Désert solitaire (du samedi)

C’est samedi. Les nuages continuent à s’entortiller au-dessus de l’endroit où j’habite, cela sent la pluie. Sent. Elle ne viendra probablement pas. Ce rendez-vous sur le net a quinze jours à peine, mais je vous ai déjà adressé quantité de missives, dont la plupart n’étaient pas réjouissantes. Je n’y peux rien. Je n’y veux rien.

Ne croyez pas qu’un écologiste comme moi dédaigne la vie et ses innombrables attraits. C’est tout le contraire. Si je tente, à mon échelle moléculaire, de modifier si peu que ce soit le cours des choses, c’est bien parce que j’aime profondément l’existence, les rencontres, les enfants, la nature. Oh oui !

Je ne vais pas vous infliger un long monologue. Je viens de rouvrir un livre que j’adore, écrit en 1968 par Ed Abbey. Il s’appelle Désert solitaire (Petite bibliothèque Payot, si vous cherchez). Je vous parlerai un autre jour d’Abbey, pour qui j’ai comme une tendresse de frangin. Aujourd’hui, je me contenterai de vous offrir deux extraits de son bouquin. Attention, c’est non seulement un cadeau, mais aussi un travail. Je recopie à la main, et si vous trouvez la moindre faute, n’hésitez pas. Engueulez-moi.

L’EAU. L’air est tellement sec, ici, que j’ai beaucoup de mal à me raser le matin. Quand j’attrape le rasoir, l’eau et le savon sont déjà secs sur mon visage : l’aridité. C’est la saison la plus sèche d’un pays sec. Les après-midi de juillet et d’août, nous avons quelquefois des averses orageuses mais, une heure après, la surface du désert est de nouveau sèche comme un os.

Il pleut rarement. Les livres de géographie indiquent, pour cette partie de l’Utah, des précipitations annuelles de cinq à neuf pouces, mais il ne s’agit là que d’une moyenne statistique. Pas beaucoup, c’est sûr. Et, en fait, les chutes de pluie et de neige varient largement d’une année à l’autre et d’un endroit à l’autre, même dans la région des Arches. Quand le nuage éclate au-dessus du Jardin du Diable, le soleil brille sur ma ramada. Et, où qu’il pleuve dans ce pays de rocher nu, l’écoulement est rapide du haut des falaises et des dômes, par les canyons, vers le Colorado.

Quelquefois, il pleut et cette pluie ne parvient même pas à humecter le désert – l’eau qui tombe s’évapore à mi-chemin du nuage et de la terre . On voit alors des rideaux de pluie bleue qui se balancent, hors d’atteinte, dans le ciel tandis que les choses vivantes dépérissent en bas, par manque d’eau. Le supplice de Tantale, l’espoir sans accomplissement. Et les nuages se dispersent et se dissipent dans le néant.

(…) S’il reste assez longtemps dans le désert, l’homme, comme d’autres animaux, peut apprendre l’odeur de l’eau. Peut apprendre, du moins, l’odeur des choses associées à l’eau – l’odeur unique, par exemple, et réconfortante du peuplier de Fremont qui est, au pays des canyons, l’arbre de vie. Dans ces vastes étendues désertes de rocher nu, que d’anciens feux ont fait virer à l’auburn, au chamois et au rouge, aucune vision n’est plus agréable à l’oeil et plus satisfaisante pour le coeur que le vert acide et translucide (or brillant en automne) de cet arbre vénérable. Il signifie de l’eau, et pas seulement de l’eau, mais aussi de l’ombre, dans un pays où il est presque aussi important quelquefois de s’abriter du soleil que d’avoir de l’eau.

Voilà pour aujourd’hui samedi. Je vous souhaite de songer au désert et à l’eau. Aux peupliers qui bientôt perdront leurs feuilles. Aux oiseaux qui ne sont pas encore partis pour l’Afrique, et qui ajoutent un gramme ou deux de graisse sous leur plumage, pour tenter une nouvelle fois l’impossible. Au blaireau, qui vient de découvrir un magnifique lombric. Au loup, à ce loup-ci, qui vient de franchir enfin le Rhône à la nage, et qui sera demain soir sur l’Aubrac, au bord de la Rimeize. À la nuit, au vent, à la récolte de pommes qui ne saurait tarder.

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