Un milliard dans ce monde (et nous qui regardons)

(Un grand merci à Marc, qui m’a retrouvé ce texte perdu dans le cyberespace, et auquel je tenais)

Je suis en quelque sorte navré. Réellement. Il y a quelques jours, j’évoquais la merveilleuse figure du poète espagnol Lorca, réclamant pour le peuple, en 1931,  une moitié de pain et un livre. Il va de soi que je reste d’accord avec lui. Comme nous avons besoin de pensée ! Comme nous avons besoin de vrais livres ! Mais d’un autre côté.

Mais d’un autre côté, si sombre, il n’y a probablement jamais eu autant d’affamés chroniques sur terre, en nombre absolu. La FAO, agence pourtant au service de l’industrie de l’agriculture, les estime à plus d’un milliard en cette année 2009 (ici). Je ne me fais aucune illusion. 1 milliard ne veut strictement rien dire. Il s’agit d’une statistique, coincée entre les yoyos de la Bourse et les chances d’enfin gagner l’Euromillions, jeu européen de loto si je ne m’abuse.

La vérité cruelle, mais certaine, c’est que tout le monde se contrefout de ce malheur intégral. Chez nous en France, tout le monde. Les chrétiens, les gauchistes, les humanistes, les nonistes du référendum de 2005, pourtant tellement fiers à bras, les amis de Sarkozy ou de Bayrou, les soutiens de Royal et de Buffet, les « écologistes officiels », que l’on s’arrache désormais dans les salons. Tout le monde s’en contrefout.

Moi, en règle très générale, je ne vote pas. Pouah ! Voter pour cela ? Je ne suis pas encore assez mort. Non. Et non. Je ne vote (presque) jamais pour la raison qu’aucun candidat ne prend en compte la crise de la vie sur terre, cette crise écologique qui est de très loin l’événement le plus inouï jamais advenu. Bien entendu, ce me serait suffisant, mais il y a cette autre raison que les charlatans que nous choyons – que vous choyez – de nos – vos – votes n’entendent pas même sauver leurs semblables des insupportables morsures de la faim.

C’est simplement impossible. Il faudrait voter pour des gens qui oublient qu’un milliard d’humains ont le ventre désespérément creux. Car jamais ils ne trouvent le moyen de dire que la priorité de toute politique humaine est de s’attaquer à cette incroyable souffrance collective. Jamais. Il y a toujours une autre nécessité. Par exemple obtenir deux députés européens de plus. Ou gagner trois pour cent par rapport aux précédents résultats électoraux.

Par exemple. Ces gens, je l’avoue, me donnent la nausée. Tous, ce qui fait du monde. Et pour être encore plus franc, que penser de nous tous, de presque nous tous ? De ces troupes qui jamais ne se lassent de donner leur bulletin à qui n’a jamais rien fait ni ne fera jamais ? Allons, cessons deux secondes d’être hypocrites. Il existe un accord secret, disons implicite, entre l’univers politicien et ceux qui lui donnent stabilité et durée. Vous vous sentez concerné ? Normal, car vous l’êtes bel et bien. Et si vous vous sentez offensé par ce qui suit, c’est également dans l’ordre des choses. Sachez seulement, comme dans les duels d’antan, que le premier des offensés n’est pas vous, mais lui. Lui, ce type que vous ne connaîtrez jamais,  et qui se lève sans être sûr de ce qu’il pourra mettre dans la calebasse familiale. Elle, qui n’a plus de lait dans le sein pour son nouveau-né. Eux, ces gosses miséreux qui cherchent dans la poussière de quoi calmer leur estomac. Car ils ont tous un estomac. Oui, comme nous.

Voyez-vous, je demeure obsédé par le souvenir de la Shoah, ce terrifiant génocide nazi tourné contre les juifs. J’ai lu sur le sujet davantage que l’essentiel. Je vous épargne la liste des livres et documents, je vous épargne de même les voyages que j’ai faits sur les pas des assassins. Obsédé. J’ai déjà dit ici que l’antisémitisme me jetait dans des colères qui pourraient – peut-être – encore se révéler meurtrières. Je suis poursuivi, de même, par l’histoire du Goulag, telle que rapportée par Alexandre Issaïevitch Soljenitsyne et Varlam Tikhonovitch Chalamov. Une piteuse tradition « de gauche », en France, aura tout fait pour nier ce grand massacre, puis en diminuer les dimensions proprement bibliques. Mais ce n’est pas le moment d’attaquer cet altermondialisme si bien représenté par Le Monde Diplomatique, et ses nombreux amis.

Si j’évoque ces deux faits majeurs de l’histoire, c’est parce que je suis triste à pleurer de voir que rien ne change. Et rien ne change pour la raison que nous continuons sempiternellement d’applaudir aux mêmes. Il sera peut-être un temps où l’on se demandera pourquoi le monde a laissé mourir tant des siens. L’on verra peut-être certains « intellectuels » constater avec aigreur qu’une maigre ponction dans des budgets militaires et de mort diverse eût pu sauver des millions de vies et notre honneur d’êtres humains compatissants. Si la vie poursuit sa pénible route, je crois que l’on verra, que l’on lira tout cela, un moment ou l’autre.

Mais moi, je m’en moque bien, de ces perspectives. Moi, c’est aujourd’hui que je réclame des mesures d’extrême urgence, dont une aide inconditionnelle et massive à l’agriculture vivrière, condamnant au passage l’industrie criminelle des biocarburants. Aujourd’hui, pas dans trente ans ! Nous sommes évidemment – je le répète : ÉVIDEMMENT ! – les contemporains d’un crime de masse qui se situe dans le droit fil des exterminations du passé. Hitler et Staline ont montré la voie moderne de l’alliance entre le train, la technique en général, la déportation et la tuerie.

Notre temps démocratique ne fait pas mieux, j’ose l’écrire ici sans trembler. Pas mieux. Ou bien pire ? Car enfin, pour stopper les hécatombes hitlériennes et staliniennes, il fallait tout de même venir à bout d’États organisés, et lourdement armés. Qu’en est-il de nos jours, amis de l’homme ? Où sont les dictatures qui nous empêcheraient d’agir ? Pourquoi tant de braves gens se félicitent du succès récent de listes « écologistes » aux européennes, oubliant qu’elles n’ont rien dit sur rien d’essentiel, et partant moins agi encore ?

Ma parole n’engage que moi, et ne porte guère loin. Mais, au moins, que personne, jamais, ne vienne plus me reprocher de ne pas voter pour ces gens-là, ou qui que ce soit d’autre !  Car ils seront alors reçus, je le jure solennellement. Je n’empoignerai mon bulletin de vote que lorsqu’il ressemblera enfin à une arme. Quand il me donnera l’assurance de voter pour des gens qui ne transigeront plus jamais sur les questions réelles du monde. L’homme veut manger du pain, oui,/ Il veut pouvoir manger tous les jours./Du pain et pas de mots ronflants./Du pain et pas de discours.(Une chanson de Bertold Brecht et Hans Eisler (ici).

PS : Je n’oublie rien, citant Brecht, de ce qu’il fut, au service de quelle dictature il mit sa plume. Je n’oublie rien. Mais l’homme veut manger du pain, oui.

5 réflexions sur « Un milliard dans ce monde (et nous qui regardons) »

  1. Voici une petite solution technique pour régler le problème de la perte d’un billet si il se reproduit: abonnez-vous via un lecteur de flux à votre propre blog, vous garderez de la sorte une trace des textes dans ce lecteur dès qu’ils auront été publiés.

    Je vous lis avec beaucoup de plaisir

  2. Merci à Marc, qui a permis à Fabrice de réinstaller ce texte que j’ai pu relire.

    A la lecture de ce billet, comment ne pas avoir un sentiment d’impuissance? Que faire ? De toute façon, ce problème déjà ancien, n’a jamais intéressé beaucoup de gens. Les responsables politiques se soucient comme d’une guigne de ce qu’un milliard d’humains souffrent et meurent de faim. Il ne faut donc rien attendre d’eux. Erreur ! J’ai appris que notre secrétaire d’ Etat à la Coopération Alain Joyandet projette la création d’un loto pour l’Afrique, c’est-à-dire pour venir en aide aux Africains. J’ignore s’il a trouvé ça tout seul, si c’est un joueur acharné de loto ou un polytechnicien qui lui a donné l’idée, mais il nous donne la preuve éclatante qu’il ne faut jamais désespérer de nos élites. En voilà une initiative d’envergure et en voilà un qui ira loin. Et moi qui, pensant que cela ne servait à rien, avait cessé de voter depuis plusieurs années, me voilà obligé de remettre en cause cette certitude et de reprendre le chemin des urnes. Juste au moment où j’allais inviter à la lecture du roman de José Saramago « La lucidité ».
    Pour rejoindre le point de vue de Greg sur notre égoïsme, de la triade qui constitue la devise de la France, c’ est sans aucun doute la fraternité qui est la plus mise à mal, même si l’égalité et la liberté sont elles aussi bien malmenées. Peut-être est-ce dû au fait qu’il s’agit d’une exigence morale plus que d’un droit comme c’est le cas pour les deux autres. Si un milliard d’hommes, femmes et enfants peuvent souffrir et mourir de faim sur une terre qui pourrait facilement nourrir tous ses habitants, c’est à coup sûr que l’humanité ne s’aime pas. Il peut en être difficilement autrement dans un système qui n’est que compétition, domination et dans lequel il faut, si nécessaire, écraser autrui pour se faire une place au soleil, c’est-à-dire gagner le plus d’argent possible pour consommer ou/et accumuler le plus de biens possible. C’est ce qui est martelé quotidiennement et partout jusqu’à la nausée. Voir comme sont considérés les perdants, ceux qui ne veulent ou ne peuvent pas jouer le jeu, dans notre société ! Ce conditionnement qui dure depuis des décennies, sans rencontrer beaucoup de résistance, finit par porter ses fruits et il n’est pas étonnant dès lors que se développent et s’exacerbent l’ égoïsme, l’indifférence aux autres et à ce qui se passe dans le monde. De plus, il est avéré que le spectacle de gens qui meurent de faim provoque l’indignation, une émotion de courte durée, et, à supposer qu’il soit diffusé tous les jours, il finirait rapidement par lasser.
    On ne peut ignorer par ailleurs que les excédents de l’agriculture productiviste européenne subventionnée sont en train de détruire l’agriculture africaine : au marché de Dakar, on peut trouver des légumes et des fruits moins chers que ceux produits par les paysans sénégalais qui, malgré la différence de revenus avec son homologue d’Europe, n’est pas compétitif ( Cf. le film de E. Wagenhofer « Le marché de la faim » ou son film « We feed the world », devise de Pioneer ). Le dessein des multinationales de l’agro-alimentaire est de mettre l’agriculture de la planète en coupe réglée et elles risquent bien d’y parvenir. Et dans ces conditions, le milliard d’affamés figurera à la rubrique « profits et pertes ». Il faut se souvenir aussi de la spéculation sur les céréales en 2008, dont personne ne se souciait, avant qu’elle ne provoque les émeutes de la faim. Souvenons- nous du procès scandaleux intenté et perdu par Novartis contre l’Inde qui fabrique des médicaments génériques contre le Sida, médicaments qui seraient inaccessibles aux populations atteintes par ce fléau. Les multinationales de l’eau, quant à elles, sont farouchement opposées à ce que l’eau potable soit un droit fondamental de l’homme. Droit de propriété abusif et recherche du profit sont en train de nous mener à notre perte.
    C’est à peu près ce que voulait dire cet Amérindien Cree en affirmant : « Quand le dernier arbre sera abattu, la dernière rivière empoisonnée, le dernier poisson capturé, alors seulement vous vous apercevrez que l’argent ne se mange pas. »

  3. Est-ce que l’homme, vieil animal de plusieurs dizaines de milliers d’années, ne porterait pas en lui quelques orientations profondément ancrées dans les gênes mêmes qui le constituent ?

    La virginité, la possession, la procréation, le déni de mort.

    Par la virginité, c’est la recherche de nouvelles ressources, nouvelles terres, nouveaux projets, nouvelles ambitions, humanistes ou destructrices.

    La possession, c’est la matérialisation des espérances, l’achat, la vente, les pactes gravés dans le marbre, les barbelés du capital, les actes filigranés, l’asservissement, la conquête au fil de l’épée…

    La procréation, c’est l’aboutissement des plans, l’équilibre suivant, la marche qui donne un peu plus de hauteur, la réalisation, l’aboutissement d’une phase, d’une histoire d’amour, d’une vengeance à mort…

    Le déni de mort, c’est la boucle sur une nouvelle virginité, en préparant peut être la transmission, aux successeurs en attente, des projets, des ressources et des réalisations…

    Un peu comme une image fractale, la complexité de l’humanité cacherait la répétition d’un même motif, éternel, conjugué pour l’infini.

  4. (repost)Vous rappelez « Un vautour regardant un enfant affamé [1993] » ?
    Cette photo a gagné le Pulitzer : Un vautour regarde un enfant mourant de faim au sud du Soudan. Le 1er mars 1993.
    La photo primée de Kevin Carter nous montre une scène poignante d’un enfant mourant de faim, recroquevillé sur le sol, luttant pour atteindre un centre de distribution de nourriture pendant la famine au Soudan en 1993. A l’arrière-plan, un vautour harcèle l’enfant émacié.
    Carter faisait partie d’un groupe de quatre journalistes sans peur connus sous le nom de “Bang Bang Club”, qui voyagea à travers l’Afrique afin de capturer les atrocités commises durant l’apartheid.
    Hanté par ses visions horrifiques du Soudan, Carter se suicida en 1994, peu après avoir reçu son prix. On lui reprocha de n’être qu’un second vautour sur le lieu de la photo, n’aidant pas la petite fille autrement qu’en chassant le vautour au bout de 20mn. Il avoua après cela avoir longtemps regretté de n’avoir pas aidé celle-ci, et expliqua que les journalistes avaient pour consigne de ne pas toucher les habitants souffrant de famine, pour éviter toute maladie.
    ? je l’avais mise en couverture d’un document dont j’avais la responsabilité, tant cela m’avait tordu le coeur et mise en colère, mais honnètement, il n’y eut pas de réactions..Tout coule sur le dos de ces « drôles de canards », il en fut de même lors des affaires de pédocriminalité, j’ai l’impression qu’on ne veut rien savoir du mal qui court.

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