Henri Proglio, EDF, les neuneus, la Chine, le Laos et moi

Je vais faire semblant d’être immensément complaisant avec la doxa écologiste en place. La doxa, c’est cet ensemble hétérogène d’opinions molles qui finit par former un cadre d’airain dont personne n’ose sortir. Cette doxa, c’est celle par exemple des tenants du Grenelle de l’Environnement. De tous ces gens, plus ou moins de bonne foi, qui ont accepté de jouer le rôle de faire-valoir écologiste du maître provisoire des lieux, Nicolas Sarkozy. Pour eux, il serait concevable de parler de la crise écologique à l’échelle de la France. Aux dimensions strictement politiciennes que lui prête notre président. Ce pourrait être seulement bête. C’est aussi une très grave perte de temps.

Mais passons, car j’ai décidé donc de faire semblant. En France, tout irait vers le mieux. On discuterait enfin sérieusement de déchets, de biodiversité, de qualité des eaux, de niveau acceptable de pesticides. Les rôles de composition ne me vont guère, mais on s’en contentera. Or donc, notre pays serait en pleine effervescence écologique, bouillonnant de projets magnifiques, ouvrant la porte en grand aux énergies renouvelables. Si. Admettons, car c’est pour rire. Je vais vous dire, sans trop vous surprendre : et alors ?

Car toute cette fantaisie ignore par ailleurs ce qu’est l’économie mondialisée. Notre petite France a un besoin vital et constant de ces grands marchés émergents où l’on parvient encore – pour combien de temps ? – à fourguer réacteurs nucléaires, bagnoles, turbines, champagne et parfums. Ce n’est pas très compliqué : sans la Chine, par exemple, nous coulons au milieu du grand bain. Notre mode comme notre niveau de vie criminels ne se maintiennent qu’à la condition expresse de la destruction d’écosystèmes uniques, qui ne reviendront jamais. Jamais.

Je suis un poil énervé, car je viens de lire un papier en anglais du journaliste Daniel Allen, correspondant à Pékin du magazine Asia Times Online (ici). Que nous apprend Allen ? Que la Chine est en train de transformer le Laos en une colonie, surtout le nord du pays, qui est assurément l’un des hotspots – points chauds – de biodiversité majeure de la planète. On trouve dans ce petit pays des tigres, des muntjac à grand bois – un cerf -, des Doucs (des singes qui n’habitent que le Laos et le Vietnam), des éléphants d’Asie. On y découvre encore des animaux aussi fantastiques que le saola, un bovidé sauvage. Bref. Bref. Le Laos est unique.

Et les Chinois sont pressés d’être aussi cons, gras et gorgés de télévision que nous autres. Ils ont ouvert une autoroute qui relie Kunming, la grande ville du Yunnan, et Boten, un village du nord Laos qu’ils ont annexé et transformé en une sorte de bordel géant de la marchandise. Boten est désormais chinois. On y vit à l’heure de Pékin, l’électricité et le téléphone sont reliés au réseau chinois, on y paie en yuan, y compris les nombreuses putes qui ont immanquablement fait leur apparition. Boten est un Disneyland, et les paysans sont comme à chaque fois expulsés, ou parqués. La faune est massacrée comme jamais dans l’histoire, les routes sont pleines de cages où croupissent des ours noirs et des singes qui attendent acquéreurs. Il n’y aura bientôt plus rien à vendre, car le bois tropical est lui aussi abattu, pour être fourgué en Chine ou chez nous.

Une étude de Science complète le tableau (ici) : des centaines de milliers d’hectares de forêt se changent en monocultures d’hévéas pour la satisfaction du marché chinois du caoutchouc, bagnole en tête. Je pourrais m’arrêter ici, car en vérité, peu importe que les massacreurs soient Chinois ou Pétaouchnokais. Ils massacrent parce que l’économie mondialisée dont la France est l’un des hérauts le commande. Ils massacrent à notre place. Il arrive même que nous n’ayons pas besoin de prête-nom. Haut de 39 mètres sur 436 de long, le barrage de Nam Theun 2 (NT2) est Français. EDF achève en ce moment la construction de cette honte nationale, au beau milieu du Laos, sur un affluent du Mekong.

Cocorico ! Oui, cocorico. Le barrage aura nécessité 70 millions d’heures de travail, contre 3,5 pour le viaduc de Millau, en France. Avez-vous entendu dire qu’il menaçait de mort une population de 300 éléphants d’Asie, devenus rarissimes ? Je note cette phrase, qui date de 2005, prononcée par Robert Steinmetz, biologiste à l’antenne thaïlandaise du WWF : « Il s’agit de l’un des deux derniers groupes importants d’éléphants d’Asie du Sud-Est. L’inondation de cette région, c’est comme une balle dans le cœur de la zone fréquentée par les éléphants ».

Qu’ont foutu pendant ce temps-là nos écologistes enrubannés ? Je veux dire, à part trinquer avec les officiels ? À part s’autocongratuler ? À part s’admirer dans la glace dans le rôle de sauveurs de la planète ? Mais à quoi bon se faire du mal, quand tous crient en chœur que tout va bien ? Pour les écologistes officiels et de cour, tout va bien. La France, leur France de sous-préfecture et de confetti de réserves naturelles se porte bien. Pour Henri Proglio, qui dirige désormais et Veolia Environnement et le monstre EDF, artisan du barrage au Laos, tout va bien aussi. Tout va même de mieux en mieux. Entre eux et moi, c’est irréconciliable. Je ne peux même pas écrire ce que je pense réellement. Oui, il vaut mieux que je me censure.

21 réflexions sur « Henri Proglio, EDF, les neuneus, la Chine, le Laos et moi »

  1. J’ai vu cette route, partiellement achevée, qui se prolonge au delà de Boten. Immenses tunnels, viaducs, la montagne est perforée de toute part. Hallucinant. Colère, Larmes. Car évidemment, il n’y a pas que le Laos où on voit les Chinois perforer le monde et lui sucer la moelle. Lieux sacrés, tribus des montagnes, animaux… rien n’est épargné. En plus, les ouvriers chinois, installés en camps volants, dans des conditions épouvantables, usent leur pauvre vie à casser le paysage à la main ou quasiment.
    J’ai vu un monde qui meurt sous la folie des hommes.

  2. La barbarie, à l’état pur, dans le pays de Lao Tseu ou de Confucius, chantres d’un respect fondamental de la Vie (plutôt que d’une appropriation vorace du monde) :

    « Celui qui agit détruira
    Celui qui saisit perdra
    Le Saint, n’agissant sur rien, ne détruit rien
    Ne s’emparant de rien, il n’a rien à perdre. » (Dao De Jing, chapitre 34)

    La véritable écologie impose une résistance fondamentale, à tous les niveaux, et une remise en cause tout aussi fondamentale de notre relation « occidentale » au monde.

  3. On y est, on arrive aux mêmes conclusions, on démasque les ambassadeurs du cac 40 en culottes courtes. Les représentants de commerce de l’écologie de marché ont flairé l’occasion de participer aux honneurs. Les mandataires tireurs de ficelles,l’oeil rivé sur les profits bio toisent les sondages qui ausculte la montée verte. Ne nous trompons pas , ils savent tous qu’avec leurs méthodes élitistes, les dérèglements environnementaux ont de beaux jours devant eux.Alors, comme de bien entendu, l’économie libérale encore une fois sauvera les nantis qui continueront de glaner la croissance sur le dos des pauvres.

  4. Je fais suivre votre article à mon frère, Sébastien, ainsi qu’à Gilles qui s’emploient à sauvegarder l’éléphant d’Asie, celui du Laos précisément, au sein de leur association Elefantasia. J’aimerais qu’ils trouvent un moment pour nous en parler ici-même, l’occasion est rêvée et c’est bien triste.
    Bien à vous.

  5. On fait quoi ? On se rassemble où ? Quand ? Pour au moins dire notre dégout et notre souhait le plus profond : CHANGER notre civilisation … d’URGENCE !!!!!!!! ? Et montrer que nous le faisons, et le faire ENFIN !
    Le temps n’est-il pas venu d’arrêter nos pédalages devant la toile pour agir pour de vrai, dans la rue ou ailleurs, bloquer de toutes nos forces ce système infernal ?
    Je me répète : où ? Quand ? et de toute façon : VITE !

  6. Ce n’est sans doute qu’un détail, mais ne vaudrait-il pas mieux parler de « mode de vie criminel » plutôt que de « niveau de vie criminel »?
    Vivre en étant esclave de la bagnole, par exemple, ce n’est pas vivre mieux: c’est vivre sottement.
    Pardon de chipoter…

  7. ça serre le cœur. Mais comment expliquer tout ce qu’implique notre niveau de vie ? à qui va-t-on dire que pour sauver les éléphants, il faut nous passer de voiture ?……
    On n’a pas choisi cette société de sur-consommation mais on en profite en même temps…

  8. Mais personne ne nous oblige a surconsommer; le jour où il n’ont plus de clients pour vendre leur m…; ça changerra! On peut vivre autremment!

  9. Tout ceci est à pleurer, mais cette destruction nous la vivons aussi à petite échelle dans nos propres villes. Le culte de la voiture aura raison d’une grande partie de notre nature. Mais il faut refuser la fatalité et tenter de nous battre ; je peux vous assurer que certaines personnes s’y emploient.

  10. A Nicolas,

    Sébastien et Gilles font un boulot extraordinaire, il en connaissent un rayon sur les éléphants d’Asie et du Laos en particulier. Nous avons passé une semaine à Sayaburi en leur compagnie, entourés de 50000 laotiens qui redécouvrent toujours plus nombreux les éléphants et leurs conditions de vie si précaires aujourd’hui.

  11. Ce texte est terrible car il souligne notre impuissance à agir.
    Parler de Luc Guyau à la tête de la FAO cà n’a plus aucune importance.

  12. Chers Valérie et Hervé,

    De retour en France , donc . Et bien , merci pour vos envois réguliers de témoignages . Votre carnet de voyage n’a cessé de me bouleverser .
    J’étais, Dimanche , a une journée de rencontre avec l’équipe des carnets de saint Lambert . Chacun exprimait rapidement ses sentiments sur le journal , mais également plus globalement sur ce que nous pouvons faire et je retiens deux idées :
    – Savoir regarder en face les forces de mort qui existent et agissent dans ce monde pour lutter efficacement en faveur de la vie
    – Ne pas minimiser l’importance de la beauté, de la poésie dans le combat .
    Je parle peu sur ce blog de la douleur qui m’assaille face au gâchis monumentale . Elle me broie le coeur chaque jour de façon bien réelle et me donne de la compassion pour le geste de désespoir de Zweig . Néanmoins, je reste déterminée à aller au delà et défendre ,avec les moyens dérisoires qui sont miens, la vie .
    merci d’être des témoins de votre monde .

    @ tous, je suis un peu atterrée que des faux débats puissent susciter sur ce blog parfois cinquante ou plus de cent commentaires , et que des auteurs aussi essentiels que Frederico Garcia Lorca, si peu . N’hésitez pas à fouiller les archives !

  13. ecoeurant,le saccage s’accélère,dans les appalaches,ils déforestent d’énormes surfaces en quelque semaines,et dynamite les montagne pour chercher le fameux « pétrole ».les quelques personnent qui habitent la sont menacé verbalement et physiquenemt.bien sur la biodiversité disparait comme un songe.je savait que cela arrivait en afrique ,asie du sud est;mais je croyait que le laos était préservé,nouvelle désillusion,a ce qu’on ma dit c’était un paradis.les politique ne font rien et de plus cela rapporte.notre vue a tres court terme(signe de dégénéressence) avec notre obsession du profit vas rendre notre terre inhabitable.de plus si les forets disparraissent,les nuages et donc les pluis se feront tres rares;le fameux pétrole tres convoité accélère le réchauffement ,et le tour est jouer,plus d’insecte et autres animaux pour pollinisé,et tout s’éffondre.Nous sommes FOUS.

  14. Provoc:
    pendant des années, des décennies, on s’est culpabilisés de voir un pays comme le Laos classé parmi les plus pauvres du monde. Mortalité infantile, analphabétisme, moins d’un $ par jour, etc (je ne parle pas des retombées transfrontalières de la guerre du Vietnam, somme toute de peu d’impact par rapport à ce qui se passe et que tu décris).
    Eh bien, ils sont en train d’en sortir!

    Ou alors, il fallait dire « ils ont moins d’un $ par jour, une espérance de vie de moins de 40 ans, et ne connaîtront jamais la littérature, mais ils ont la jungle, les esprits des arbres, les tigres, leurs 879 langues dont certaines ne sont parlées que par quelques dizaines d’individus, et ils mourront jeunes, mais en ayant eu la chance de ne jamais engloutir une canette de coca ». Mais ça, il s’est trouvé peu de monde pour le dire. Lévi-Strauss peut-être?

  15. Géry,

    Le fait tout simple est qu’on remplace une civilisation – avec tout son bien, tout son mal – par le néant de la marchandise. Tel est le fait majeur. Tout le reste est subordonné. Bien à toi,

    Fabrice Nicolino

  16. Fabrice,
    Je ne sais pas comment je suis tombé sur votre billet, par quel zapping… Mais je suis effondré.
    Je partage entièrement vos points de vue et suis choqué par un outil du Grenelle qui a au final bien plus aidé à endormir qu’à faire bouger les choses.
    Ainsi, moi qui essayait de montrer à mes enfants(10 et 13 ans) le monde de la nature avant qu’il ne disparaisse je suis passé à côté du Laos.
    Je ne peux me permettre par ailleurs de juger de ce que c’est que le bonheur pour l’homme, mais une fois de plus le rouleau compresseur de notre néant impose un mode de vie unique, violent et destructeur. Je ne sais plus quoi faire, car nous allons dans le mur et l’évidence n’est ni écoutée ni comprise. Si je peux vous aider vous tous qui faites preuve de votre révolte…

  17. Fabrice,

    Je suis bien d’accord avec toi, tu t’en doutes. Je ne me suis pas laissé berner par les éditorialistes économiques qui bêlaient en coeur, ces dernières années, que jamais dans l’histoire on avait sorti de la pauvreté autant de monde en si peu de temps — car c’est quantitativement vrai, mais à quel prix?

    Maintenant, l’histoire de l’humanité peut-elle aller autrement que cette unification à marche forcé sous le règne de la marchandise ou, plutôt, de l’industrialisation de tout? Avec les données incontournables (croissance « inertielle » de la population mondiale de +40% d’ici 50 ans, sauf catastrophe majeure bien entendu); la nécessité humaniste incontournable (maintenir les conditions d’une vie humaine « civilisée » sur terre, au moins l’injonction de Bill Clinton [désolé pour la référence!] selon laquelle « nul ne doit mourir avant que son heure ne soit venue », et un sort pas trop inégal entre les hommes); et les premiers signes d’épuisement de la machinerie naturelle et géologique pour répondre à ces besoins, qu’il conviendrait de limiter, il n’y a qu’une seule solution: convaincre les occidentaux de consentir à diviser leur niveau de vie par un facteur 4 ou plus, et ceux qui essaient de nous rattraper de se contenter de ça.
    Comme dirait Allègre, ces écolos oublient que le sens de l’humanité, c’est l’espoir du progrès 😉

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *