Voir Naples et s’enfuir (le nez bouché)

J’ai tout de même eu un (petit) sursaut. Silvio Berlusconi, président du Conseil italien, a annoncé ce mercredi 21 mai 2008 que les décharges napolitaines allaient devenir des « zones militaires » et qu’elles seraient donc protégées par qui de droit. Des soldats en armes pour garder des ordures, il faut bien reconnaître que l’image a toutes chances de rester.

D’une manière générale, le spectacle en cours ne plaît guère : Naples devient malgré elle le symbole d’un monde. Nous ne contrôlons plus rien : la merde, le rat et la ruine menacent le jour, on se croirait dans un (mauvais) film de science-fiction. Dans cette ville si belle, qui fut si belle quand la Méditerranée existait encore, on se bat à coups de couches-culottes crottées, de restes de repas, de bidons rouillés et de bouteilles en plastique. Les incendies du coin de la rue éclairent le crépuscule des sacs éventrés.

On voit bien, il faudrait être aveugle, la marche en avant irrésistible du progrès et du bien-être. Jadis, quand la machine n’avait pas réglé tous les problèmes de l’homme, des gens aussi ignorants que Pline l’Ancien, né en 23 après J.-C., pouvaient écrire une monumentale Histoire Naturelle en 37 volumes, sans même solliciter Internet.

Je vous jure que c’est vrai : sans Internet. Dans le livre III de cette Histoire-là, on peut lire quelques notations sur la Campanie, la région de Naples, et c’est affreux à ne pas croire. En latin, cela donne ceci : « Hinc felix illa Campania, ab hoc sinu incipiunt vitiferi colles et temulentia nobilis suco per omnes terras incluto atque, ut veteres dixere, summum Liberi Patris cum Cerere certamen ». Ce qui veut dire à peu près que lorsqu’on arrive en Campanie, bénie des dieux, à partir du fameux golfe appelé de nos jours de Naples, « commencent les collines couvertes de vignes et la griserie bien connue à travers le monde entier que nous donne leur illustre nectar ». Quelle horreur, non ?

Un siècle plus tard, Florus, un Berbère devenu historien romain, découvrant les mêmes lieux, en rapporte une vision presque identique : « Omnium non modo Italiae, sed toto orbe terrarum pulcherrima Campaniae plaga est. Nihil mollius caelo: denique bis floribus vernat ». Ce qui signifie que la Campanie n’est pas seulement la plus belle région de l’Italie, mais du monde. Que son ciel est le plus doux. Que le printemps y fleurit deux fois. Oh l’imbécile !

Un tel individu serait aujourd’hui embastillé par la police berlusconienne, et ce serait justice. Car que faire d’un fou dans un pays qui a fermé ses hôpitaux psychiatriques ? La terre a tourné sur elle-même tant de fois que la Campanie en est morte, tout banalement. Mais les Napolitains n’ont pas été mis au courant, et réclament encore cinq minutes au bourreau.

Que veulent-ils réellement, au bout du compte ? Que la fange disparaisse, évidemment. Qu’un bon génie vienne ôter de leur vue la crasse du vaste dépotoir qu’est devenue la ville. Il serait un brin facile de les moquer, car après tout, sommes-nous seulement différents d’eux ?

Nous ne voulons pas davantage voir nos innombrables déjections. Et comme eux, nous prions les camions de fuir au plus vite en direction des décharges et des incinérateurs. Tant que tout paraît se dissoudre, ailleurs, plus loin, sans laisser de trace trop visible, nous acceptons. Les emballages, ce plastique qui nous tuera fatalement, l’obsolescence organisée autant qu’accélérée de tous les objets disponibles. Que meurent les engins, les portables, les bagnoles, les chaussures, les micro-ondes, et qu’ils rejoignent au plus vite la tombe universelle.

Nous en sommes à ce point de l’histoire où tout peut continuer encore un peu. Quelques années, une poignée de décennies peut-être, qui sait ? Mais Naples est le seul message authentique qui nous parvienne de l’avenir. Et que nous adresse le passé, d’ailleurs.

17 réflexions sur « Voir Naples et s’enfuir (le nez bouché) »

  1. « Chaque civilisation a les ordures qu’elle mérite » a écrit un certain Georges Duhamel, écrivain français aujourd’hui décédé. J’ajouterai que la façon dont nous traitons nos ordures est symptomatique de notre époque. Quant à la composition des dites ordures, cela nous fait plus que réfléchir sur l’avancement de notre glorieuse société…

    Voir Naples et pourrir…

  2. Les Napolitains défaisant les containers pour éparpiller les ordures en signe de protestation montrent que le Progrès généré par la Kroissance peut conduire les individus dépossédés du sens de la vie à des régressions scatologiques.
    On zappe des émeutes de la faim à la guérilla des poubelles. Entre les deux le Marché. J’entendais hier sur une radio de service public que la solution serait de transporter tous ces déchets en Allemagne. En voilà une solution écologique ! Et les coter en Bourse, non ? Ce à quoi vous avez échappé : les convoyer vers le Sud pour les faire bouffer aux émeutiers.
    Ca me rappelle « L’île aux fleurs », un court métrage brésilien atypique de 12 minutes qui dénonce l’économie de marché pendant qu’une partie de la population meure de faim. Si vous ne connaissez pas , à voir ici :
    http://www.dailymotion.com/video/51109

    Et pendant que je rédige ces lignes, j’apprends sur les ondes la nomination par Berlusconi d’un Secrétaire d’état aux déchets. Son nom passera peut-être à la postérité comme celui du préfet Poubelle.

  3. Oups ! Je me suis laissée emporter par un subjonctif intempestif. Restons sobre, surtout concernant le fait que la population « meurt » de faim.

  4. Et pourtant, les italiens ont de bien belles usines pour traiter les déchets sans les incinérer.
    J’en ai visité une en Allemagne cet hiver, notre association a été invitée par le constructeur italien (charmant) et le concessionnaire français à voir ce nouveau procédé.
    Ils aimeraient en mettre une dans notre région du Sud Ouest, et en premier lieu, tentent de convaincre les asso écolo…..
    c’est une presse extrudeuse, comme un énorme presse-aïl qui sépare la partie fermentescible des poubelles . Cela produit ensuite du méthane qui est transformé en électricité, laquelle sert à faire tourner l’usine.
    Le reste est revendu.
    le plastique est stocké en ballots en vue de le « valoriser » un jour..
    Les fermentescibles après méthanisation sont transformés en un « compost » qui a l’air bien mort, et qui je pense contient quelques métaux lourds.
    Mais aucune odeur nulle part !

  5. M.Nicolino, avez-vous été à Naples récemment? moi oui et s’il y avait des déchets, détritus, poubelles à l’extérieur de la ville, le centre assez grand, était clean. Autre chose, à la fin 2007, une grande fête 100.000 personnes la nuit, sur une place pour le passage à l’an 2008: le lendemain: tout était nickel.
    Autre chose que je ne comprends pas, on dit que incinérér les ordures pollue l’air, à Naples au moins, l’air n’est pas pollué par cela, au moins.
    Autre chose comment la maffia peut-elle s’enrichir avec ces déchets puisque, si j’ai bien compris, il parait q’elles s’entassent, ne sont donc pas gérées, par définition ..Dans l’histoire l’Italie a été un laboratoire et en pointe sur de nombreux points, on va voir comment ils vont résoudre ce problème. Faisons leur confiance, ils ont fait preuve de grand génie dans l’histoire et y a pas de raison que ce peuple de génie ait disparu…Par ailleurs faire un tour dans le gard et le vaucluse et voir comment tout est mort, bien plus qu’en Campanie

  6. Pour Marie,

    Que voulez-vous que je vous dise ? Que nous ne sommes pas d’accord ? Eh bien oui, c’est un fait, nous ne sommes pas d’accord. Vous pensez que l’Italie trouvera des solutions, comme d’autres pensent que le monde passera au travers de l’orage biblique qui s’annonce. C’est bien votre droit, et d’une certaine façon, je vous envie.

    Concernant l’incinération, je crois que vous ne connaissez pas très bien le dossier, ce qui n’est pas bien grave. La réalité est hélas très inquiétante, et sachez qu’une pollution gravissime peut rester invisible.

    À propos de la mafia enfin, la Campanie assiste en ce moment à une révolte contre sa gestion des déchets depuis des décennies. Les mafieux ont ouvert un si grand nombre de décharges illégales, très profitables pour eux, que la campagne en est pleine. Si l’on voit un tel blocage, c’est que les gens n’acceptent plus les « règles » imposées par la Camorra, la mafia locale. Et du coup, celle-ci laisse s’entasser des ordures qui ne sont plus assez « rentables ».

    Le génie italien, dites-vous ? Hum. Bien à vous,

    Fabrice Nicolino

  7. je comprends marie car j’aime terriblement l’Italie , et naples et son histoire . Mais c’est vrai qu’hélas, la Campanie est devenue une carricature aux traits défigurés de la bétise de notre monde .
    J’avoue que je les fais, moi, les poubelles, et sans honte . j’estime même que c’est un devoir, puisque les gens n’échangent plus ce qui leur appartient et préfère jeter pour racheter, je vais me servir . J’ai trouver entre autre des vasques de lavabos neuves, des chaises neuves, des jouets valant même cher , neufs, tous mes pots de fleurs, ect . oui c’est un devoir de réutiliser plutôt que d’acheter encore et encore du plastique neuf, du bois de forêts décimées, et les colles qui vont avec et qui coûtent si cher en fabrication et donc en petrole .
    Nous sommes riches de façon inimaginable, et nous continuons à réclamer toujours plus en enfants gâtés . Léonnard de Vinci disait : « ne pas prévoir, c’est déjà gémir » . je ne comprends pas le manque de réactivité de mes contemporains . avant d’en venir à la guerre des couches, il fallait inover en adulte, réinventer, écouter et se solidariser . que l’entourage est mou, mou , mou !

  8. un petit rappel qd même: l’Italie n’ pas voulu d’ OGM il faut qd même bien le mettre en avant, de plus les paysans italiens peuvent encore vivre sur des petites surfaces, ce qui n’est plus le cas de la France livrée aux gros business agroalimentaire…Il faut qund même souligner tout çà, avant l’apocalypse! Je ne connais pas le dossier incinérateur, c’est vrai, mais je me renseigne et le peu que je sais c’est que cela peut générer un grosse nuisance, même invisible puisque dégagée dans l’air est la fumée de la combustion. Est-ce que je me trompe? Maffia et décharge: j’aimerais bien avoir une explication bien précise car je n’ai toujours pas compris en quoi ils s’enrichissent avec les ordures, et qui les paye. Je maintiens que dans l’histoire l’Italie a été très créative de multiples solutions, et que nonobstant les turbulences qui s’annoncent cela reste valable, il faut toujours se reférer à l’histoire..Connaissez-vous Wu ming? et les guerilla gardening?

  9. Vous êtes européen du nord, vous avez aimé l’idée de posséder (ou louer) un riad au coeur de la médina de Marrakech, vous adorerez pour vos prochaines vacances, celle d’un loft ou duplex à Napolicentre historique.
    Des pans entiers de ses si « pittoresques » quartiers populaires sont à vendre : « vendesi », « vendesi », quartieri spagnoli surtout mais aussi Sanità, Spaccanapoli. Et on sent les promoteurs à l’affût, surtout murer les portes au moindre départ,tout faire pour rendre invivables ces quartiers aux rues étroites pour le « popolino » des chômeurs bien souvent, en surnombre effectivement, qui a l’audace de s’accrocher, de prétendre vivre ici. Qu’il aille au diable le popolino, qu’il dégage du centre ! Qu’il décampe hors de vue, au bout de la circumvesuviana, pourquoi pas à Pozzuoli, ancienne capitale de la pouzzolane trésor pour les BTP et les fosses septiques, décor de cimenterie pour celui qui y passe sans compter les rifiuti disséminés à grande échelle depuis des années (par la camorra). Le popolino donc fait de la résistance, ne s’éclipse pas assez vite, voilà les tas d’ordures qui s’amoncellent, les odeurs nauséabondes, les rats, la menace sanitaire (certains qui ne manquent pas d’humour vont demander à la Suisse l’exil sanitaire) d’autres(?) mettent le feu, déclenchent des bagarres…alors là c’en est trop, l’opinion internationale est alertée, prise à témoin, il faut sévir : la prison pour les fauteurs de trouble. »Carcera per chi provoca disordini » la sentence est tombée.
    La ville sera nettoyée, à une époque nous en France on disait élégamment « karshérisée », Silvio est confiant : « Napoli tornerà a fiorire ».
    Oui Naples est la métaphore de ce qui nous arrive mais ce sont les plus pauvres qui encore et toujours en font les frais, les premiers et de la manière la plus absolue. Les gens le savent ils ne sont pas dupes, d’où ces révoltes, j’ai vu l’été derniers sur les murs de Naples des grafitti que seule la décence m’empêche de vous rapporter ici mais qui ne laissaient aucun doute sur le problème qui éclate aujourd’hui.
    Sur le fond Fabrice a mille fois raison, mais je comprend aussi Marie on a envie de voir Naples refleurir vite parce qu’on aime cette ville. Berlusconi l’a bien compris et…nous voilà piégés, il faut y réfléchir.

  10. « Napule mille colori, Napule mille puzze… »
    Comme Jardin, je me demande tout en connaissant un peu la réponse.

  11. Pour érpondre à Marthe
    Nice, Marseille, Avignon, les centre de ces villes ont été vidées de leur petit peuple et ont été vendues à qui pouvait les acheter..et Paris!! années 70 et le gâchis des halles Baltard(à l’époque je courais, avec quelques autres en sabots (rouges) pour éviter les flics et empêcher (dérision!) la démolition des Halles Baltard et leur transformation en galeries commerciales. Ces manifs n’ont servi à rien les belles Baltard ont été démolies et remplacées par des boutiques. Alors Naples à côté y a de la marge! Via Roma (je crois) il y a encore ces magnifiques grandes galeries de verre qui datent du 19 ème siècle et il n’est pas question de les démolir! sans compter le reste…

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *