Quand pleurer fait du bien (sur un film)

Je viens de regarder un film qui m’a fait pleurer. C’est rare. Cela m’arrive, car je suis émotif, mais c’est rare tout de même. J’ai donc pleuré en voyant le documentaire de Christian Rouaud, qui s’appelle Les Lip (l’imagination au pouvoir). Pour je ne sais quelle obscure raison, je l’avais loupé au moment de sa sortie en 2007.

Je suis bien obligé de jouer les anciens combattants, et de raconter un peu pour les petits jeunes qui poussent derrière la porte. Le 17 avril 1973, la société de montres Lip, installée à Besançon, dépose son bilan. Nous sommes avant le choc pétrolier et le chômage de masse. Nous sommes avant l’usure affreuse des années 80 et du socialisme à la mode Mitterrand. Les ouvriers existent encore comme force sociale et politique respectée, et le souvenir de 68 demeure incandescent.

Ces ouvriers se lèvent, dont beaucoup sont des ouvrières. C’est une insurrection pacifique, presque toujours pacifique. Elle devient vite grandiose. Non seulement les prolos occupent leur usine, mais ils remettent en activité des chaînes de montage, puis décident de vendre eux-mêmes les montres ainsi fabriquées. Le tout dans une illégalité totale. Le tout en multipliant les ruses pour échapper aux surveillances policières. Le tout en manipulant des sommes géantes pour l’époque, où l’on calculait encore en anciens francs.

Des centaines de millions de ces francs-là ont été cachés, comptés, distribués à la barbe de tous les pouvoirs locaux et nationaux. En ce temps-là, Georges Pompidou était président. Et Pierre Messmer, Premier ministre. On ne peut pas comprendre si on n’a pas vécu cela. Pompidou. Messmer. Dieu du ciel, ces gens-là ont réellement existé.

À Besançon, les Lip étaient rassemblés autour du slogan le plus fabuleux de l’après 68 : « On fabrique, on vend, on se paie ». Je me souviens d’être allé deux fois là-bas. La première en septembre 1973, pour une manifestation de  solidarité qui rassembla 100 000 personnes sous une pluie froide. Moi, je bouillais, j’étais au paradis. Moi, je venais d’avoir 18 ans.

J’arrête ici pour l’histoire, que tout le monde peut apprendre, devrait apprendre d’ailleurs. Je n’ai jamais oublié ces personnages de légende, qui sont pourtant des femmes et des hommes comme on en croise un peu partout sur le chemin. Et ces salopards, donc, m’ont fait pleurer. Merde, beaucoup. Je précise qu’on les voit fort peu en 1973 et 1974. Ceux qui sont interrogés ont trente-cinq ans de plus au compteur de la vie. Certains sont des vieux. Certains sont officiellement et légalement des vieux.

Dans le film, honneur aux dames, j’ai admiré pleinement Jeannine Pierre-Émile, entrée chez Lip en 1971, où elle est en 1973 déléguée du personnel. Mazette, quelle classe ! Quel ton ! Quelle joie dans le regard quand elle se penche sur le passé, sur cet interminable conflit qui dura tant d’années. On a envie de la serrer. Je le fais, je la serre.

Tous sont admirables. En tout cas, je les admire tous sans réserve. Mais je dois avouer que deux êtres me frappent davantage que les autres. Le premier est un curé, alors ouvrier chez Lip : Jean Raguenès. Il est lumineux, intelligent et ajoutons pour faire bon poids qu’il est un révolutionnaire. En 1973, c’est l’évidence même. Quand la caméra de Rouaud le retrouve au Brésil aujourd’hui, où il s’occupe évidemment des pauvres, il semble l’être encore. Il semble. On ne lui pose pas la question.

Il y a donc Raguenès, dont je n’avais pas mesuré, il y a plus de trente ans, la dimension bouleversante. Et il y a bien entendu Charles Piaget. Dieu comme cet homme a bien vieilli ! Je ne sais pas comment ce gars a fait, car il doit tourner autour de 80 ans, mais putain, quelle vaillance intacte ! Piaget est demeuré à mes yeux l’incarnation de mon rêve de jeunesse. L’incarnation du rêve de la révolution.

En 1973, Piaget est un syndicaliste, mais davantage encore un homme du peuple. C’est difficile à expliquer clairement. Il dirige, mais à sa manière. En maintenant perpétuellement la discussion. En écoutant. En entendant. En acceptant d’être remis en cause et d’être éventuellement minoritaire, en évitant à chaque pas d’offenser, en faisant du respect une valeur centrale. Mais dans le même temps, Piaget est aux avants-postes de la bagarre sociale. Il est radical, il attaque en son cœur le système capitaliste, il défend les contours d’une société qui serait gérée par les travailleurs.

Ça fait drôle, hein ? Une société dirigée par ceux qui la composent. Ça fait drôle, hein ? Bon, n’insistons pas. Les Lip, filmés par Rouaud, expriment une telle beauté profonde et collective que, trente-cinq ans plus tard, celle-ci irradie encore. Oh, tant ! Bien entendu, il y a mystère. Pourquoi ? Pourquoi diable là, et pas ailleurs ?

Je ne prétends pas détenir une réponse, mais j’ai néanmoins une idée ou deux. Dont la conviction qu’une alchimie psychologique s’est produite alors. Basée sur une rencontre improbable autant qu’imprévisible entre des êtres vrais. Les êtres vrais existent tout autour de nous, mais ils ne s’agrègent presque jamais. Chez Lip, la réunion a eu lieu. Je pense, sans en avoir la moindre preuve, que Raguenès et Piaget étaient indispensables à l’émulsion générale. D’un côté un révolté profond, assez proche, me semble-t-il, de l’anarchie dans ce qu’elle a de meilleur à donner. Et de l’autre un réaliste qui ne renoncerait pas à l’utopie des profondeurs. Le premier, Raguenès, entraînant le monde par le bout extrême de ses songes. Et le second, Piaget, assurant que le monde est toujours là, accroché aux branches, vaille que vaille. Rassurant, en somme.

Oui, je pense que la présence de ces deux tempéraments splendides a permis à quantité d’autres caractères – les Burgy, Vittot, Demougeot, Neuschwander même – d’exprimer leur profondeur et leur humanité. J’ajouterai volontiers leur grandeur, car ces femmes et ces hommes sont grands, se révélant aux autres comme d’authentiques personnages d’une histoire qui les magnifie et leur rend justice.

On ne peut reproduire un chef-d’œuvre. Lip en fut un. Et pour en revenir une seconde à cette crise écologique qui m’obsède, et à laquelle est consacré ce rendez-vous, qu’ajouter ? Eh bien, je suis heureux que Lip ait existé, car cette aventure humaine démontre que, parfois, tout est possible. Tout. Ce qui a été mené à Besançon, dans un autre monde que celui qui existe, a valeur de grand fanal. Selon moi, l’alchimie locale peut, un jour ou l’autre, se produire à l’échelle d’un pays et même du monde.

Écrivant cela, je tente de ne pas me montrer naïf. Pas trop. Mais enfin, si je ne croyais pas de toutes mes forces qu’un mouvement sans égal peut et doit soulever l’enthousiasme et provoquer le début des innombrables changements nécessaires, eh bien, je serais désespéré. Or, je ne le suis pas. Souvent tourneboulé, quelquefois affreusement pessimiste. Mais désespéré, non. Et quand je vois sur l’écran Piaget, Raguenès et tous autres, je sais pourquoi. Jamais je ne les oublierai.

7 réflexions sur « Quand pleurer fait du bien (sur un film) »

  1. Fabrice, tu écris :
    “Je n’ai jamais oublié ces personnages de légende, qui sont pourtant des femmes et des hommes comme on en croise un peu partout sur le chemin.”
    N’oublions pas cela nous aussi : les hommes et les femmes qui feront basculer le monde vers les solutions qui le sauveront sont tout près de nous.
    Nous avons le redoutable devoir de trouver l’alchimie qui permettra d’”agréger” tous ces gens car comme tu l’écris aussi, “Les êtres vrais existent tout autour de nous, mais ils ne s’agrègent presque jamais.”
    Merci pour ce message d’espoir encore une fois car moi, je ne te trouve jamais désespéré, au contraire !

  2. je leur avais acheté une montre à ce moment là; une montre de dame, entièrement mécanique, étanche, qui se remontait automatiquement par le mouvement du bras, qui m’a duré une quinzaine d’années; du très bon, introuvable maintenant, sauf peut être à des coûts faramineux, et encore!

  3. Les hommes que les passions peuvent le plus émouvoir sont capables de goûter le plus de douceur en cette vie.
    René Descartes

  4. ça par exemple…
    Au moment où je te lis, Fabrice, je suis à Besançon. Chez mon oncle, qui a caché à l’époque une partie du trésor des LIP, et qui connaît donc tous ces personnages.
    Bonus : j’ai pu rencontrer chez lui le père Raguenès lors d’un de ses passages. C’était un moment fort.
    Le monde est petit.

  5. Bonjour

    j’ai eu la chance d’avoir vu ce film à la sortie.
    J’en garde deux souvenirs, d’abord l’humour (surtout l’histoire du curé qui distille …) et puis le sous titre « l’imagination au pouvoir ».
    quel programme ! Il y a une bonne piste dans cette phrase

  6. Ce film est à l’affiche vendredi dans ma ville, en présence du réalisateur. Du coup, ça me donne envie d’y aller…

  7. pour avoir fait quelque recherche et interroger des personnes sur ce moment je me souviens aussi d’un slogan qui était martelé à la télé à l’époque : « pour vous changer, changez d’Kelton (montre US) !!! En pleine bagarre de Lip, la mondialisation pointait déjà son nez non ?

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