Le loup et l’ours à l’Opéra-Bouffe

Mieux vaut prendre cela comme une farce, mais alors grandiose. Si j’avais été une petite souris le 10 octobre 2007, vivant à Paris, j’aurais trottiné en faisant gaffe aux voitures et je me serais planquée sous les gradins du stade Charléty avec une provision de blé dur, pour assister au spectacle. Et j’aurais pris soin de ne pas trop couiner – de rire – pour éviter un mauvais sort.

On donnait ce jour-là un Opéra-Bouffe un peu déjanté, mais quoi, les distractions sont rares. Avec dans les rôles principaux des acteurs de troisième zone, certes, mais en même temps, comme par enchantement, hilarants. Je ne peux citer tout le monde, et je m’en excuse. Les trois meilleurs s’appellent, par ordre d’apparition sur la scène : Jean-Michel Lemétayer, président de la FNSEA, Philippe Meurs, président des Jeunes Agriculteurs (JA) et Luc Guyau, président de l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture (ACPA). Ma préférence va à ce dernier : on aurait juré que sa barbe de brigand de comédie était vraie !

Gloire à l’auteur de la pièce, pour avoir trouvé ce titre génial : « Le loup et l’ours menacent-ils la biodiversité de nos territoires ? ». Pourquoi ce point d’interrogation ? Peut-être pour entretenir le suspense ? Alors là, foi de petite souris, je trouve cela facile. Car la réponse est évidente : c’est oui. Oui, OUI. Après quelques minutes d’échauffement, la messe était dite : les prédateurs sont de grands pervers, qui jouent à l’agneau alors qu’ils sont tous d’affreuses vermines, bonnes à écraser sous la roue d’un tracteur. Pas seulement le loup ou l’ours, mais aussi le lynx et le…vautour (1).

La totalité de la troupe, à l’issue de la représentation, a en effet signé un manifeste qui réclame, et je cite : « l’arrêt de la réintroduction d’ours et son cantonnement dans des zones appropriées, le retrait des loups dans les zones d’élevage, la régulation des populations de vautours et de lynx ». C’est à ce moment précis, je vous le signale à tout hasard, qu’il fallait applaudir.

Bravo ! Les tenants de l’agriculture industrielle n’ont que faire de nos récriminations et révoltes. On le savait. La disparition des paysans et d’une civilisation millénaire ? Pas grave. L’épandage massif et perpétuel de pesticides dangereux pour la santé des hommes, des plantes et des bêtes ? Pas grave. La destruction des paysages, la pollution irrémédiable à court et moyen terme des rivières et des nappes phréatiques ? Pas grave. La raréfaction évidente de tant d’espèces admirables d’abeilles, de papillons, d’oiseaux, en relation directe avec des pratiques criminelles ? Pas grave.
En revanche, mobilisation générale, immédiate, et subventionnée contre 25 ours, dont la plupart, il est vrai, immigrés, une centaine de loups, une poignée de lynx et quelques centaines de vautours. À l’assaut, les preux ! Tuez-les tous, Monsanto et Bayer reconnaîtront les leurs.

Mais vous savez tout, et n’avez pas besoin de moi pour hurler à la mort contre la stupidité. Ces gens sont d’un autre monde. En tout cas d’un autre esprit, radicalement autre. Et c’est fâcheux, quand on souhaite malgré tout avancer. Je voudrais pour finir vous confier une intuition : la défense de la vie sauvage, celle qui échappe à l’emprise humaine, bute sur des obstacles colossaux, qui demeurent en partie invisibles.

Laissons de côté la bêtise, la lâcheté, l’intérêt vil, l’anthropocentrisme, et toutes autres choses connues depuis des lustres. Laissons de côté les causes repérées du grand malheur en cours. Je pressens une autre explication, que j’appellerai, si vous m’y autorisez, choc anthropologique. L’homme ne cesse d’avancer sur cette terre depuis des millénaires. Pourquoi ? Parce que. Il a tout conquis, et tout dévasté. Pourquoi ? Parce que. Et dans notre petit pays de France, il est parvenu à éradiquer totalement la bête. Cet autre insupportable appelé ours, loup, lynx.

Après 1945, et grâce à l’action résolue des amis de Luc Guyau – un joli pied de nez historique -, l’homme de chez nous a, pour la première fois depuis le Néolithique, reculé. Il a abandonné des territoires entiers. Dans certaines vallées reculées, dans le haut des contreforts, sur les estives jadis parcourues par des paysans au travail. Il existe désormais des millions d’hectares en France où l’homme ne pénètre plus que rarement, quand il y va encore. C’est un événement majeur, très peu compris encore. C’est là que la bête éternelle est revenue. Là. Et je pense, et je crois que nos mémoires d’individus se chargent en cette circonstance des brumes de la mémoire collective, celle de l’espèce.

L’homme recule, la bête revient. Les tréfonds de l’âme en sont bouleversés. Faut-il parler de peur, de culpabilité, d’un sentiment de trahison par rapport aux ancêtres, de mise en question de la destinée humaine ? Je ne sais. Probablement de tout cela, et de bien d’autres mystères profonds. Mais si je ne me trompe pas trop, on admettra que la défense du loup, de l’ours, du lynx (et du vautour), à laquelle je suis tant lié, est décisive. Sur ce terrain-là, même s’il faut accepter des compromis, aucun recul n’est envisageable. Ou nous tracerons, avec ces animaux, les lignes d’un avenir possible. Ou l’idée de l’homme, l’autre idée de l’homme mourra. Je vous salue et vous embrasse.

(1) http://www.pyrenees-pireneus.com

19 réflexions sur « Le loup et l’ours à l’Opéra-Bouffe »

  1. On peut toujours se croire plus intelligent et informés que ses détracteurs en assénant que l’abandon du pastoralisme mettrait en danger des milliers d’espèces animales et végétales , comme L.Dollo ou Rageous-Hélène n’hésite pas à le faire . Sans doute que les pays qui ne pratiquent pas notre forme d’élevage en montagne avec des prédateurs en liberté , ont une biodiversité effondrée par rapport à la nôtre , comme beaucoup d’observateurs ont pu le vérifier . C’est incontestablement écrit dans tous les publications scientifiques sérieuses .
    Certains détiennent la Vérité issue de la tradition des millénaires passés , à d’autres l’ignorance , les approximations , les insuffisances et l’irresponsabilité d’engager l’humanité vers le désastre final .

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