Madame Theo Colborn vient de mourir

Theo Colborn était l’un des grands personnages de mon Panthéon personnel, et comme je viens d’apprendre sa mort, je suis encore sous le choc. Née en 1927, elle allait avoir 88 ans. Zoologiste, formidable fouineuse, géniale tisseuse de liens, de fils et de causalités, elle avait compris avant tout le monde qu’une nouvelle menace pesait sur la vie des êtres. Ce qu’elle allait appeler, en 1991, avec une poignée d’amis méconnus, les perturbateurs endocriniens. Je n’ai guère le goût ce soir d’aller plus loin, et je me permets de glisser ci-dessous quelques lignes de mon livre, Un empoisonnement universel, passage dans lequel je raconte la renversante épopée du groupe de Wingspread. Si elle pouvait m’entendre, si elle peut m’entendre, je veux lui dire combien je pense à elle.

Cela n’a (presque) rien à voir. Ce matin, à 8 heures, la radio publique France-Inter ouvre son journal sur une prise d’otages à l’autre bout de la planète. Ces gens-là refusent quantité d’informations sur la crise écologique, au motif rigolo que ce serait trop anxiogène pour leurs chers auditeurs. Et les font flipper des journées entières à propos d’histoires sans nulle signification particulière. Car quoi ? Un siphonné joue les suicidaires dans un bistrot des antipodes, et il faudrait pratiquement arrêter de respirer. J’attends, sans le moindre espoir, de voir la place qui sera laissée, dans leur si vaste cimetière des chiens, au décès de Theo Colborn, héroïne de l’humanité.

Extrait

L’Américaine Theodora Colborn, née en 1927, est zoologiste. À la fin des années 80, Theo participe à la rédaction d’un livre sur les Grands Lacs américains (Great Lakes, Great Legacy, 1990). Le livre n’a rien de révolutionnaire, qui dresse la liste des problèmes habituels : les zones humides sont sacrifiées, les lacs les plus petits meurent lentement sous les pluies acides, les PCB et le DDT continuent d’empoisonner les écosystèmes, les moyens de dépollution sont trop faibles.

Rien de révolutionnaire ? Si, précisément la contribution de Theo, qui a découvert ce que personne n’avait encore considéré. Dans un entretien passionnant  donné au site américain Frontline, en février 1998, elle explique en quoi a consisté sa contribution au livre. Après avoir rassemblé toute une littérature scientifique dispersée dans quantité de revues, elle constate qu’« aucun [des signataires de ces articles] ne savait ce que l’autre était en train de faire ». Personne n’avait songé à faire une synthèse utile de tant de recherches. Combien de graves problèmes restent dans les limbes de la conscience collective, faute d’avoir rencontré leurs découvreurs ?

L’Histoire s’est arrêtée à Wingspread
En dressant des listes d’animaux grâce à des feuilles de calcul du genre Excel, Theo réalise que la plupart de ceux qui vivent autour des Grands Lacs ou dans leurs eaux ont des problèmes. Ici, les populations déclinent, là elles disparaissent, ailleurs elles ont des difficultés à se reproduire. Des jeunes naissent avec des défauts congénitaux. Les poissons ont des thyroïdes malades. Les oiseaux mâles ne défendent plus le nid contre les prédateurs. L’ensemble des symptômes observés ont un point en commun : ils signalent un désordre du système endocrinien. Ce dernier est formé de glandes qui secrètent des hormones permettant ou régulant la croissance, la reproduction, le métabolisme, la glycémie, la pression artérielle. C’est donc peu de dire qu’il se trouve au cœur de nos fragiles organismes. Theo dira plus tard : « Mais c’était incroyable ! Et bien sûr, la chose la plus importante est que le cancer n’était pas le problème ». En effet, jusque-là, le cancer était considéré comme la menace suprême, sinon unique. Cette fois, « autre chose » apparaissait sous le regard des scientifiques.

Theo réalise qu’elle est en face d’une gigantesque énigme. Que faire ? Mais alerter le monde, bien entendu. Le livre sur Les Grands Lacs est publié en 1990, et dès juillet 1991 – on ne perd pas de temps -, elle réunit en urgence 21 collègues. Où ? Dans une salle obscure – le Wingspread Conference Center – de la petite ville de Racine (Wisconsin). L’Histoire ne choisit visiblement pas les lieux où elle a décidé de changer son cours. Les trois jours du Wingspread Center – du 26 au 28 juillet 1991 – resteront un moment authentique de la si profuse aventure humaine. Et d’autant peut-être que les scientifiques présents, s’ils sont excellents, demeurent des inconnus. Outre Theo, on trouve rassemblés toxicologues, zoologistes, anthropologues, biologistes, endocrinologues. Et même un professeur de psychiatrie, Richard Green. Les universités où ils travaillent n’ont rien à voir, au moins sur le plan de la notoriété, avec Harvard, Princeton et Yale. Et pourtant ! Cette improbable équipée va couvrir de honte ces innombrables scientifiques de la place, qui cherchent et trouvent sans jamais réussir à nous apprendre l’essentiel.

À lui seul, le thème de la rencontre apparaît, un quart de siècle plus tard, prophétique : Chemically Induced Alterations in Sexual Development : The Wildlife-Human Connection. Autrement dit : Les modifications dans le développement sexuel provoqués par la chimie : la connexion entre l’Homme et la faune. L’énoncé du problème, tel que décrit par les participants de la rencontre, est limpide : « De nombreux composés libérés dans l’environnement par les activités humaines sont capables de dérégler le système endocrinien des animaux, y compris l’homme ».
Fin de l’extrait

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Sur le site de Tedx (ici), l’ONG qu’elle avait fondée.

Theo Colborn, 1927–2014

theo-final

©2014 Julie Dermansky for Earthworks

If you ever had the chance to meet her, even once, you knew Theo Colborn. She didn’t have a single hidden agenda. Her commitment to uncovering the truth was out there for the world to see.

For nearly 30 years she dedicated herself to revealing the dangers of endocrine disrupting chemicals to wildlife and humans. More recently she alerted us all to the threats posed by chemicals associated with oil and gas development. She wove the two together beautifully in her statement The Fossil Fuel Connection, which she worked on until the day she died.

Theo’s visionary leadership and passion shone most brilliantly when she made direct connections between new ideas, scientists whose work confirmed them, impacted individuals, and people in positions to change what needed changing. She will be remembered for many generations to come, generations that she worked tirelessly to protect.

Theo often feared that we had already passed the tipping point — that our intelligence and compassion had been so compromised by endocrine disruptors that we could no longer think our way out of the crises we had created.

As the living embodiment of her legacy, we at TEDX say, “No. It is not too late. There are people out there who ‘get it’ and who care — a lot of people — and we won’t let you down Theo.”

— From the Staff and Board of Directors of TEDX

 

Theo’s family has requested that in lieu of flowers, donations be sent to TEDX.

21 réflexions sur « Madame Theo Colborn vient de mourir »

  1. Merci . Tout simplement merci. Pour ce que vous diffusez habituellement et pour cette info sur Théo et ses compagnons. A l’occasion malheureusement de sa disparition.

  2. Ce matin, à 8 heures, la radio publique France-Inter ouvre son journal sur une prise d’otages à l’autre bout de la planète. Ces gens-là refusent quantité d’informations sur la crise écologique, au motif rigolo que ce serait trop anxiogène pour leurs chers auditeurs. Et les font flipper des journées entières à propos d’histoires sans nulle signification particulière. ..
    bel argument à utiliser !
    rien entendu sur la marée noire au bangladesh , non plus

  3. Merci pour cet hommage à cette grande dame dont hélas, vous avez la perte est passée sous silence par les médias dominants trop occupés par les Nabila et autres Valérie. Gageons aussi qu’elle ne sera pas décorée à titre posthume comme Christophe de Margorie mais elle aura marqué un grand nombre d’entre nous par son inlassable travail scientifique et le courage de ses engagements.

  4. Mais si, l´histoire de la prise d´otage en Australie a une signification bien définie et un lien avec la dévastation de notre maison. Ce fait divers tragique (je rappelle que des gens sont morts et que si l´un d´entre vous était directement concernés, il réagirait différemment, alors un peu d´empathie, SVP !), ce fait divers donc, est un exemple de plus parmi des millions, de la folie meurtrière de l´être humain, de sa violence, qui, dans notre petit quotidien riquiqui, peut prendre des formes très banales mais n´en est pas moins dangereuse, un exemple de son instinct de domination, de son incapacité fondamentale à vaincre son égoïsme et à prendre conscience du fait que les ravages irrémédiables infligés à l´ensemble de la planète sont les conséquences directes, les prolongements de ses délires. Tant que ceci ne sera ni compris, ni accepté, ni intégré au plus profond de son être par chacun d´entre nous, l´anéantissement général se poursuivra.
    Les grandes religions monothéistes (bien sûr construites de toute pièce par l´homme pour l´homme) nous ont placés au sommet de la pyramide, et malheureusement cette croyance mortifère dans un mythe complètement mégalomane a la vie dure. Si l´homme ne change pas, les combats pour préserver ce qui peut encore l´être sont perdus d´avance. Et les travaux de scientifiques d´exception comme Théo Colborn (merci de me l´avoir fait connaître) ne recevront jamais la réponse qu´il mériteraient.

  5. Comme je préfère que ce soit toi qui m’apprenne la nouvelle.
    Un grand vide, sidéral, un de plus.
    Je réfléchissais récemment à une liste de ces personnes, mes références, mes maîtres à penser, soit disparues, soit très âgées, et personne à l’horizon pour reprendre fondamentalement la relève dans leur domaine. Ou bien l’émotion m’aveugle.
    N’est-ce pas aussi le signe de l’appauvrissement d’une forme d’intelligence, de vision du monde ?
    Donc si vous avez des noms à proposer c’est le moment. Parce que là, tout de suite, je pleure.

  6. Fabrice, merci de nous informer inlassablement de nos vrais eclaireurs, la plupart inconnus de moi!

    Marie, il y a peu de choses sur la maree noire au Bangladesh, effectivement, a part un bon article du Monde et quelques autres ici et la, y compris dans « The Hindu » le plus gros quotidien en Inde. Un commentaire interessant d’un lecteur, (publie avant le drame de ce matin au Pakistan) et qui fait comme echo a Fabrice Nicolino: « A quoi sert le South Asian Association for Regional Cooperation (SAARC)? Que valent les discours sur l’histoire partagee des pays du quasi-continent Indien alors que New Delhi demeure etonnament silencieux? Il est bien d’etre attentif aux evenements de Sydney. Mais il serait peut-etre utile d’accorder une attention prioritaire a ce qui arrive pres de chez nous »

    http://www.thehindu.com/sci-tech/energy-and-environment/bangladesh-launches-campaign-to-clean-up-sunderbans-oil-spill/article6689136.ece

  7. @Chaperon rouge
    Je ne saurais que te conseiller d’aller sur le site du LAMS et de visionner une vidéo ou deux de JC Bourguignon, qui n’a pas sa langue sans la poche pour botter les fesses des lobbies de l’industrie agro, c’est avant tout un scientifique, son langage est clair et ça te redonnera j’espère un peu de courage….
    Sinon, pour revenir aux travaux de cette regrettée personne, et pour me faire -momentanément- l’avocat du diable, je me demande pourquoi l’homme, étant au bout du bout de la chaîne alimentaire, et donc stockant la totalité du merdier environnant (perturbateurs endocriniens, métaux lourds, résidus cancérigènes variés)sur une durée de vie conséquente, pourquoi donc l’homme n’est pas plus atteint que ça, comparé aux batraciens, baleines, insectes et mammifères de tout poil, par des malformations et autres tares variées…
    Fabrice, dans son dernier livre, nous explique que malgré tous nos efforts, nous mangeons, respirons et buvons de la crotte +/- diluée, ce que son travail porte à croire de façon claire et indiscutable, mais si la conséquence est d’avoir un cancer de la prostate à 80 ans, qui sera éradiqué d’un petit coup de rayons gamma, alors le combat est perdu d’avance….

  8. hors sujet, bien que…
    j’ai entendu l’émission de France Culture où tu as débattu ce mardi soir sur l’industrie de la chimie,
    je sais il y a trop à dire en trop peu de temps mais essaies de glisser quelque chose sur les nanoparticules qui en plus d’être chimiques, posent d’autres problèmes du fait de leurs tailles,
    merci

  9. Theo Colborn aura au moins été épargnée par cette nouvelle : l’Europe abandonne ses projets de lutte contre la pollution pour favoriser l’emploi…

    http://www.lemonde.fr/pollution/article/2014/12/16/la-commission-europeenne-devrait-abandonner-les-paquets-air-et-economie-circulaire_4541368_1652666.html

    Objectif : avoir (peut-être) un emploi et mourir (certainement) d’un cancer. Ah, mourir en travaillant, quel bonheur ! Cela rejoint les innombrables billets où Fabrice dénonce nos dirigeants qui n’ont rien à carrer de l’environnement. Le pire dans l’histoire, c’est qu’ils n’ont toujours pas compris que l’environnement créait de l’emploi !

  10. @Bakoko34, l’homme est omnivore, et n’a donc pas le régime alimentaire des rapaces, félins, cétacés, ours blancs, qui sont en bout de chaîne alimentaire pour tous leurs aliments, il est donc moins touchés que ces derniers. Et parmi la population humaine, les gros mangeurs de viande, sont plus touchés.

  11. Le cas des amphibiens est différent, il faut aussi tenir de la destruction de l’habitat de moins en moins de mares qui ne s’assèchent pas avant la fin de la métamorphose, des routes meurtrières et de grandes surface agricoles à traverser sous la vue des prédateurs au cours des migrations, de plus ils semblerait que ces derniers soient plus sensibles aux mutations.

  12. Bakoko34,j’ai dans mon entourage deux cas de bébés,enfants d’agriculteurs, nés avec des malformations liées aux produits chimiques.
    En 1976 , une petite fille née sans bras ni jambe d’un côté du corps, et dans les années 80, un petit garçon né sans rein,ni testicule d’un côté du corps.Je ne sais pas si cela continue dans les campagnes,apparemment, cela semble s’être calmé.Ceci pour vous dire qu’il n’y a pas que les vieux qui sont atteints.
    Merci à Théo Colborn.

  13. pas grand chose non plus sur les grèves générale en belgique et en italie! toujours cette p de manipulation anti islam! seule boussole médiatique ! ce matin bourdin a été jusqu’ à citer un entretien de zemmour à la presse italienne; chose qu’il ne fait jamais; citer la presse étrangère; mais là il ya avait zemmour et encore du venin sur l’islam (par ricochet)

  14. Il y a une dizaine d’année (à peu près) JM Pelt commentait ainsi une information scientifique que les les américains avaient mise sous embargo depuis les années 70 : les crocodiles de louisiane changeait de sexe sous l’influence des pesticides… Et non sans humour, si je me souviens bien, il avait évoqué l’hypothèse que les grands mouvements de défense de l’homosexualité américaine (gay pride) aurait pu avoir pour origine l’impact des pesticides sur le genre humain – Je n’en sais rien mais je trouve l’hypothèse suffisamment iconoclaste pour me faire marrer !

  15. Oui, « De nombreux composés libérés dans l’environnement par les activités humaines sont capables de dérégler le système endocrinien des animaux, y compris l’homme ». Comme quoi, l’homme, en plus d’être destructeur, est suicidaire..

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