Alexandre Issaevitch Soljenitsyne (In memoriam)

Qu’on se moque, tant pis ! D’ailleurs, nul n’est obligé de me croire. Hier matin, le dimanche 3 août donc, j’ai rouvert pour la centième fois fois un livre d’Alexandre Issaevitch Soljenitsyne. Il s’agissait d’une partie de ses souvenirs personnels, en l’occurrence Le Chêne et le Veau. Et je me réveille ce lundi en apprenant sa mort, il y a quelques heures, à Moscou. Je ne sais la signification de ce que je viens d’écrire, mais elle existe.

Soljenitsyne a compté dans ma vie davantage que la plupart. Bien davantage. Personne ne représente mieux pour moi l’idée que je me fais de la liberté humaine. Par précaution, je précise que je vois la lecture qu’on peut faire de la vie de l’écrivain. Oui, il croyait en Dieu. Oui, il croyait dans l’idée nationale, dont je me moque éperdument. Oui, il vivait en partie dans le passé fantasmé d’une Russie qui ne me touche d’aucune manière.

Je sais. Mais je sais surtout qu’il est l’auteur immortel de L’Archipel du Goulag, qui aura d’une manière certaine changé le cours de ma vie. Il me semble que chacun a son idée sur ce livre, que les jeux sont faits, et que tout commentaire sera superflu. Je ne m’arrêterai pas pour autant. Qui a lu les trois tomes de L’Archipel comprendra aisément, qu’il soit d’accord ou pas, ce que je vais écrire. Mais qui a lu ?

L’Archipel est une planète entière, construite à la pioche et à la truelle par Soljenitsyne. De mémoire, il a commencé d’en assembler le puzzle vers 1958, avant de l’achever en 1967. 227 zeks l’auront aidé au fil des années par leurs témoignages. Les zeks sont les prisonniers de l’univers concentrationnaire que décrit L’Archipel, les rouages, les grains sous la meule, les Ivan Denissovitch. Pendant des dizaines d’années, des millions de vies ont été broyées par le pouvoir soviétique, et pourtant, quand L’Archipel a paru, en 1973 (le premier tome), la plus grande part de la gauche française s’en foutait royalement. Et d’ailleurs continue.

Mais Soljenitsyne n’était pas comme les autres, qui avaient alerté parfois dès les années 20. Il était un écrivain prodigieux, il était lui-même un ancien zek, qui avait passé huit ans dans les camps pour une lettre de 1945 dans laquelle il se moquait de Staline, et que la censure avait ouverte. Je ne vais pas me ridiculiser en tentant je ne sais quel résumé. L’Archipel est l’un des plus grands livres de l’histoire des hommes. À la fois une oeuvre et un ton inimitables. À la fois un mausolée aux dimensions de l’abîme. À la fois un procès et une sentence historiques. Et surtout un cri, d’une puissance telle qu’elle ébranla le monde à jamais.

Je suis fier, je vous le jure, d’avoir été le lecteur enthousiaste et bientôt tourneboulé de ce chef-d’oeuvre. Au fil des ans, j’ai appris à connaître comme un frère Soljenitsyne. J’ai beaucoup lu ses livres, dont certains sont gravés. Dont d’autres m’ont déplu, inutile de le nier. J’ai calé devant Août 14, que l’écrivain tenait pour son opus magnum. Mais je n’ai jamais desserré le lien intime noué jadis avec l’homme. Il est impossible de dire l’admiration que j’ai pour lui, qui se leva contre un empire bureaucratique, et qui jamais ne se coucha devant ses sbires.

Il m’arrive parfois de rire, ici en France, quand certains qui me veulent du bien évoquent mon prétendu courage. Mais si, disent-ils, écrire des livres virulents, prendre position, cela nécessite bel et bien du courage, que vous le vouliez ou non. Et moi, si je ris, si je conteste aussi formellement que je le peux, c’est que je sais. Le courage, c’est lui.

En 1962, par la grâce toute provisoire de Khrouchtchev, Soljenitsyne est édité pour la première fois. Il devient le protégé d’Alexandre Tvardovski, patron de la revue littéraire Novy Mir. Sa carrière est comme faite. Membre de l’Union des écrivains, adulé en quelques semaines, il n’a plus qu’à se laisser porter par la vague des récompenses. Il vacille, quelque temps, assez pour se souvenir qu’il est un homme de près de 45 ans, qui a souffert les mille morts au camp, qui a miraculeusement réchappé d’un cancer à l’estomac en 1954, dans les steppes de l’Asie centrale.

Il vacille, se ressaisit. Et, sachant qu’il risque évidemment la mort – la vraie, pas nos simulacres occidentaux -, il défie la Grande Autorité, ce parti communiste de l’Union Soviétique devant lequel notre soi-disant intelligentsia parisienne se prosterne. Je ne peux raconter ici cette épopée, ce chant de gloire à la liberté. Et c’est dommage, car mon sang en bouillonne.

De droite, Soljenitsyne ? Mon Dieu, comme je m’en fous ! Nos petits marquis, nos hautes consciences morales de l’après-guerre ont presque tous applaudi aux grands massacres des hommes de là-bas. À commencer par ce Jean-Paul Sartre, récupéré depuis peu par Bernard-Henri Lévy, parce qu’il le vaut bien. Sartre serait un héros de la liberté, lui qui faisait du tandem en Auvergne avec Simone de Beauvoir, quand le sang coulait à O?wi?cim (Auschwitz). Sartre serait notre boussole, lui qui soutint successivement Staline, Castro et Mao. Et Soljenitsyne un panslave, un bigot, un ultranationaliste.

Je vais vous dire : à mes yeux, Soljenitsyne s’est trompé bien plus d’une fois. Mais jamais sur l’essentiel. Il fut et restera un homme droit et libre, fraternel, ennemi juré du dictateur et des aboyeurs. Pour affronter l’immensité de la crise écologique, nous aurons un besoin vital et permanent de cette force morale-là. Elle est rare, donc précieuse. Elle est si rare que, lorsqu’on la rencontre un jour, on doit à toute force s’incliner devant elle. Je le fais. Je pleure Soljenitsyne.

10 réflexions sur « Alexandre Issaevitch Soljenitsyne (In memoriam) »

  1. Nous pleurons, et en même temps nous sommes conscients que de tels êtres ne meurent jamais. Ils sont. ils sont nos éclaireurs pour l’avenir.

  2. Je rejoins Valérie : Alexandre Soljenitsyne n’est pas mort. Sa vie nous éclaire. Ses écrits nous apprennent. Ne pleurons pas cette « mort » qui pour moi n’est qu’un passage. Soyons heureux que cet homme ait pu être ce qu’il a été. Heureux pour lui et heureux pour nous qui pouvons nous inspirer de bon nombre d’attitudes de vie prises par cet homme de vérité et de courage. Tu m’as convaincu de courir chez mon libraire acquérir « l’Archipel du Goulag ». Merci d’avoir été ce relais et merci pour tes coups de coeur ainsi que tes coups de gueule !

  3. « Il fut et restera un homme droit et libre, fraternel, ennemi juré du dictateur et des aboyeurs. » et antisémite !!

  4. Nicolas,

    Quand on accuse un homme d’infamie, on le prouve. Montrez donc vos preuves, et cessez de colporter des ragots de seconde main. Soljenitsyne avait des rapports complexes et passionnés avec le peuple juif, mais IL N’ÉTAIT PAS ANTISÉMITE. Si cela dérange votre confort personnel, c’est tant pis.

    Fabrice Nicolino

  5. Fabrice, parmi vos lecteurs, il y a des ignards, comme moi. Notamment sur le cas Soljenitsyne. On trouve beaucoup d’infos peu développées sur le Net, qui effectivement nous disent qu’il était antisémite. ET d’autres qui nous disent que tout n’était pas si simple. A l’occasion, en quelques phrases, pourrais-tu nous éclairer un peu ?

  6. Hacène; Comme tout est souvent affaire d’interprétation, je pense que le meilleur moyen de se faire sa propre opinion, c’est de le lire (Soljenitsyne)

  7. le post est parti trop vite. je voulais terminer en disant que ça évite de trouver quelqu’un qui pense à votre place

  8. Effectivement ! Je ne peux qu’abonder… Mais comme on ne peut tout faire par soi-même, en procédant uniquement de la sorte, on passe nécessairement à côté de beaucoup de choses… Pour Soljenitsyne (les oeuvres complètes), je verrai peut-être ça après avoir fini l’étude d’une petite transition phytoclimatique, et d’autres choses…

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