même que le ciel seul était la limite. Grâce à lui je suis passé du monde étroit de l’enseignement à l’univers excitant de la petite entreprise : la plus belle section de ma vie. Farewell, Jean-Paul!

  2. J’oubliais : il aimait qu’on le surnomme Daniel Düsentrieb (ou Gyro Gearloose), car il avait tout de Géo Trouvetou. Votre titre lui est fidèle. Nous embrassons Mireille et Mariline, et tous ses proches.

  3. Oui, « putain de cancer », tout est dit. Combien de temps encore l’Humanité (comprendre ceux qui ont le pouvoir) fera l’autruche devant cette maladie environnementale…

  4. Bien que ce soit la première fois que j’entende parler de « Touchatout », je suis très ému par les récits de sa brutale fin de parcours. RESPECT.
    J’ai presque 20 ans de plus et me demande ce que je fais encore là sur terre, oublié pour le moment par ce maudit « crabe »…
    J’ai perdu ma compagne « crabée » (elle avait 49 ans) il y a 30 ans – n’en suis toujours pas remis. Une demie-douzaine de mes proches (familiaux ou amis) en sont morts, ma jeune sœur en est malade…
    « Putain de cancer » et « putain de civilisation de traviole », tout est dit.
    Tant qu’on le peut, on se bat !!

  5. Oh Rem*, quelle tristesse de te croiser ici, dans ces circonstances…saloperie de crabe tu l’as bien dit. Je connaissais surtout touchatout par nos traductions communes (et les échanges véhéments qu’elles généraient) sur banksters, mais quel talent ! quelle perte….quelle injustice…

  6. Un mot pour Jean-Paul Brodier.
    Je lui dois l’obtention de ma maîtrise: qui d’autre que lui aurait pu s’occuper de relire, fignoler et mettre en page ces quelques kilomètres d’obscur commentaire littéraire en anglais, et de soigner les petits nerfs de son auteur en parlant toujours d’autre chose, toujours d’ailleurs?
    Ce soir encore, post mortem, je découvre à travers lui l’existence de ce blog et de la communauté d’esprits au sein de laquelle il évoluait: Jean-Paul continue à tisser des liens. Il va tellement nous manquer.
    Je pense très fort à Mireille.

  7. C’est en rentrant de voyage , aujourd’hui, que je viens d’apprendre cette terrible nouvelle.
    Jean Paul me laisse le souvenir d’un homme bon, généreux, agréable avec un humour à la Desproges. Le temps passé avec Jean Paul au sein d’une association qu’i présidait, a été un très grand moment de plaisir et de construction mutuelle.
    Il est parti… Je pense à sa famille.

  8. En même temps qu’il nous gave avec ses OGM, Monsanto nous empoisonne avec ses pesticides puis nous soigne avec ses médicaments… visiblement ça fonctionne bien, puisque le cycle correspond juste à celui de notre vie « active »…Peut être va-t-il falloir arrêter de chercher comment soigner cette maladie mais davantage pourquoi on devient malade…
    Affectueusement, de la part d’un autre touchatout…

  9. Récits et témoignages très touchants au sujet de cet homme que je n’ai pas eu le chance de connaître et qui inspire l’admiration.
    En effet, la maladie frappe partout et cela nous paraît être une immense injustice.

  10. Bel hommage de SuperNo. Ceux qui ont connu jean-Paul Brodier sont de grands chanceux. Continuez à le faire vivre dans vos pensées et vos actions.

    Celui ou celle qui a hérité de l’émetteur qui brouille le réseau téléphonique a également bien de la chance… On ne peut pas avoir les plans ?

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