Bêtes, hommes et idiots

Cet article a paru dans le numéro de 2007 de Canopée, une revue annuelle imaginée par Françoise Lemarchand, que je salue et remercie au passage. Je vous le livre ce 7 septembre 2007, car l’exposition Bêtes et Hommes va débuter à La Villette (Paris). Je ne sais pas si elle sera réussie. Mais j’ai eu la chance de rencontrer, pour Canopée, sa commissaire scientifique, Vinciane Despret. On lira plus loin l’entretien que cette éthologue m’a accordé. C’est une femme drôle, vivante, intéressante. Et son propos continue de me poursuivre. J’espère qu’il en sera de même pour vous.

Extrait de Canopée
J’aime beaucoup les animaux, et je n’ai jamais supporté qu’on les considère comme des bêtes. Ou comme des idiots. Cela tombe bien, car une révolution intellectuelle et morale est en cours. N’ayez pas peur de ces grands mots, je vais vous expliquer. Avant, les hommes considéraient les animaux comme des choses. Descartes, notre grand penseur du XVIIe siècle, en avait fait une théorie : les animaux-machines. Les bêtes étaient selon lui des mécaniques, dépourvues bien sûr d’âme et même de sensibilité. Cette vision absurde a duré jusqu’à nos jours, mais depuis une quinzaine d’années surtout, l’éthologie, c’est-à-dire l’étude des animaux, est en plein bouleversement.

Après Konrad Lorenz, prix Nobel de médecine en 1973 pour ses travaux sur le comportement animal, d’autres scientifiques de grande valeur ont découvert des choses incroyables. Chez les primates d’abord : non seulement certains se servent d’outils et savent se soigner, mais leurs sociétés possèdent ce qu’il faut bien appeler des cultures. Des cultures, chez des singes ? Eh bien oui. Franz de Waal, Dominique Lestel et bien d’autres l’ont prouvé de manière irréfutable.

Sur un autre terrain, les grands paléontologues Yves Coppens et Pascal Picq ont démontré à quel point nous avons eu tort. Nous avons (presque) tous pensé que l’homme se situe tout en haut, au sommet de l’échelle des espèces vivantes. Et que nous n’avions finalement pas grand-chose à faire avec le monde de la sauvagerie. Dans un livre magistral, Aux origines de l’humanité, paru en 2001, Coppens et Picq, citant des dizaines d’auteurs du monde entier, démontrent tout le contraire. L’espèce humaine partage à peu près tout avec ses frères et cousins sauvages : l’outil, l’usage de la main, la sympathie, l’empathie, les notions de bien et de mal, la politique, la coopération, et même une certaine conscience de soi.

On voit aujourd’hui où nous a mené l’arrogance. Sûre de sa force et de son intelligence, l’espèce humaine détruit sans relâche les conditions de la vie sur terre. Voilà bien une folie dont les animaux ne seraient pas capables. J’ai eu envie, pour vous lecteurs de Canopée, d’en savoir un peu plus sur les relations entre les hommes et les animaux. Et j’ai eu le grand plaisir de rencontrer l’éthologue belge Vinciane Despret. Elle porte un regard neuf, un regard malicieux, admiratif sur les animaux, et prépare pour octobre 2007 une grande exposition sur eux à La Villette, Paris.

Son propos va loin et bouscule au passage l’idée que tant d’entre nous se font de l’homme. On le verra, pour Vinciane, l’homme a beaucoup à apprendre du monde animal. D’abord pour retrouver une place plus modeste, mais plus juste, dans les grands équilibres de la vie. Mais aussi pour comprendre. Ce que nous sommes. Où nous allons, ensemble. Konrad Lorenz, qui aimait bien rire, avait une formule que j’apprécie beaucoup : “ Je crois avoir trouvé le lien manquant entre le chimpanzé et l’homme civilisé. C’est nous ”. Nous avons besoin de civilisation.

Canopée : Vinciane, vous avez commencé des études de psychologie, mais vous vous êtes ensuite dirigée vers l’éthologie, c’est-à-dire l’étude des animaux. Pourquoi ?

Vinciane Despret : Le comportement des animaux m’intéressait, bien sûr, mais surtout la manière fascinante dont les humains les regardent et en parlent. Konrad Lorenz a dit un jour : “ Si les animaux nous fascinent tant, c’est qu’ils sont étranges ”. Comme c’est vrai ! En fait, l’éthologie est le produit d’une relation entre nous et ces autres que sont les animaux. Il ne sert à rien de rêver étudier un animal tel qu’en lui-même. Car cela, on ne le saura jamais D’ailleurs, que peut bien faire l’animal quand je ne suis pas là ?

Canopée : Je crois savoir que vous vous êtes au départ intéressée aux oiseaux. Lesquels ?

Vinciane Despret : Les cratéropes écaillés, qui vivent notamment dans le désert du Neguev, en Israël. L’ornithologue Amos Zahavi décrivait chez eux des comportements des comportements bien plus flexibles, imaginatifs, inventifs que chez d’autres congénères.

Canopée : Que faisaient-ils ?

Vinciane Despret : Eh bien, ils s’aidaient dans les combats, nourrissaient d’autres nichées que les leurs, et géraient les conflits de façon à éviter l’escalade. Ils se faisaient même des cadeaux !

Canopée : Réellement ?

Vinciane Despret : Et ce n’est pas tout. Ils dansaient en groupe, sur une ligne ou en cercle, en général au lever du soleil, c’est-à-dire au moment le plus défavorable. Et d’un, ils ont épuisé toutes leurs calories au cours de la nuit et n’ont plus beaucoup d’énergie. Et de deux, ils courent le risque de se faire repérer et d’attirer un prédateur. On dirait une énigme policière, non ? La théorie de Zahavi, c’est que les cratéropes font cela justement parce qu’il y a danger. C’est la seule possibilité, pour eux, de montrer leur fiabilité au reste du groupe. Très impressionné, Zahavi a fini par réaliser un arbre généalogique de “ ses ” oiseaux, en notant pour chaque année ce qui leur était arrivé.

Canopée : Comme s’il s’agissait d’individus, en somme !

Vinciane Despret : Tout à fait. C’était un vrai tableau biographique. Alors je me suis dit que ce type n’était pas normal. Soit ces oiseaux étaient extraordinaires, soit le bonhomme était un peu foufou. Je suis donc allée le voir, suspicieuse. Mon problème, c’est que j’ai vu moi aussi les oiseaux danser. (rires)

Canopée : Mais dansaient-ils vraiment ?

Vinciane Despret : Je ne sais pas si les cratéropes dansent ou pas. Mais Zahavi a eu l’audace de poser aux oiseaux des questions qu’on ne leur pose jamais parce qu’on croit qu’ils ne sont pas capables d’y répondre. Après être allée dans le désert, je pense que les cratéropes sont vraiment des oiseaux spéciaux. Zahavi a eu de la chance de tomber sur les cratéropes et les cratéropes de la veine d’être observés par quelqu’un comme Zahavi.

Canopée : J’ose à peine imaginer, dans ces conditions, ce que vous pouvez nous dire des primates…

Vinciane Despret : Ah, parlons donc des babouins. Shirley Strum est une chercheuse américaine qui a provoqué une vraie révolution. La quasi-totalité des spécialistes pensaient que les babouins sont extrêmement hiérarchisés. Or Strum a montré au contraire que la hiérarchie ne les intéresse pas beaucoup. Ils préfèrent chercher des alliances.

Canopée : Mais comment a-t-elle donc fait ?

Vinciane Despret : La première étude sur les babouins remonte à 1930 ? Or son auteur, Solly Zuckerman, n’est allé que quelques jours en Afrique du Sud, sur le terrain, et pour le reste, il a observé pendant trois ou quatre ans une colonie de babouins du zoo de Londres. Mais ce groupe comptait 94 mâles et 6 femelles ! Il y a eu de nombreux morts et encore plus de blessés. On a ensuite introduit 25 ou 35 femelles, je ne sais plus, mais les choses se sont aggravées. Car ces babouins-là, les hamadryas, vivent en harem. Un mâle et plusieurs femelles. Au zoo de Londres, c’était donc le contraire !

Canopée : On avait donc créé une société concentrationnaire.

Vinciane Despret : Exactement. Et Zuckerman, observant cette société singulière, n’a pas pensé que ce n’était anormal, car il s’était fait une certaine idée des sociétés pré-humaines, toutes régies à ses yeux par le sexe et la guerre. Le seul ciment social, pour lui, ne pouvait être que la hiérarchie ! Le modèle de Zuckerman était d’une grande simplicité et il a influencé toutes les études ultérieures. Jusqu’au jour où Thelma Rowell, a commencé d’étudier les babouins en Ouganda, dans les années 60. Elle a osé dire, puis écrire : “ C’est bizarre, je ne trouve pas de hiérarchie ”. Elle ajoutera même que ces singes sont très polis les uns avec les autres, très gentils avec les femelles, qu’ils font copains avec les jeunes mâles et coopèrent tout le temps.

Canopée : Mais ces babouins-là sont donc très sympathiques !

Vinciane Despret : Suprême audace, Thelma estimera que les femelles babouins sont les vraies organisatrices du lien social. Pourquoi les femmes éthologues voient-elles des choses si différentes ? Peut-être surtout parce qu’elles passent plus de temps sur le terrain que les hommes. Thelma Rowell est restée cinq ans avec les babouins de la forêt ougandaise alors que la plupart de ses collègues hommes ne sont jamais restés que six mois. Parce que les femmes n’avaient aucune chance d’avoir un poste prestigieux dans les universités des années soixante ! En revanche, il suffisait aux hommes, après six mois sur le terrain, de faire une belle et bonne publication universitaire pour obtenir un poste à vie. Or, pour reconnaître un babouin d’un autre, par une cicatrice par exemple, il faut s’approcher de très près. Et cela prend au moins un an.

Canopée : Son travail vous a-t-il convaincu ?

Vinciane Despret : Oui, en partie au moins. Elle a ensuite étendu sa réflexion à d’autres animaux. Pour elle, il existe des “ primates honoraires ”. En font partie les dauphins, les baleines. Les corbeaux viennent d’entrer dans la danse. Je considère que les cratéropes en sont aussi. Ce sont les animaux auxquels nous prêtons de grandes compétences. Du coup, elle s’est intéressée aux moutons, qui sont les derniers ou presque dans notre hiérarchie de l’intelligence. Or Thelma prétend qu’on leur a surtout demandé ce qu’ils mangent. Comment ils transforment de l’herbe en gigot.

Canopée : Et c’est…idiot ?

Vinciane Despret : Peut-être. Quand elle a commencé à regarder les moutons, les études sur cet animal disaient la même chose que sur les babouins avant les années 60. Ils étaient organisés de manière hiérarchique, avec un mâle alpha qui conduit le troupeau, suivi des autres mâles qui précèdent les femelles. Thelma a trouvé cette description un peu suspecte.

Canopée : Ne me dites pas que…

Vinciane Despret : Je ne dirai qu’une chose : il faut beaucoup de patience pour observer les moutons, qui ne bougent pas beaucoup. Ils ont des gestes très éloignés des nôtres et pour en comprendre la signification, il faut souvent les voir répétés 50 fois, suivis de telles ou telles conséquences. Prenons l’exemple d’un mouton couché dans l’herbe, et qui se lève, le visage en avant. On peut penser qu’il hume l’air, qu’il apprécie la force du vent. Eh bien, Thelma a fini par comprendre après des centaines d’observations qu’en réalité, ce mouton propose aux autres de partir dans la direction qu’il indique avec son visage pointé.

Canopée : Mais jusqu’où est allée cette si fameuse Thelma ?

Vinciane Despret : Elle a découvert, mais ce serait trop long d’entrer dans le détail, que les moutons pratiquent, après le conflit, une sorte de réconciliation. Comme les chimpanzés. Les animaux ont tant de choses à nous apprendre !

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