Bronner au si joli temps du choléra

Je dois dire que j’en ai bien ri, avant d’éprouver des sentiments très divers, dont l’ahurissement est l’un des moindres. Il se trouve que le personnage principal de l’histoire racontée plus bas par le journaliste du Monde Stéphane Foucart était opposé – c’est le mot juste – à moi dans une récente émission de France Inter (http://www.franceinter.fr/emission-service-public-le-principe-de-precaution-peut-il-etre-pris-avec-precaution). Gerald Bronner est sociologue. J’imagine qu’il a lu tous les livres sur le phénomène de la rumeur, et le rôle décisif du « désir de croire » dans la propagation des fausses nouvelles. Mais lisez donc ce texte de Foucart, qui vient de sortir.

Le chlore au temps du choléra

Un survivant du tremblement de terre boit de l'eau d'un puits à Port-au-Prince, le 30 octobre 2010.

Les écologistes ont encore frappé. Leur dangereux « précautionnisme » fait de terribles ravages, jusque dans la manière dont les autorités gèrent des crises sanitaires graves, comme l’épidémie de choléra qui a frappé Haïti fin 2010. Dans l’île caribéenne, déjà meurtrie par le séisme de l’été précédent, on aurait, semble-t-il, laissé des Haïtiens mourir en masse pour cause d’aversion irrationnelle pour les « produits chimiques ». Voilà ce que l’on peut déduire de l’anecdote rapportée par le sociologue Gérald Bronner (université Paris-Diderot), dans un entretien accordé à L’Opinion et publié fin septembre : les autorités chargées de la gestion du choléra en Haïti auraient retardé l’utilisation d’un désinfectant aussi banal que l’eau de Javel pour préserver, au péril des populations, la rivière charriant l’agent pathogène – le vibrion cholérique.

L’histoire, brièvement rapportée dans le quotidien libéral, est consignée dans le dernier livre de M. Bronner (La Planète des hommes. Réenchanter le risque, PUF, 156 p., 13 euros), l’un des plus fervents et médiatiques pourfendeurs du mouvement environnementaliste et du principe de précaution. « Parmi les forces de l’ONU venues prêter main-forte [après le séisme], il se trouvait des Népalais, écrit le sociologue. Le choléra n’existe pas en Haïti, en revanche il perdure au Népal. Certains des habitants de ce pays sont des porteurs sains, et il s’en trouvait parmi les troupes qui apportaient leur aide. Bientôt les eaux courantes furent contaminées, et les premiers cas mortels apparurent. »

C’est ensuite que les choses se gâtent. « Il y avait une solution simple pour éviter l’hécatombe : traiter les eaux avec de l’eau de Javel, poursuit l’auteur. C’était sans compter la ronde des atermoiements précautionnistes. Fallait-il le faire, compte tenu de la mauvaise réputation de l’eau de Javel ? Cette hypothèse fut évoquée, des comités se réunirent pour délibérer sur les dangers supposés de cette utilisation… En l’occurrence, il fallut attendre 5 000 morts et un article de la revue Science qui tirait la sonnette d’alarme, pour qu’on en revienne à des considérations sensées. On purifia les eaux avec de l’eau de Javel et l’épidémie s’interrompit. »

UNE COMPLÈTE AFFABULATION

L’accusation est d’une gravité inouïe et justifierait amplement des poursuites pénales contre les membres de ces « comités ». D’ailleurs, ces fameux cénacles émanaient-ils des autorités locales ? De l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ? Et quel est cet article de Science, qui parvint à éteindre cette folie ? L’histoire ne le dit pas. Et elle ne le dira jamais, car elle est une complète affabulation.

Certes, l’épidémie est bel et bien partie d’un camp de casques bleus népalais, après la vidange de leurs latrines dans l’Artibonite, le fleuve qui traverse l’île. Mais rien n’étaye le scénario d’un atermoiement criminel dans l’utilisation de produits chlorés pour juguler l’épidémie. Sollicitée par Le Monde, la meilleure source possible sur le sujet – l’équipe d’épidémiologistes qui a identifié l’origine de la contamination – confirme le caractère fantasmagorique de l’édifiante histoire.

De plus, les documents de l’OMS et de l’Unicef montrent que l’une des mesures mises en œuvre dès le départ de l’épidémie a précisément été l’utilisation et la distribution de divers produits chlorés. Nul atermoiement, nul « précautionnisme mortifère », selon l’expression de M. Bronner. Interrogé, le sociologue reconnaît l’erreur et, beau joueur, remercie Le Monde de l’avoir portée à sa connaissance.

Quant à sa source… Il s’agit, dit-il, du chimiste Bernard Meunier, vice-président de l’Académie des sciences. De fait, on retrouve cette fable en avril 2013, sous sa signature, dans la revue de l’Association française pour l’information scientifique (AFIS). Avec, en prime, quelques détails croustillants. « Principe de précaution oblige, de nombreux responsables, entourés de bouteilles d’eau importées, ont voulu protéger les populations haïtiennes (…) des dangers de l’eau de Javel et des produits chlorés », écrit-il. Les Khmers verts sirotaient donc leur eau minérale, pendant que périssaient des milliers d’Haïtiens…

Contacté par Le Monde, M. Meunier n’a pu produire aucune source étayant ces affirmations. Mais, bardée de la caution du grand chimiste, l’histoire a surgi dans Valeurs actuelles, Le Figaro, sur des sites Web tenus par la filière des pesticides, et… le dernier livre de Gérald Bronner.

«LE BIAIS DE CONFIRMATION»

L’histoire pourrait ne valoir qu’un haussement d’épaules ou un rectificatif. Elle mérite, au contraire, toute notre attention. Car elle illustre la force du « biais de confirmation » – cette tendance à croire sélectivement tout ce qui confirme nos convictions et nos préjugés – dont sont fréquemment victimes des personnalités du monde académique, dès qu’il s’agit d’environnement. De telles légendes, qui faussent et empoisonnent les débats sur la place de l’homme dans la nature, se forgent souvent dans le chaudron de la blogosphère, circulent sur la Toile, et il suffit qu’une autorité scientifique les reprenne à son compte pour qu’elles deviennent une forme de vérité. Sur le climat, sur les liens entre santé et environnement, sur l’agriculture, des fables de cette sorte sont légion, parfois mobilisées dans les plus hauts lieux de savoir.

Nul n’est à l’abri. Pour s’en convaincre, il suffit de se souvenir que Gérald Bronner lui-même avait fait du « biais de confirmation » l’un des sujets de son précédent ouvrage (La Démocratie des crédules, PUF, 2013), qui décortiquait et moquait la crédulité des foules et des médias devant l’offre informationnelle pléthorique du Net. Mais il n’est, après tout, pas interdit à un sociologue de devenir son propre sujet d’étude.

 Stéphane Foucart
Journaliste au Monde

18 réflexions sur « Bronner au si joli temps du choléra »

  1. Et puis j ai vendu ma voiture, voilà décidé, enfin fait me voici piéton, ou plutôt cycliste. C est sur comme cela on réfléchit à deux fois à ses déplacements et on comprend tout à coup qu’une virée indispensable à grande dépense de co et autre peut aisément être repoussée à plus tard voir annulée au profit d’une bonne pause derrière un bouquin. Bref voilà, à vous …

  2. « devenir son propre sujet d’etude »… Qui ne le fait pas, au moins de temps en temps, ne peut pretendre faire de la science.

    En tout cas, cet article fait beaucoup remonter « Le Monde » dans mon estime!

  3. « Valeurs actuelles », « Le Figaro »… depuis longtemps (et pour toujours !) rangés au rayon des torchons indécrottables. Cette note le confirme encore et c’est bien logique qu’un Gérald Bronner s’éclate dans cette presse bling bling…

  4. Très intéressant. Reste à distinguer entre le « biais de confirmation » et la volonté délibérée de nuire… Qui peut savoir ?

  5. Il y a une chose que je ne comprends pas: ont-ils vraiment versé de l’eau de Javel dans la rivière plutôt que de récupérer de l’eau dans des citernes dans lesquelles on pouvait mettre de la javel sans risque ? Si c’est le cas, bonjour l’impact sur la faune et la flore.
    Le texte « les autorités chargées de la gestion du choléra en Haïti auraient retardé l’utilisation d’un désinfectant aussi banal que l’eau de Javel pour préserver, au péril des populations, la rivière charriant l’agent pathogène – le vibrion cholérique » n’est pas clair là-dessus

  6. je crois que ce sociologue Gérald Bronner peut aller rejoindre le club de claude Allègre… »les ringards absolus du siècle dernier »….qui hélas ont bonne presse…..tout ce qui attaque les mouvements environnementaux est bon à prendre!

  7. Merci pour ce livre incroyable. Je croyais en savoir pas mal au sujet des pesticides après avoir lu « Pesticides, un scandale français » plus les diverses publications sur la question. Là, on est décoiffé dès les premières pages !
    Pour se désintoxiquer de ces horreurs, au cas (bien improbable) où vous n’auriez pas vu ceci sur les loups, je vous envoie le lien :

    When They Brought These Wolves Into The Park, They Had No Idea This Would Happen

  8. Gérald Bronner n’est pas un vrai sociologue (et surtout pas un épistémologue !). C’est un lobbyiste franc-maçon qui agit sur commande. Nous en avons eu maintes exemples ces dernières années.

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