Noir Canada (l’or a la couleur du sang)

Vous savez qui ? Murray Bookchin. Né en 1921, mort en 2006, Bookchin est un penseur écologiste réputé sur le continent américain. Je l’ai lu, j’ai du moins lu certains de ses textes, et nul doute que ce vieux libertaire a réfléchi à la crise de la vie sur terre. En 1989, l’association new-yorkaise Learning Alliance avait organisé un long débat entre Murray et Dave Foreman, tenant de la deep ecology, cette écologie profonde qui met en question la place prééminente de l’homme, au détriment des autres espèces.

Un beau débat, en vérité. Deux extraits, si vous le permettez. Le premier de Murray, dont de nombreux parents ont été exterminés par les nazis, et qui s’interroge sur la misanthropie de certains écologistes : « Soyons réalistes, une telle misanthropie fait surface au sein de certains cercles écologistes. Même Arne Naess admet que de nombreux écologistes profonds “parlent comme s’ils considéraient les humains comme des intrus dans une nature merveilleuse” ». À quoi Dave Foreman répond : « Je suis profondément préoccupé par ce qui arrive aux gens de par le monde. Cependant, à la différence de beaucoup de gens de gauche, je suis également préoccupé par ce qui arrive à un million d’espèces sur la planète, espèces qui n’ont pas demandé à être touchées par la catastrophe écologique ».

Comme vous voyez, le propos est vaste et fait penser (In Quelle écologie radicale, coédition Silence et ACL, 1994). Si je vous parle de Murray ce vendredi 13 juin 2008, c’est parce que son éditeur canadien, Écosociété, est dans la peine. Faible mot en vérité pour désigner l’embrouille dont la maison d’édition est la victime. Mi-avril, malgré des pressions considérables, elle publie un livre dur, Noir Canada, pillage, corruption et criminalité en Afrique écrit par Alain Deneault et quelques autres. Le livre évoque sans détour l’attitude de transnationales canadiennes de l’or, notamment en République démocratique du Condo, l’ancien Zaïre.

Je n’ai pas lu le livre, et ne peux vous en parler en détail. Mais voici ce qui s’est passé autour. La société minière Barrick Gold, sans avoir eu accès au texte, a décidé d’intimider ses auteurs pour que leur livre ne sorte pas. L’ouvrage ayant paru, Barrick Gold a déposé une plainte incroyable contre Écosociété, ce qu’on appelle là-bas une poursuite-bâillon, ou Slapp (Strategic Lawsuit Against Public Participation). Une Slapp n’a qu’un but, évident : faire taire. Et Barrick Gold, en conséquence, réclame à Écosociété 6 millions de dollars. Comme si cela ne suffisait pas, une autre transnationale, Banro Corporation, exige cinq millions de dollars supplémentaires. Au total, plusieurs dizaines de fois le chiffre d’affaires annuel de la maison d’édition.

Ce type d’affrontement entre (pot de) terre et (pot de) fer n’a rien de nouveau, mais en l’occurrence, l’enjeu est immense, immédiat, humain ô combien. Et pour revenir une seconde au débat entre Boockchin et Foreman, l’affaire pourrait réconcilier les deux points de vue écologistes. Car là-bas, on détruit non seulement la nature et la vie, mais aussi les hommes. Alain Deneault, auteur principal (ici), assure en défense de son livre que ses sources sont solides, et qu’il n’est pas question de reculer. Ce que je sais de mon côté, c’est qu’une exploitation ignominieuse des richesses de l’ancien Zaïre est bien en cours, et qu’elle est contrôlée par quantité de sociétés de notre Nord repu.

Or ce pays est le théâtre d’actes de guerre et de barbarie qui sont une honte absolue – une de plus – pour ce qui nous reste de conscience. Je vous renvoie à un rapport en français très complet de l’ONG Human Rights Watch, qui dit l’essentiel (ici). J’en extrais de manière arbitraire le morceau qui suit, qu’il faut lire les yeux ouverts. Car ce rapport est diplomatique, et se contente de suggérer ce qui arrive. Or, ce qui se passe là-bas, c’est la mort de tout et de tous, l’accaparement par les corrompus, les viols innombrables, le massacre, et pire même, je vous l’assure.

Lisez, lisons ensemble : « Suite à de précédentes tentatives pour entrer en contact avec le groupe armé UPC, les représentants d’AngloGold Ashanti ont établi des relations avec le FNI, un groupe armé qui contrôlait la région de Mongbwalu et était responsable de graves abus contre les droits humains dont des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. En échange des garanties offertes par le FNI sur la sécurité de ses opérations et de son personnel, AngloGold Ashanti a fourni un soutien logistique et financier – soutien qui a ensuite procuré des avantages politiques – au groupe armé et à ses responsables. La compagnie savait ou aurait dû savoir que le groupe armé FNI avait commis de graves abus contre les droits humains sur des civils et ne participait pas au gouvernement de transition.

En tant que compagnie affichant publiquement un engagement en faveur de la responsabilité sociale des grandes entreprises, AngloGold Ashanti aurait dû s’assurer que ses opérations se déroulaient précisément dans le respect de ces engagements et n’avaient pas un effet contraire sur les droits humains. La compagnie n’en a apparemment rien fait. Les considérations d’affaires l’ont emporté sur le respect des droits humains ». Mongbwalu, je le précise, est une ville du nord-est de l’ancien Zaïre, autour de laquelle sont des mines d’or.

Il n’y a pas de morale à une histoire comme celle-là, mais sachez qu’Écosociété a créé un site pour tenter d’empêcher le triomphe de l’industrie cannibale de l’or (ici). Cela vaut la peine d’aller voir.

4 réflexions sur « Noir Canada (l’or a la couleur du sang) »

  1. Avec des amis de l’Université du Vermont, on appelait ce genre d’histoire le symptôme révélateur d’une profonde culture de la mort, a culture of death. Vous le savez déjà ici, du point de vue du capitalisme d’état américain, aujourd’hui mondialisé, au Canada ou ailleurs, les ressources humaines, les ressources naturelles, c’est la même chose; leur exploitation, leur mort effective ou annoncée, ce n’est pas la conséquence mais la raison, la cause, l’impulsion initiale de ce capitalisme du désastre. Sa logique interne, en tout cas. Rapide rappel , si je peux me le permettre: cette idéologie est née en Europe, elle prend son essor aux Etats-Unis avec la violence d’une contradiction toute puritaine, cette idée qu’incarne la modernité, profondément nihiliste et destructrice, résumé ici par Russel Banks, que l’on peut sauver des gens (et par extension, la nature) en les tuant (du moins, par la souffrance et le sacrifice salvateurs:
    « L’américain authentique est quelqu’un de cynique, de matérialiste et d’avide (il cherche de l’or) et qui, pourtant, se sent investi d’une mission idéaliste, voire religieuse. Quand on se raconte un mensonge aussi gros et qu’on l’appelle « rêve », on finit par commettre des actes violents. C’est dans la psychologie humaine. Et si ce mensonge envahit la mythologie que défend notre peuple, alors nous sommes obliges d’agir violemment en tant que peuple. C’est exactement ce que nous faisons historiquement depuis le XVIème siècle, depuis que les premiers européens sont arrives sur la cote de Floride, de Virginie, de Nouvelle-Angleterre. Nous étions alors dans cette même position, à tuer des gens en prétendant le faire pour le bien, un bien supérieur. Pour leur propre bien. »
    Allo, l’Iraq ?
    Bookchin, hélas, je ne l’ai découvert que bien trop tard, quelques jours avant sa mort, sa « social ecology » m’avait de suite branché, sans doute parce que j’avais passé trop de temps entouré d’étudiants de la Cornell, branchés néo-ethnique et piercing certes, mais du coup d’inspiration très, très Deep Ecology, à qui je blaguais : « que s’ils trouvaient les êtres humains trop nombreux et bien, qu’ils se sacrifient eux mêmes les premiers, avant que tous ces malheureux noirs surpeuplant l’Afrique le fassent à leur place… ». (Mon humour n’étant pas très apprécié, j’ai été convoqué par quelques bonhommes en costard du haut politburo de l’académie : un étudiant avait déposé une plainte pour propos racistes et sexistes de la part du professeur Rosane. J’ai répondu, sans vraiment réfléchir, en reprenant une idée de John Cleese des Monty Python, « que si les américains étaient incapables de résoudre un différent sans avocat ni thérapeute, alors c’est qu’ils n’avaient jamais grandi, donc était incapables de se gouverner eux-mêmes, et donc que le pays devrait être restitué illico à l’Angleterre et que leur dite révolution était désormais révoquée. »)
    Mais pour revenir à nos oignons, au débat Bookchin-Foreman, perso, si ce que dit David Suzuki est vrai, « que nous SOMMES l’environnement » – « we are the environment, there is no distinction », alors protéger la nature tout en nous éliminant nous, ou une partie du moins, pour reprendre ces fameux écologistes dits profonds, devient encore une de ces paradoxes tout puritains qu’évoque Russel Banks, à savoir, un double-bind porteur d’une violence rare. Eliminer l’humanité pour un bien supérieur, ou imminent ? Peu importe. Sans le savoir, les deep, tout tatoués qu’ils sont, perpétueraient alors ce même racisme extrémiste, biblique j’ai envie de dire, très ancien testament finalement, et du coup assez génocidaire, qu’implique le sacrifice salutaire – sacrifice de l’autre, bien évidemment.
    D’ailleurs, c’est quelqu’un initialement issu de leurs rangs, l’anthropologue culturelle et eco-féministe géniale Carolyn Merchant qui l’a compris, et l’a écrit, dans « Reinventing Eden ». Ce bouquin, c’est de l’or, sans jeu de mot volontaire. C’est comme le White Diamond, le documentaire de Werner Herzog, je voudrais bien pouvoir vous l’imposer par la force, mais bon… je n’ai pas de quoi me payer de bons avocats.
    Osons ce gros mot qu’est l’amour
    Le très souillé washing raccoon

  2. Merci à David Rosane. C’est intelligent, juste, avec en plus un humour dont nous avons bien besoin. A propos des USA et de la religion, avez-vous vu la rencontre « amicale » entre Bush et le pape ? J’ai appris à cette occasion que les jardins du Vatican comprenaient une reproduction de la grotte de Lourdes… Heureusement que le ridicule ne tue pas !

  3. Barrick Gold ?

    ce sont les memes qui louchent sur une mine d’or sous un glacier a la frontiere entre le Chili et l’Argentine: Pascua Lama

    je vous laisse imaginer les soucis pour la vallee si le projet abouti …
    surtout que dans ce coin pas si loin du desert d’Atacama, la riviere issue du glacier est la seule source d’eau …

    http://www.reuters.com/article/marketsNews/idUSN0538242720080605

    pour l’instant ca coince au niveau des taxes entre les deux pays

    combien de temps reste t il la destruction de la riviere et de la vie dans cette vallee ?

    jg

    PS naturellement les experts promettent le develloppement ecomomique local et une pollution maitrisee …

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