Encore et toujours ma tata Thérèse

Si vous tombez par hasard sur ce rendez-vous consacré à la crise écologique, je vous dois quelques mots. Depuis l’ouverture de ce rendez-vous, fin août 2007, j’ai écrit autour de 350 articles qui sont archivés, et que vous pouvez lire ou relire. C’est un travail, qui m’a fait grandement plaisir, mais je dois aussi œuvrer pour manger à ma faim ces excellents produits bio qui me font tant saliver. Et donc, j’ai mis ma contribution bénévole en veilleuse.  Je n’écris plus que lorsque cela m’est possible. Ce dimanche 23 novembre 2008, j’ai décidé de rédiger la suite des aventures de ma tata Thérèse, qui ont commencé ici il y a quelques semaines, et qu’on peut retrouver sans trop de peine. Je précise, il le vaut mieux, que je m’adresse à un gamin imaginaire. Vous tous, donc.

Aucun rapport avec la crise écologique ? Je crains d’avouer que non. Sauf que ma tata était merveilleuse. J’entrevois donc un lien, bien que vaporeux, bien qu’incertain, bien que discutable. De toute façon, rien ne vous oblige.

Ma tata et le tendre agneau

Est-ce que cela a vraiment existé ? Je suis obligé de te répondre franchement : c’est oui. Oui, un jour, ma tante est revenu du marché de la rue Mouffetard, tout près de la rue Larrey, où elle habitait.

Je ne me souviens plus très bien des détails, mais j’étais petit, quoi, dans les dix ans, par là. Le marché de la rue Mouffetard, à cette époque d’avant le Déluge, quand les dinosaures vivaient encore, était un vrai grand marché vivant. Je dis cela, car aujourd’hui, il est mort. Aujourd’hui, un joli décor de théâtre l’a remplacé. Je le sais, j’y suis passé. Les personnages ne jouent pas si mal, mais c’est une pièce. On cherche le rideau. C’est propre, comme un sou neuf, on n’a plus besoin de se boucher le nez.

Au temps béni de ma tata, le marché de la rue Mouffetard sentait la décomposition et la fin du monde. On glissait sur des poireaux accrochés au pavé de Paris. On pataugeait dans des bouillies de toutes les couleurs que les chats errants n’avaient pas voulu terminer. Les marchands gueulaient tant qu’on ne savait plus où donner de l’oreille. Tu me pardonnes, hein ? Je dis gueuler parce ces gens-là ne se contentaient pas de crier. Comment t’expliquer ? Ils beuglaient, ils mugissaient, ils aboyaient, on les entendait du bas de la rue. Ou du haut, bien sûr.

Je peux me tromper, mais je crois que le marché de la rue Mouffetard n’avait pas été nettoyé depuis le Moyen Âge, au moins. Toute la nourriture de la France était pendue aux étagères, aux étals et même aux murs. Je dis bien : aux murs. Car on manquait de place, et pour faire admirer la marchandise par les passants, il fallait bien la montrer. On accrochait donc des gigots ou des ribambelles d’oignons ou des lapins écorchés partout où traînaient des clous. Et les vieux clous, rue Mouffetard, ce n’est pas ce qui manquait.

Bon, j’espère que tu ne t’es pas perdu en route. Je reprends. J’ai dix ans, ma tata revient du marché, et là, je dois avouer que j’ai un coup au cœur. Tu vois ce que je veux dire ? Mon cœur accélère, comme dans une descente depuis le plateau d’Avron, sur un vélo sans freins. Tu me suis ? J’ai un coup au cœur, parce que tata n’a pas seulement un sac à provisions empli comme d’habitude de patates et de camembert. Ma tata tient sous le bras un agneau. Un agneau vivant. Si. Je te jure.

Je ne sais plus si mon frère Régis était là. J’espère. J’espère bien pour lui. Car moi, j’ai aussitôt crié. Fort. Et puis j’ai ri, et puis j’ai tapé dans mes mains, et puis j’ai fait une ou deux cabrioles. Les cabrioles, je dois dire que je ne suis pas tout à fait sûr. Mais l’agneau méritait bien cela. Au moins cela. Ma tata a retourné deux ou trois fois son dentier dans sa bouche, ce qu’elle adorait faire, et puis elle a expliqué.

Elle était très forte pour les explications. Si elle était en ce moment devant moi, je lui dirais : « Eh, tata Thérèse, c’est bien vrai, ce que tu racontes ? ». Pour ne rien te cacher, maintenant que le temps a passé, il me vient des doutes. Mais quand j’étais petit, je n’étais pas grand, et je croyais tout ce que ma tata disait. Et ce jour-là, elle a expliqué que dans la rue Mouffetard, il y avait des gens très méchants. Surtout un type affreux, avec une grande moustache noire et un grand tablier blanc. Je pense que tu auras reconnu le boucher, qui était je dois dire un sacré sagouin. Car non seulement il avait cette moustache et ce tablier, mais aussi un long couteau avec un manche en corne, par lequel il décapitait les animaux et les réduisait en tranches fines qu’il revendait une à une à ses clients.

Je ne sais pas si tu imagines bien la situation. Le boucher, avec son couteau dans la main, entouré d’animaux en morceaux. Et ma tante qui passe devant son magasin, en lui montrant ses fausses dents. Je pense, sans pouvoir en être sûr, qu’elle a dû marmonner une amabilité. Par exemple : assassin. Ou peut-être : salopard. Je m’excuse une nouvelle fois, mais tata aimait bien le mot salopard. Et moi aussi, figure-toi. Donc, elle est passée devant le coutelas, et c’est alors qu’elle a vu l’agneau. Recroquevillé dans un coin, découragé de vivre, attendant le sacrifice. Tata a demandé aussitôt au criminel ce que cet animal faisait chez lui, et le criminel lui a répondu que l’agneau n’allait pas tarder à y passer, car les fêtes de Noël approchaient, et que les habitants du quartier adoraient la belle chair tendre d’un agneau fraîchement tué.

Tel que. Le boucher s’apprêtait à zigouiller cette merveille de la nature. La cigarette au bec, si cela se trouve. Car à l’époque, on aurait eu du mal à trouver un boucher sans un crayon derrière l’oreille et une gitane maïs accrochée à sa moustache. Je te précise un point d’histoire ancienne : une gitane maïs, c’était une cigarette qui sentait tellement mauvais que j’avais envie de vomir à chaque fois. En tout cas, ma tata ne pouvait tout de même pas accepter le massacre ! Je te pose la question : qu’aurais-tu fait à sa place ? Elle, qui n’avait comme d’habitude pas plus que quelques centimes dans sa poche, a commencé à hurler au scandale, puis à ameuter une petite foule de gens indignés. Et ensuite, ensuite, je ne sais plus. Je crois qu’elle a trouvé un arrangement. Il me semble qu’elle a payé quelque chose. Ou laissé sa carte d’identité en assurant qu’elle reviendrait payer. Ou encore une autre trouvaille, parce que l’imagination de ma tante Thérèse, quand il s’agissait d’animaux, n’avait pas de limites. Tu vois la mer ? Tu vois l’horizon sur la mer ? Pareil. Ma tante était comme un horizon sans fin.

Cette fois, nous y sommes. Ma tante et l’agneau vivant sous le bras. Au cinquième étage de l’immeuble de la rue Larrey. Dans son appartement microscopique dont les cloisons dataient de Mathusalem – un très vieux monsieur, crois-moi – et où l’on entendait les gens du dessus faire pipi comme si on était avec eux. J’imagine que tu veux savoir comment elle s’en est tirée. Moi aussi, je te l’assure. N’oublie pas que j’ai dix ans, et que ma tante vient de revenir du marché avec cet animal en peluche aux yeux grands ouverts ! Je viens juste d’arrêter de hurler de joie, et je suis comme toi. Que va faire ma tante Thérèse ?

J’aurais dû m’en douter. Elle a gardé l’agneau. Évidemment ! Au début et pendant des semaines, elle l’a nourri au biberon. Je n’ose pas me demander où elle trouvait le lait et comment elle le payait. Oublions. Je n’ose pas non plus me demander ce qu’elle faisait du caca de l’agneau. Crois-moi, et de cela je me souviens, un agneau fait caca. Et pipi. Par terre. Beaucoup. Souvent. Mais Thérèse s’en moquait totalement. Est-ce qu’une maman a le droit de se poser des questions aussi saugrenues ? Elle épongeait, ce n’est pas quand même pas si compliqué.

Et puis l’agneau a grandi. C’est très beau, un agneau qui grandit. Son poil est comme du feutre, tu voudrais dormir avec lui et ne plus jamais le quitter. C’est  chaud, c’est doux, c’est blanc. Mais quand arrive le moment où le lait ne suffit plus, ce qu’on appelle le sevrage, il y a un moment délicat. Où trouver du fourrage rue Larrey, quand on est seule, sans voiture et sans argent ? Où trouver du ravitaillement ? Heureusement, nous étions là.

Nous. Nous. À cette époque, j’habitais en banlieue, dans une ville tout ce qu’il y a d’urbaine. Avec des bus, des Quatre-Chevaux – une voiture -, des immeubles en pagaille, la Grande Rue, le parc de la rue Jean Beausire, Bouboule, les frères Odelli, Yvonne, et j’en passe. Mais il y avait aussi une ferme. Oui, une ferme en activité, avec des vaches. C’était comme un reste de campagne qui avait été encerclé par la ville, et qui résistait de moins en moins. Mais la ferme des Van Morleghem était en activité dans l’avenue Lespinasse, et depuis les fenêtres de notre immeuble HLM en papier mâché, on pouvait de temps en temps voir Jacky, le fils de la famille, traire les six ou sept vaches sous notre nez, ou presque. Le soir, on allait demander une bouteille de lait chez madame Van Morleghem, qui faisait aussi épicerie, et elle ramenait directement de l’étable un pot en aluminium. Après quoi, elle versait du lait encore chaud dans une bouteille en verre, et elle plaçait un capuchon métallique dessus avec un petit engin qui le pressait sur le goulot. Oui, le lait venait encore des vaches, en ce temps-là. Et on commençait toujours par le faire bouillir, car les microbes étaient de sales bêtes.

Aïe, je me suis encore perdu. La ferme. Qui dit ferme dit fourrage. Pendant un temps que je ne peux pas préciser, chaque semaine, on remplissait deux grands sacs à provision avec du foin venu de la ferme, et on le portait chez ma tata pour nourrir l’agneau. Il fallait aller à pied à la gare, qui nous menait par l’omnibus à la gare de l’Est, puis prendre le métro et descendre place Monge. La rue Larrey était à deux pas. Et l’agneau avait faim.

L’agneau ? Quel agneau ? Il était devenu un jeune mouton, oui, voilà la vérité. Un jour, par je ne sais quel miracle, Thérèse est venue nous visiter avec l’animal dans notre banlieue, et j’ai eu le droit de le promener avec une laisse dans la cour de l’immeuble, devant les Odelli, Bouboule et Yvonne. Je ne te raconte pas l’heure de gloire. Mais pour ma tante, cela commençait à ne plus aller aussi bien. Car le mouton, ayant forci, faisait de plus en plus caca et pipi. Et comme un mouton digne de ce nom, il lui arrivait fréquemment de bêler ou de taper du sabot sur le plancher. Or les voisins n’étaient pas au courant que l’immeuble s’était lancé dans l’élevage semi industriel. Ils en étaient restés aux souris et aux hamsters, comme je te raconterai une autre fois. Un jour fatal, le pot aux roses a été découvert par le facteur, qui avait la langue bien pendue, je dois préciser.

Il était venu apporter un mandat à ma tante, qui n’avait pas pris soin de coincer la porte d’entrée comme elle faisait d’habitude. Alors, le mouton a fait son apparition dans le couloir en fanfare. En fanfare, c’est-à-dire en bêlant. Le facteur avait enfin de grandes nouvelles à apprendre au voisinage, et il se ne se priva pas d’annoncer à coups de tambour que l’immeuble abritait une ménagerie privée, dont un mouton au moins. Les voisins l’avaient déjà entendu bien des fois, mais ma tata leur faisait croire, sans succès, que les bêlements étaient ceux de sa petite-fille de cinq ans, ma cousine Laetitia.

Vrai ? Je joue ma réputation : tout est exact, crois-moi sur parole. Dans la suite des semaines et des mois, tata Thérèse s’est arraché les cheveux, qu’elle avait aussi abondants que grisonnants. Elle savait bien que jamais elle ne pourrait garder rue Larrey un mouton adulte. D’ailleurs, franchement, s’agissait-il d’un bélier – disons un papa, un mec, un mâle – ou d’une brebis ? Soit je ne l’ai jamais su, soit je l’ai oublié. Mais ma tante chérie, un jour, m’a dit qu’elle avait trouvé un client, je n’ose dire un pigeon.

Selon elle, un homme de la campagne – on pourrait dire un paysan, je crois -, avait accepté d’accueillir le mouton dans un pré gras, où l’herbe était verte, où la vie serait belle et où elle serait éternelle. Et le mouton est parti vers de nouvelles aventures. Ce que j’en pense ? Tu me demandes ce que j’en pense ? Mais rien, voyons. Ou plutôt, étant entendu que ma tata Thérèse était une magicienne accomplie, qui réalisait des miracles au rythme où je respire, je me suis dit alors : OUAIS ! Je me suis dit qu’elle était arrivée une fois encore à faire tourner la terre comme on voudrait tous qu’elle fasse. Je me suis dit que c’était une reine du monde. Et maintenant que les années ont filé, je peux te le confirmer : tata Thérèse était une reine du monde. Ne me dis surtout pas que tu n’es pas d’accord.

9 réflexions sur « Encore et toujours ma tata Thérèse »

  1. Aucun rapport ? Je n’en suis pas certaine. Aimer les animaux, respecter la vie sous toutes ces formes, n’est ce pas la base d’un monde meilleur ? Est ce que notre planète ne se porterait pas mieux si chaque être humain était capable d’un minimum de cette générosité dont fait preuve l’héroine de cette histoire ?

  2. Dame Thérèse est une Sainte ! Pour moi, Fabrice, ce récit est un conte, car il me fait tout simplement rêver… merci pour ce joli moment d’évasion.
    Puisqu’il est évoqué ici le respect de la vie, je voudrais rappeler un thème récurrent en cette période de fêtes : le foie gras. Pétition à signer sur le site : stopgavage.com
    Belle semaine à vous.

  3. cette histoire est plus jolie qu’un conte!
    merci, Fabrice d’aoir retrouvé ton clavier, ta prose poétique commençait à me manquer.

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