C’est l’heure

Je vous mets ci-dessous le texte que j’ai écrit pour Audrey Vernon et la soirée de Reporterre (voir l’article précédent). C’est comme ça, je n’y peux rien.

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C’est l’heure, et il n’y en aura pas d’autre. Je veux dire : c’est l’heure, et quand elle sera passée, elle ne reviendra pas. On aime bien comparer l’époque aux plus sombres du temps humain. Et quoi de plus insupportable que la Seconde guerre mondiale ? Un empire totalitaire, tueur de tant de juifs et de tant d’autres hommes, y fut vaincu grâce à l’abomination stalinienne. Le rapprochement se comprend, mais il est absurde.

Nous vivons bel et bien un moment unique, unique depuis qu’Homo habilis, il y a près de deux millions d’années, a ouvert notre chemin. Tout au long de cette aventure inouïe, l’espèce aura constamment avancé. Découvert puis conquis des déserts chauds, des déserts froids, des îles lointaines, des forêts profondes, des marais, des montagnes puissantes comme des plaines immenses, chevauché la mer, chevauché les airs et la terre, chevauché cette vie qu’elle comprenait si mal.

Dumas, notre génial Dumas lui-même, écrivait dans son Grand Dictionnaire de Cuisine, à la fin du 19ème siècle, ces mots saisissants : « Dans un cabillaud de la plus grosse taille (…), on a trouvé huit millions et demi et jusqu’à neuf millions d’œufs. On a calculé que si aucun n’arrêtait l’éclosion de ces œufs et si chaque cabillaud venait à sa grosseur, il ne faudrait que trois ans pour que la mer fût comblée et que l’on pût traverser à pied sec l’Atlantique sur le dos des cabillauds ».

Le cabillaud, pour ceux qui l’ignorent, c’est la morue, poisson si abondant, si généreux, qu’il a fait d’innombrables fortunes du haut de la Norvège jusqu’au pays des Basques. Et nourri son monde pendant des siècles. Dumas, mon si cher Dumas du Comte de Monte Cristo retrouvait, avec la confondante naïveté de son siècle, l’image de cette corne d’abondance nourrissant si bien Zeus lui-même. La mer ainsi que ses poissons n’avaient ni début ni fin.

En 1993 pourtant, le Canada fut contraint d’adopter un moratoire sur la pêche à la morue, jetant des dizaines de milliers de personnes au chômage. Les si fabuleuses réserves du Labrador et de Terre-Neuve étaient bel et bien épuisées. Un quart de siècle plus tard, malgré plusieurs annonces précipitées, la morue n’est pas revenue. Les hommes, comme Dumas en son temps, sont des adeptes de la pensée magique, et mécanique. Beaucoup croient, quand ils y pensent quelquefois, qu’il suffit d’appuyer sur un bouton pour ramener la lumière. Mais un écosystème qui s’effondre meurt, et il se moque de nos si petits désirs et volontés.

Au fond, malgré le déni qui frappe tant des nôtres, nous sommes de plus en plus nombreux à savoir l’essentiel. La route suivie depuis deux siècles et demi – les grands débuts de la révolution industrielle – n’est qu’une terrible impasse. Il ne restera bientôt plus rien qui vaille d’être défendu. Les oiseaux, les primates nos frères, les papillons, les grenouilles, les abeilles nous quittent en masse, sans esprit de retour. La mer est devenue un taudis où l’on navigue au milieu de l’immondice et du plastique. Ses équilibres, vieux de millions d’années, ont été rompus en un siècle de pêche industrielle. La forêt brûle, partout. Le sol, ce badigeon fertile sur quoi tout repose, est attaqué par le sel et l’érosion – deux phénomènes désormais liés aux activités humaines -, empoisonné en profondeur par la déferlante mondiale de la chimie de synthèse. Nous ne serons plus épargnés. Le climat, dont la stabilité relative a permis l’émergence des civilisations historiques, menace de dislocation nos si fragiles édifices. Et la faim, cette horrible compagne, ne manquera pas d’être plus massive quand nous serons dix milliards, quand certains mangeront de la viande et des ortolans tandis que d’autres compteront leurs morts. C’est triste ? Oui, c’est triste. C’est tragique ? Oui, c’est tragique.

Mais moi qui vous ai mis en garde contre les comparaisons hasardeuses, je vous dois ma petite vérité personnelle. Je suis le fils d’un ouvrier communiste, et j’ai été élevé dans le culte de la résistance antifasciste. Celle des Manouchian, celles des maquis. À huit ans, je lisais et chantais à tue-tête – 3 000 fois, 25 000 fois ? Le Chant des Partisans, écrit sur un bout de carton qui a fini par se désagréger au bout des doigts.

Nous vivons tout autre chose, mais nous ne pourrons compter que sur la force morale prodigieuse des combattants de 1940, de 1941, de 1942, de 1944, de 1945. J’entends encore les mots d’un des couplets : « Montez de la mine, descendez des collines, camarades!/ Sortez de la paille les fusils, la mitraille, les grenades ». Il ne s’agit pas pour moi d’un chant de guerre, mais d’un appel à l’action immédiate. Et de tous, bien au-delà de nos divergences. J’ai lu ces dernières années Alias Caracalla, splendide livre de souvenirs de Daniel Cordier, qui aura bientôt 98 ans. En 1940, il n’est qu’un pauvre crétin royaliste, antisémite, nationaliste enragé. Il va devenir le secrétaire de Jean Moulin dans la clandestinité, bravant tous les risques, sortant des Enfers en sachant qu’il n’y a qu’une humanité, et une seule.

J’ajoute volontiers : et une seule Terre. Assurément, il faut sortir de la mine et descendre des collines, camarades humains. Et ne plus regarder en arrière, car derrière brûlent nos vaisseaux. On ne peut plus reculer, on ne peut plus que se battre. Pour un, pour tous, pour tout ce qui est vivant. Char : « hâte-toi de transmettre/ta part de merveilleux de rébellion de bienfaisance ». Et puis : « tu as été créé pour des moments peu communs ». Et encore : « si tu rencontres la mort durant ton labeur/reçois-là comme la nuque en sueur trouve bon le mouchoir aride ». Qui aime la vie pour de vrai ne saurait redouter la mort.

6 réflexions sur « C’est l’heure »

  1. Oui, c’est l’heure! Et comme tu le répètes, nous avons besoin de tous. Cette insistance avec laquelle tu nous rappelles que chacun est indispensable, que même un ancien « crétin royaliste et antisémite » peut changer et faire des choses que personne d’autre n’a pu faire, que même sous la terreur de l’abomination stalinienne les Russes ont quand même vaincu le nazisme (c’est-à-dire qu’ils ont en fait vaincu les deux), et que nous n’avons pas le luxe de refuser l’aide même du plus banal et apparemment insignifiant « joueur de pétanque », que nous sommes tous, à notre manière, dans les yeux de quelques autres, qui se croient, souvent à raison d’ailleurs, plus intelligents que nous, bref cette chaleur et cette confiance que tu as, me fait du bien, comme je crois a nous tous.

    Bien sur l’intelligence n’est pas ce qui nous manque. C’est autre chose. Une phrase de Hervé Kempf me revient sans arrêt en tête depuis que je l’ai lue dans « Tout est prêt pour que tout empire »: Croire ce que l’on sait. C’est une prière en fait. De quelle religion je ne sais pas. Mais ce n’est pas une injonction, pas une demande, pas un souhait. Une vraie prière. Que l’espace entre ce que nous aimerions être et ce que nous sommes en réalité, ce gouffre, que nous le franchissions.

    Que nous ne nous contentions pas de « savoir ce que nous croyons », routine si agréable, mais que nous osions croire ce que nous savons.

    Et cela, comme tu nous le rappelles tout le temps Fabrice, on n’y arrive pas tout seul. On a besoin de s’aider les uns les autres, on a besoin de tous, et aussi de la terre et de tous ses êtres.

    1. Pourquoi ça bouge si peu, alors que nous sommes nombreux ? Sommes-nous trop timides, trop cachés, si peu désirables, ou changer fait-il si peur ?
      Quel bonheur pourtant de redécouvrir ce que mes parents avaient découvert il y a plus de 35 ans. La vraie convergence des luttes/ Que pour éviter la construction d’une centrale nucléaire (Fessenheim), il fallait devenir décroissant, vivre simplement, manger bio, cultiver son jardin et ne pas aller au supermarché. Le bonheur.
      Je ne comprends pas pourquoi toutes les mères ne se lèvent pas d’un seul bloc pour dire : « STOP, je ne veux pas que mon enfant meure ». J’ai protégé mes enfants des pesticides, et de plein d’autres saloperies, je milite, je me bats pour leur environnement, comme mes parents l’ont fait lorsque je n’étais encore qu’une génération future. Protéger son enfant commence dès avant la naissance et se continue jusqu’à ses premiers envols seul. Je n’ai ainsi pas compris pourquoi tous les parents du périscolaire que je dirigeais il y a 10 ans ne soutenaient pas la mise en place de repas bio. Depuis, ils en sont revenus au traiteur de base, et je fais du maraichage.
      Pourtant, Etienne Chouard disait que certains préféraient regarder les vidéos des petits chats plutôt que le plan C.
      Tellement plus rassurants.
      On avance trop doucement. Trop tard pour la « gentille transition ». Est-ce encore l’heure, dis Fabrice ?
      (K)assandre

  2. Pourquoi ça bouge si peu, alors que nous sommes nombreux ? Sommes-nous trop timides, trop cachés, si peu désirables, ou changer fait-il si peur ?
    Quel bonheur pourtant de redécouvrir ce que mes parents avaient découvert il y a plus de 35 ans. La vraie convergence des luttes/ Que pour éviter la construction d’une centrale nucléaire (Fessenheim), il fallait devenir décroissant, vivre simplement, manger bio, cultiver son jardin et ne pas aller au supermarché. Le bonheur.
    Je ne comprends pas pourquoi toutes les mères ne se lèvent pas d’un seul bloc pour dire : « STOP, je ne veux pas que mon enfant meure ». J’ai protégé mes enfants des pesticides, et de plein d’autres saloperies, je milite, je me bats pour leur environnement, comme mes parents l’ont fait lorsque je n’étais encore qu’une génération future. Protéger son enfant comment dès avant la naissance et se continue jusqu’à ses premiers vols seuls. Je n’ai ainsi pas compris pourquoi tous les parents du périscolaire que je dirigeais il y a 10 ans ne soutenaient pas la mise en place de repas bio. Depuis, ils en sont revenus au traiteur de base.
    Pourtant, Etienne Chouard disait que certains préféraient regarder les vidéos des petits chats plutôt que le plan C.
    Tellement plus rassurants.
    On avance trop doucement. Trop tard pour la « gentille transition ». Est-ce encore l’heure, dis Fabrice ?
    (K)assandre

  3. Bonjour Fabrice, bonjour à tout(e)s…
    Merci Fabrice pour ces mots justes et éloquents…
    Bonne journée à toi et tou(te)s !

  4. Apparemment, malgré les protestations des avocats, de l’Acipa, de nombreux architectes et de bien d’autres, les forces de l’ordre vont déloger les zadistes.
    On oublie que sans eux l’aéroport aurait détruit le bocage de Notre Dame Des Landes…
    Que faire ?
    A part hurler ?

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