Antonio Tabucchi, la beauté et la morale (tout se tient)

Vous connaissez Antonio Tabucchi ? Moi oui, un peu. C’est un écrivain italien, né en 1943, sous les bombes, dans un autre monde. J’ai lu de lui, je crois, La Tête perdue de Damasceno Monteiro, Piazza d’Italia, Requiem. Autant dire que je ne suis pas un spécialiste, seulement un admirateur occasionnel. J’aime chez lui sa langue simple mais profonde, aussi son immersion dans la culture portugaise, qui est son deuxième et même second pays, que je sache du moins. Il lui arrive d’écrire des livres directement dans cette autre langue de lui-même, comme Requiem. C’est dire. Ajoutons que Tabucchi connaît admirablement l’oeuvre de Fernando Pessoa, que je n’ai que peu fréquentée, mais qui envoûte ceux-là mêmes qui, comme moi, restent à ses marges.

Allons, Tabucchi. Cet homme déteste Berlusconi, et comment lui donner tort ? Moi qui vomis cet histrion, comment diable ne pas applaudir à tout rompre ?  Il y a quelques jours, le romancier a donné au journal Le Monde (ici) un entretien dans lequel il rappelle deux ou trois évidences. Évidences pour moi et quelques autres, de celles que l’on remâche en soi depuis des années, de celles qui finissent par énerver l’entourage à force d’être répétées. Parmi elles, ceci : « Depuis le début des années 1980, il y a eu sur les chaînes de télévision appartenant à Berlusconi un travail visant à abaisser le niveau esthétique…».

Et j’en suis bien d’accord. Des pays comme l’Italie ou la France ont vu la beauté reculer de manière spectaculaire. Je crois qu’il faut parler d’un affaissement. Pour ne rester qu’au seul domaine de la télévision, je rappelle sans insister – à quoi bon ? – que la défunte Cinq, télé de merde s’il en fut, a été créée en 1986 à Paris par Berlusconi, sur ordre de Mitterrand. Il est vrai que l’ami Silvio était alors proche du Président du Conseil italien Bettino Craxi, aussi socialiste que le fut Mitterrand. Craxi, cet immense corrompu qui dut achever sa vie en Tunisie pour échapper à la prison chez lui. La gauche française n’aime guère qu’on lui rappelle que c’est elle, ELLE, qui a organisé des années de propagande en faveur de la Bourse et du capitalisme financier. Et il faudrait l’oublier ? Macache, comme on dit chez moi.

Je me suis égaré, pardonnez. Mon propos se voulait simple. La beauté est au centre, au coeur, elle lie le monde à nous. Si la crise écologique est à ce point douloureuse, c’est qu’elle est aussi une affreuse déchéance de l’harmonie, une plongée vertigineuse dans la laideur des plus extrêmes profondeurs. Tabucchi insiste, dans son entretien, sur une autre dimension de cet abaissement de normes qu’on a pu croire universelles. Des philosophes comme Jankélévitch ou Ricœur «  insistent sur la portée ontologique du beau : l’esthétique doit être liée à l’éthique. L’importance du beau n’est pas seulement dépendante de l’objet lui-même, mais de sa portée morale et sociale ».

Comme c’est vrai ! Comme il est vrai que la beauté est aussi une éthique ! Et, je l’ajouterai, un engagement. Oui, voir le beau quand il est là, sentir la laideur où qu’elle soit, quel que soit son accoutrement, c’est un engagement majeur. Sortir de la crise écologique, chercher au moins une voie qui nous permette d’espérer en sortir un jour, commande de proclamer la beauté. Elle est première. Elle doit rester première.

16 réflexions sur « Antonio Tabucchi, la beauté et la morale (tout se tient) »

  1. La beauté, en Italie, c’est, entre autres, même si c’est central, les paysages, naturels ou travaillés, et la compacité des villes et villages anciens, qui sont chacun un trésor.
    Berlusconi n’a pas seulement fait rentrer la vulgarité cathodique dans chaque foyer italien. Il a bâti sa fortune sur la promotion immobilière de zones pavillonnaires. La « citta diffusa » salope l’Italie, comme elle salope la France (j’oubliais, défendre les paysages et la nature, c’est conservateur). (La France est quand même vraiment en avance).

    A noter que le passage de la promotion immobilière de pavillons au média télévuel tout puissant rappelle une autre « success story » du business, en France cette fois. Au pouvoir par parrain interposé…

  2. en « avance » (c’était ironique) sur l’Italie au niveau de l’étalement urbain, de l’extension es zones pavillonnaires, de l’artificialisation des sols, etc.

  3. il ya des hommes qui sont dans la lumière,et cela réconforte.mais il faudras une révolution de l’ethique,des mentalités,réfléchire un peu.

  4. Fernnando Pesoa; qu’elle belle référence.

    Cela fait une bon moment; que je me pose la question de l’atteinte de notre démocratie par nos artistes! L’atteinte du patrimoine que nous ont laisser ceux du passé m’attriste…

    Un artiste a tendance à stigmatiser l’absurde de son époque…Que son oeuvre soit belle ou non au regard de celui qui lui est donner de « voir »…C’est une question de phylisophie que nous discuterons encore longtemps.

    L’art est toujours récupérer par la propagande du momment; avec un nivellement par le bas…C’est là qu’on peut juger de l’état d’une démocratie…

    On doit donc se poser la question sérieusement; à une époque où dans de nombreux pays; l’art n’est plus enseigner aux enfants au profis du sport…Et où un artiste pour suvivre doit insérrer des logos publicitaires dans ses oeuvres…

  5. Le site du Monde, quel bordel. Pour l’instant il subsiste du journalisme entre les pubs. Est-ce de la soft-berlusconisazzione?

  6. et surtout lire « Sostiene Pereira » publié en 1994.

    Entre Tabucchi et Pessoa il y a l’intimité du traducteur et de l’auteur.

    Sur le fond, éthique de l’esthétique, c’est aussi mon credo.

  7. excuse-moi Fabrice, mais je ne te suis pas lorsque comme exemple de disparition de la beauté tu prends l’Italie.. et la France.. parle-moi de l’Espagne et de son tourisme de masse merdia, ok, mais enfin l’italie pour l’instant n’est pas trop touchée, je trouve, enfin pas au point de la citer en illustration de ton propos…et aussi touchée que les autres pays d’europe dés lors qu’ils sont envahis par la voiture

  8. Marie,

    Mais cela vaut pour le monde entier ! J’ai parlé de l’Italie parce que Tabucchi y est né. Et de la France pour la raison que j’y vis. La laideur est désormais une maladie universelle. Il ne s’agit pas d’un concours, de toute façon. La laideur, comme la beauté, est. On ne la découpe pas en compartiments. Enfin, c’est ma vision. Je suis à peu près sûr que nous sommes d’accord.

    Bien à toi,

    Fabrice Nicolinio

  9. Merci pour le lien du Monde, l’article est très intéressant.
    Certains commentaires de l’article du monde, par des pseudos ou noms à consonance italienne font par contre pleurer …
    Sur la politique italienne, il m’arrivait parfois de taquiner gentiment mes connaissances outre-alpines, mais je ne le fais plus depuis Le Pen au second tour des élections, (et les connaissances en question m’avaient gentiment renvoyé la balle), encore moins depuis 2007.
    A la fois par peur d’incompréhension, et puis parce qu’on n’a plus de leçons à leur donner.
    On y vient gentiment, par petites touches, à la « française » …

  10. et la laideur a encore gagné du terrain en Italie ces derniers jours avec l’exil de l’écrivain Roberto Saviano pour échapper à la Camorra.
    Commentaire d’Antonio Tabucchi (AFP) « En 2001, un ministre de Berlusconi [le ministre des transports Pietro Lunardi] avait déclaré qu’il fallait vivre avec la mafia, c’est apparemment plus facile pour un ministre que pour un écrivain »

  11. Ce texte rend clair comme de l’eau de roche le lien qu’il y a entre nos sociétés d’apparences et la vulgarité que sème l’humain sur toute la planète. Il donne également tout son sens à l’expression « beauté intérieure », qu’elle soit individuelle ou collective, qui est présente – ou pas – en tous et en tout.

  12. La Beauté, c’est un sous-bois magnifique, c’est l’odeur de la terre après la pluie, les parfums de la forêt en été, c’est un faon que l’on rencontre à l’orée d’un bois, une fleur, une odeur, un son, une musique, se sentir minuscule devant la montagne et comprendre la grandeur de l’univers…

    La laideur, c’est la pelle mécanique, le bulldozer, l’immense mégapole, le béton, le macadam, le building, un stade, un parking gigantesque…

    Bien à vous tous…

  13. Magnifique Tabucchi. Il a mal à son italie, comme d’autres à la France, comme nous tous à la terre entière. Une priorité pour garder espoir face à tout ce qui arrive : se signaler les uns les autres nos occasions de croiser la beauté, qu’on y participe ou qu’on en soit simplement témoin.
    Je m’éloigne prochainement de la France pour un bon moment, je vais être témoin justement des beautés et des laideurs du monde. Je lirai autant que possible ce blog et vos commentaires (pas quotidiennement comme à l’accoutumée)et je, ou plutôt nous témoignerons des choses vues sur un blog aussi. Nous partons, attirés par les beautés du monde, et pleins de colères aussi envers tous les acteurs de la destruction. Qu’allons nous trouver? Une chose est sûre, on va mettre les médias en sourdine et ouvrir les yeux, les oreilles, les sens.

  14. « Panem et circenses », ce n’est pas nouveau, hélas, mais les moyens dont disposent les exploiteurs divers et variés sont bien plus considérables qu’à l’Antiquité, d’où cette déculturation progressive, massive, via médias interposés – ne pas oublier cette fameuse phrase attribuée à Göring : « Quand j’entends le mot culture, je sors mon revolver ! ».

  15. « Dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la beauté…Toute la place est pour la beauté »

    Le cerveau, plein à craquer de machines, pourra-t-il encore garantir l’existence du mince ruisselet de rêve et d’évasion? L’homme, d’un pas de somnambule, marche vers les mines meurtrières, conduit par le chant des inventeurs ».

    René Char (1907-1988).

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