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Toutes les forêts du monde

Sylvain Angerand, des Amis de la Terre, m’envoie le texte d’une tribune parue dans Libération, sous sa signature. Cela tombe bien : l’ayant déjà lue, je m’apprêtais à vous en parler (http://www.liberation.fr). Je n’ai jamais rencontré Sylvain et ne sais que fort peu de choses sur Les Amis de la Terre. Ce qui ne m’a pas empêché de saluer ici ou ailleurs la droiture et la pugnacité d’un de ses membres, Christian Berdot, à propos des biocarburants.

Que nous veut Sylvain Angerand ? Eh bien nous alerter, bien entendu, et sur une question essentielle. Une de plus. Voyez l’entrée en matière, qui résume bien le tout : « Planter des arbres pour sauver le climat est la grande mode du moment. Il n’y a qu’à voir les opérations qui pullulent ces derniers temps : «Un milliard d’arbres pour la planète» du Programme des
Nations unies pour l’environnement,
«Un arbre, un Parisien» de la Ville de Paris, et encore «Plantons pour la planète» d’Yves Rocher. L’idée est qu’en grandissant, un arbre capte du C02, l’un des principaux gaz à effet de serre, permettant donc d’en atténuer l’impact sur le réchauffement climatique ».

Angerand décrit le monde tel qu’il est. Qui ne ressemble pas aux dépliants publicitaires de l’univers marchand. La supercherie, en ce domaine, repose sur une idée si simple qu’elle en est totalement fausse : un arbre vaudrait un arbre. Un eucalyptus, appelé en Amérique latine l’arbre de la soif, tant il assèche les sols où il est planté massivement, vaudrait un arbre tropical de 700 années vivant une infinité de relations complexes avec son voisinage de plantes et d’animaux. Si vous lisez l’espagnol, allez jeter un oeil à l’adresse entre parenthèses (http://www.redtercermundo.org). Un vieil homme venu d’Australie, qui est aussi et surtout un eucalyptus – Don Eucalipto – raconte l’odyssée, ce long sanglot de l’eucalyptus, changé pour notre malheur en petit soldat de l’industrie forestière.

Donc, un serait égal à un. La forêt gagnerait en Chine, alors qu’elle s’évanouit, parce que le parti communiste a décidé de planter des surfaces géantes d’eucalyptus génétiquement modifiés. L’Indonésie, multipliant des palmiers à huile par milliards, compenserait, au moins en partie, la perte de ses forêts pluviales primaires, qu’elle vole à l’humanité et à l’avenir de tous. Et de même, partout, dans ce monde barbare.

Angerand nous met en garde contre un nouveau truc des bureaucrates du climat. À Bali, où Greenpeace s’est en partie déconsidéré, la planète officielle a discuté des moyens de lutter contre le grand dérèglement. Ce qui fut et demeure un désastre – l’absence de toute décision – a été présenté comme un pas en avant par tous ceux qui ont un intérêt, au moins symbolique, à ce que le commentaire soit mensonge.

Là-bas, dans le pays de l’abomination – Bali est en Indonésie -, l’on a évoqué une idée inouïe : payer des gouvernements pour qu’ils limitent un peu la déforestation. Dans le jargon insupportable des conférences internationales, cela s’appelle « déforestation évitée ». Et comme la FAO, agence onusienne, considère que les monocultures d’arbres valent les communautés végétales plurimillénaires des forêts primaires, on peut s’attendre à de stupéfiants résultats.

À terme, l’ONU pourrait aisément payer les mafieux d’Indonésie qui plantent des palmiers à huile pour fabriquer des biocarburants, au motif que ces arbres ralentissent la déforestation massive causée par leur développement fulgurant. Les mafieux gagneraient ainsi deux fois. Au-delà, le monde entier pourrait se reboiser sous la forme de pins Douglas dans le Morvan français – Lulu, coucou ! -, de peupliers en Chine, de palmiers dans le bassin du Congo, etc.

Tragédie ? Je confirme : tragédie. Mais je dois ajouter que j’en ai marre de ces cohortes de collaborateurs de la destruction, qui font la queue au guichet de la mort. La rébellion est un devoir moral élémentaire. En attendant mieux. Tiens, je viens de lire un article qui referme, pour aujourd’hui en tout cas, le dossier. Laurence Caramel (http://www.lemonde.fr) écrit ceci : « Plus de 1,6 milliard d’arbres ont été plantés en 2007 grâce à la campagne « Plantons pour la planète » lancée par le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) avec la Kényane Wangari Maathai, Prix Nobel de la paix 2004, dont le Mouvement de la ceinture verte soutient depuis longtemps des actions de reforestation en Afrique. L’objectif du milliard d’arbres que s’étaient fixé les initiateurs du projet est ainsi dépassé. Fort de ce succès, le PNUE a annoncé que la campagne serait reconduite en 2008 et en 2009.
Au palmarès des pays ayant répondu à l’appel, l’Ethiopie arrive en tête avec plus de 700 millions de plants, suivie par le Mexique (217 millions) et la Turquie (150 millions)
».

N’est-ce pas formidable ? Non. En Éthiopie, la surface de forêts est passée de 40 % du territoire national en 1950 à 3 % aujourd’hui. 700 millions d’arbres qu’on pourrait dire sans racines, en tout cas sans l’extraordinaire réseau de diversité qui en fait des monuments de la vie, ce n’est rien. Peut-être moins que rien, car l’illusion n’est pas notre alliée, mais un mortel soporifique.

Lulu d’Autun, gardienne du monde

Attention, l’amitié peut conduire à Autun (Saône-et-Loire). Celle que j’éprouve pour Lulu, Lucienne Haese, m’a mené là-bas, hier vendredi. Et le moins que je puisse dire, c’est que je n’étais pas dans une forme olympique. Mais bon, Lulu est Lulu.

Et comme elle m’avait invité à parler de mon livre sur les biocarburants, à la suite de l’Assemblée générale de son association, Autun-Morvan-Écologie, j’y suis allé, bien sûr. Je n’ai pas regretté une seconde, car la salle était davantage qu’intéressée par mon propos, amicale en outre, sympathique au possible. J’ai donc pu parler librement, sans détour, de la tragédie planétaire en cours, qui affame, ravage les forêts tropicales et détruit un peu plus le climat. Le maire d’Autun, le socialiste Rémy Rebeyrotte, était là, et m’a même acheté un livre. Le monde réel est plein de surprises. Thierry Grosjean, mon cher Thierry Grosjean, d’Ouroux, avait fait le déplacement. Ceux qui connaissent ce brave, que je n’avais pas vu depuis des années, comprendront.

Autun, donc, par le TGV Paris-Montchanin puis le bus jusqu’à Autun. Où Lulu m’attendait, à l’arrêt Lycée militaire. J’ai connu Lulu il y a quelque chose comme huit ans – je crois -, un jour que j’étais allé la trouver dans son local de la rue de l’Arquebuse. Elle est exceptionnelle. C’est une femme du peuple, aujourd’hui retraitée, qui a vaillamment conquis des responsabilités dans les entreprises qui l’ont employée. Elle a terminé sa carrière comme chef comptable dans une fabrique de parapluies familiale, aujourd’hui morte et enterrée sous les coups de la mondialisation. Et elle aime la forêt. Attention : d’un amour pur et violent, sans détour, évident, quoi !

Hier, elle m’a confié qu’elle devait ce grand défaut, qui est une immense qualité, à son père, qui l’emmenait, au temps de l’enfance, dans les forêts des environs, très tôt souvent. Écoutez-la, plutôt : « Un arbre, c’est comme un animal, c’est un être vivant. Un arbre, on peut l’entendre, car il parle. Vous êtes en forêt, tout est calme, et soudain l’un d’eux se met à parler, aidé parfois par le vent ». Telle est Lucienne, hélas sans son accent morvandiau.

Le soir venu, devant l’assemblée réunie, elle m’a fait un cadeau si fabuleux que l’émotion m’a saisi. Heureusement, je sais me tenir. Elle m’a en effet offert une part de forêt, la 1953 ème part de forêt morvandelle détenue par le Groupement forestier pour la sauvegarde des feuillus du Morvan. Me voilà propriétaire, théorique mais réel, d’un carré de 25 mètres sur 25, là-bas. J’en suis fier, j’en suis infiniment heureux.

Je vous dois une explication : Lucienne ne lâche jamais. Son combat principal consiste à dénoncer le massacre de cette forêt primordiale et mythologique qui a couvert pendant des millénaires sa région. Car le Morvan n’a longtemps été qu’une forêt, trouée de loin en loin pour les besoins humains. Une forêt de chênes et de hêtres, associée à quelques charmes, bouleaux ou châtaigniers, depuis quelques siècles pour ces derniers.

Mais tout a changé, comme partout. Pour la raison folle qu’il faut gagner de l’argent au plus vite – Take the money and run, Prends l’oseille et tire-toi -, des propriétaires forestiers ont commencé à remplacer les feuillus par des résineux. Dès après la Seconde guerre mondiale. Ce qui n’était qu’épiphénomène est devenu épidémie. Le Fonds forestier national (FFN) a massivement distribué des subventions publiques à qui plantait des pins Douglas, et la machine s’est emballée. En 1970, les résineux représentaient déjà 23 % du peuplement forestier du Morvan. Et 40 % en 1988. Et plus de 50 % aujourd’hui.

Des grandes compagnies bancaires ou d’assurance – Axa, les Caisses d’épargne – paient des gens pour répérer les ventes de forêts, ou pour les susciter. Ainsi sont apparues des propriétés de centaines d’hectares d’un tenant, sur lesquelles passent d’infernales machines à déraciner les arbres tout en les découpant. Table rase ! Coupe à blanc ! Lulu m’a montré des photos : je ne croyais pas cela possible en France. Une déroute écologique. Les résineux sont vendus en bloc, d’autres machines passent derrière et plantent des théories de nouveaux résineux, qui seront à leur tour broyés dans trente ou quarante ans. Ces monocultures sont des déserts biologiques. Et une insulte au beau, à l’histoire, à la culture profonde des Morvandiaux.

Lulu est restée debout, envers et contre tout, et tous. « Un jour, raconte-t-elle, j’ai pensé : « Mes cocos, vous allez voir de quel bois je me chauffe ». Et j’ai commencé à apprendre ». Oui, Lulu a dû apprendre à parler la langue des seigneurs. Et ce fut dur. Car elle ne savait pas les codes. Car, dans les réunions, elle entendait des mots qu’elle ne comprenait pas. « Les premières fois, ajoute-t-elle, j’avais les mains paralysées. Mais j’ai pris de l’aplomb ». Tout Lulu est là.

Depuis, infatigable, elle traque députés et préfets, responsables en tous genres, qui la voient arriver de loin. Au cours des repas officiels où on l’invite parfois, c’est à peine si elle mange. Son obsession, c’est le dossier qu’elle a sous le bras, et qu’elle remettra, de gré ou de force, à l’Éminence du jour. D’où ce groupement forestier, dont je fais désormais partie.

En quelques années, Lulu et ses amis sont parvenus à racheter 100 hectares environ, les sauvant de la mort industrielle. Mieux : en s’associant avec le Conservatoire des sites naturels et la ville d’Autun – eh oui, hier soir, le maire n’était pas là par hasard -, la fine équipe a pu acquérir les 270 hectares de la somptueuse forêt de Montmain, au-dessus d’Autun. Dont des sources, un aqueduc, les restes d’une ancienne villa gallo-romaine. Où est la culture ? Qui sont les barbares ?

Je ne connais pas d’exemple, en France, de groupe qui se batte avec tant de vigueur pour nos forêts. Mais peut-être suis-je ignorant ? J’en serais ravi, en l’occurrence. Reste que Lulu, Autun-Morvan-Écologie, le Groupement forestier sont des exemples. De l’esprit de résistance, bien entendu, qui nous manque tant. Si vous avez des idées pour soutenir ces valeureux, debout ! Ils le méritent. Moi, je vais tenter ce que je peux pour faire connaître ce combat, pour qu’il devienne national, européen peut-être.

L’association de Lulu a un site sur le net (http://autun.morvan.ecolog), et une adresse postale : Autun-Morvan-Écologie, BP 22, 71401 Autun Cedex. Mais je vous conseille de téléphoner, car avec un peu de chance, vous tomberez sur Lulu, directement : 03 85 86 26 02. Et si c’est le cas, je vous le demande, embrassez-la de ma part. Elle est irremplaçable.

Voyage aux îles Andaman

Je crois que je n’irai jamais là-bas, mais d’une certaine façon, j’y passe une partie de ma vie, surtout quand je dors. Les îles Andaman sont en effet une sorte de rêve, même si l’usage du temps passé conviendrait sûrement mieux. Où les trouve-t-on, sur le planisphère du moins ? Dans le golfe du Bengale, à 200 km au sud de la Birmanie. Il s’agit d’un archipel de plus de 200 îles, dont moins de 40 abritent des humains. Elles sont pour l’essentiel couvertes de forêts tropicales denses. Ce territoire dépend absurdement de l’Inde, lointain pays.

Pendant un temps immensément étiré, l’archipel a été habité par ce que nos chercheurs appellent aujourd’hui des Negrito. Ces peuples sont probablement venus d’Afrique au cours de migrations vieilles d’au moins 60 000 ans. Et ils ont vécu d’une manière qui déplaît fortement à monsieur Sarkozy et à ses si nombreux amis. Pardonnez à l’avance cet extrait du discours tenu par notre président à Dakar, en juillet dernier : « Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. Le paysan africain, qui depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l’idéal de vie est d’être en harmonie avec la nature, ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles. Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès ».

Puissant, n’est-ce pas ? Tout y est, à commencer par cette idée mortifère du progrès. Je rassure ceux qui seraient inquiets. Je n’ai rien contre le progrès, l’amélioration, l’invention, le neuf, le changement. Mais rien, je vous jure. En revanche, je ne supporte plus l’idéologie qui cimente et enterre ces dispositions éternelles de l’âme humaine. Je ne ferai pas de cours ce jour-ci, et n’écrirai donc rien sur ce fil qui relie tant de traditions politiques françaises, et qu’on regroupe sous le nom de progressisme.

Mais enfin, il est clair que bien des barbaries, à commencer par le colonialisme, auront été accomplies à l’abri de cette vision de l’avenir. J’incarne le progrès, donc je peux trancher des têtes. Pour la séquence historique précédente, il suffit de remplacer « le progrès » par « la sainte foi catholique », et l’on obtient le même résultat. Demandez aux mânes de la ville de Béziers, détruite à la racine en 1209.

Revenons aux Andaman. Ce ne fut pas un paradis, non. Mais un territoire possible et même certain, oui. Pendant des centaines de siècles. Or, il y a 150 ans, « l’aventure humaine » chère à Sarkozy – et à Royal, sans l’ombre d’un doute – advient enfin. Les Anglais débarquent, et créent sur place l’un des plus formidables bagnes politiques de l’histoire. Les Japonais y commettent quelques massacres après 1941, avant que de laisser la place aux Anglais, de nouveau, jusqu’en 1947. Puis l’Inde devient maîtresse des Andaman.

Maîtresse et marâtre, car le pays neuf de Gandhi envoie des colons par dizaines de milliers, et ouvre des bases navales. Les Negrito sont décimés. Et parmi eux – car il y a cinq ethnies -, les Jarawa, pour lesquels j’ai un faible. Les Jarawa ne se sont pas laissés faire. Jarawa pourrait signifier, en toute simplicité, étrangers. Ils ont refusé, obstinément, tout contact avec les envahisseurs, se repliant dans le fond de leurs forêts, où ils continuaient de chasser, avec des arcs et des flèches.

Tout a changé vers le milieu des années 90 du siècle passé. Une route a pour la première fois profané le territoire des Jarawa. Les braconniers, profitant de la brèche, ont massacré comme ils savent si bien faire, dotés eux d’armes automatiques. La suite, la voici, telle que rapportée par l’admirable association Survival International (http://www.clio.fr/BIBLIOTHEQUE) : « Les conséquences négatives de cette interaction sont manifestes (…) Des rapports alarmants font état de l’exploitation sexuelle des femmes, de l’introduction d’alcool, de tabac et de nourriture dont les Jarawa deviennent de plus en plus dépendants. Les plus jeunes se sont mis à faire du troc pour se procurer des denrées alimentaires étrangères comme du tabac à mâcher ou de la feuille de bétel, substance hallucinogène. La route draine également des touristes qui constituent à leur tour une menace pour les Jarawa car, malgré les affiches et les panneaux où l’on peut lire « Attention aux Jarawa « , « Ne laissez monter les Jarawa dans aucun véhicule » et « Ne donnez aucune nourriture aux Jarawa », établir un contact avec eux est devenu une source d’amusement ».

Si je pense aux Jarawa ce 16 novembre 2007, c’est parce que Survival, justement (et un grand salut à Jean-Patrick Razon !) lance un appel terrible, à l’occasion de la première journée mondiale du diabète organisée par les Nations Unies. Les peuples indigènes de la planète, presque tous, sont désormais menacés par notre si gentil progrès universel. Chassés de leurs terres, soumis à une loi qu’ils ne comprennent pas, ils versent massivement dans la déchéance alimentaire, qui n’est jamais qu’une face de la déculturation. Selon le professeur Paul Zimmer, de l’Institut international du diabète, « si l’on n’agit pas de toute urgence, le risque de voir disparaître de très nombreuses communautés indigènes [à cause du diabète], voire toutes, est bien réel ».

Je vous renvoie, hélas, à ce dossier de Survival (survivalfrance.org) intitulé : « Le progrès peut tuer ». Quant à moi, je vais finir mon rêve, qui m’emporte et m’engloutit. Les Jarawa forment, aujourd’hui encore, des groupes de 40 à 50 nomades, qui arpentent les forêts des Andaman avec des arcs et des flèches, à la recherche de porcs sauvages et de lézards-moniteurs. Ils n’en trouvent pas chaque jour, mais ce n’est pas si grave, car la forêt est généreuse en baies, en miel, en graines.

Je rêve et je m’évade, car j’en ai bien besoin. Les Jarawa sont une preuve concrète, certaine, indépassable, que nous pouvons habiter cette terre d’une autre façon.

Le beurre indonésien (et l’argent qui va avec)

Un jour de la fin février 1994, j’ai été heureux. Cela s’était déjà produit. Cela arriverait encore. Heureux. Il y avait du soleil, le vent froid m’obligeait parfois à courber la tête, je mangeais des gâteaux aux figues en buvant de temps à autre de l’eau fraîche.

J’étais au paradis, plus proche qu’on ne le dit parfois, sur les pentes du Mourre Nègre, autrement appelé Luberon. Une bien modeste montagne, une imposante colline si vous préférez. J’entendais parfois les trilles du petouso, le troglodyte mignon et je me souviens fort bien avoir aperçu un croupatas dans le ciel, un grand corbeau. Attention, un grand corbeau n’est pas – pas seulement – un corbeau grand. C’est une espèce à part entière, un acrobate sans fil qui plonge sans fin.

L’air sentait le buis, et les chênes verts bruissaient comme ils font depuis quelques très longs millénaires. Ce jour-là, j’allais découvrir une expression inconnue : la pelouse sommitale. Sommitale veut dire du sommet. Là-haut, vers 1100 mètres d’altitude, tout changeait. Les premières orchidées de la saison, et du monde donc, perçaient. On voyait le Ventoux, la montagne de Lure, le début des Alpes. J’étais seul.

Au retour, dans le vallon de La Fayette, je remarquai les vestiges d’anciennes charbonnières. Jadis, hier, des carbonieri, des pauvres venus le plus souvent d’Italie avaient passé là, en plein bois, des mois entiers, pour fabriquer du charbon de bois. J’étais toujours heureux, mais également ému. Le sort des pauvres m’importe.

Même de ceux-là, que je ne connais pas. Avant-hier, le président indonésien Susilo Bambang Yudhoyono a réclamé, depuis la tribune de l’ONU (1), des aides massives à son pays. Il estime que la préservation des forêts tropicales concerne le monde entier. Que la lutte contre le changement climatique passe par cela.

C’est une bouffonnerie, intégrale. Une farce macabre comme je n’en vois pas chaque jour, heureusement. Car l’Indonésie est en train de tuer ses ultimes forêts primaires, parmi les plus riches au monde en nombre d’espèces animales et végétales. Je parle là de millions d’hectares. En mai 2007, on apprenait qu’elle allait entrer en fanfare dans le livre des records Guiness. Pourquoi ? Je vous jure que je n’invente pas : parce que l’Indonésie est le pays qui, désormais, détruit le plus vite ses forêts. Elle est devenue pour cette raison le troisième émetteur de gaz à effet de serre de la planète, après la Chine et les États-Unis. Les mafieux locaux, qui tiennent tout, brûlent des arbres chargés de carbone sur des centaines de kilomètres, avant d’y planter des palmiers à huile. Lesquels donneront des biocarburants – pardon, des nécrocarburants – pour les voitures du Nord.

Je doute que Susilo Bambang Yudhoyono ne soit pas au courant. Certains jours, la fumée des incendies atteint la Malaisie, à des centaines de kilomètres de là. En 1965 – et cela a duré quelques années – les militaires indonésiens ont massacré environ 500 000 personnes, qui faisaient de l’ombre au profit. Ce pays est désormais aux mains des vainqueurs. Et une poudrière. Et une bombe humaine, religieuse, sociale, prête à exploser. Cela viendra, il ne faudra pas attendre longtemps. Ceux qui brûlent et dévastent souhaitent ouvrir quelques comptes bancaires numérotés en plus, et le Nord leur enverra sans aucun doute de quoi garnir ces nouveaux portefeuilles. Le Nord, c’est nous. N’avons-nous pas désespérément besoin de leurs biocarburants pour continuer nos ronds sur le périphérique et nos échappées du samedi ?

Je le parie : l’Indonésie aura le beurre et l’argent du beurre. La destruction des forêts, l’huile végétale, et les félicitations du jury. Et moi je pense à mes petits carbonieri du Luberon. Et au souvenir de ce qui aurait pu être.

(1) http://www.actualites-news-environnement.com

Barnier, homme de paille

Allons, allons, un peu de charité. J’en suis bien d’accord. Aussi bien, le titre de cet article ne moque que modérément notre ministre de l’Agriculture, Michel Barnier. J’ai voulu jouer sur les mots. Paille, agriculture, voyez.

Mais je dois avouer qu’il y a une raison plus sérieuse. Qui est M.Barnier, dont le microcosme dit sans se gêner qu’il n’a pas nécessairement inventé la poudre ? C’est un ministre, et puis ? Et puis c’est tout, ou à peu près. Diplômé de l’École supérieure de commerce de Paris en 1972, il n’a jamais fait que de la politique. Soit. Il n’est pas le seul.

Dans cette déjà longue carrière, je note qu’il s’est occupé de sport, de commerce et d’artisanat, d’Europe. Et il a été, au passage, ministre de l’Environnement, ainsi que des Affaires étrangères. En 2005, viré sans ménagement par Chirac et Villepin, il a poussé un (petit) cri de guerre et obtenu en échange d’entrer au Conseil d’État, sinécure bien connue. Le voilà donc ministre de l’Agriculture, une première pour lui.

Que sait-il de ce domaine ? Je peux vous le révéler, bien que ce ne soit pas une révélation : rien. Quand un politique arrive dans un ministère aussi cadenassé que celui de l’Agriculture, il emmène avec lui, dans son cabinet, quelques proches. Qui feront leur possible pour faire passer leur patron au journal télévisé de TF1. Et sinon, à celui de France 2. Au pire, six fois dans Le Figaro et cinq dans Le Monde, le plus rapidement qu’il sera possible.

Pour le reste, tout est plié. Au ministère de l’Agriculture, les directions centrales – l’ossature stable de l’administration – sont dirigées par de hauts fonctionnaires le plus souvent issus des grands corps techniques de l’État. Les ingénieurs du génie rural et des eaux et forêts (Igref) s’y taillent logiquement la part du lion. J’ajouterai que ce ministère sis rue de Varenne pratique une gestion rapprochée des questions agricoles. Je veux dire rapprochée de la FNSEA et des industries qui considèrent l’agriculture, justement, comme une industrie.

En clair, les dossiers sont en main. Bouclés, étayés, défendus bec et ongles par des techniciens sûrs de leur pouvoir. Arrive donc un Barnier. Je lis ce matin un entretien qu’il a accordé à la France Agricole, et qui est une merveille (1). Parlons de chef-d’oeuvre bien involontaire, ce sera mieux. Je vous cite un court extrait. FA veut dire bien sûr France Agricole et MB Michel Barnier :  »

FA: Sur le plan international, comment interprétez-vous l’évolution des cours de certaines matières premières agricoles. Est-ce une situation durable?

MB: Mon sentiment est que cette tendance est vraisemblablement durable. J’ai présenté le 29 août une communication en conseil des ministres sur ce sujet car c’est une situation nouvelle à laquelle on assiste.

Pourquoi cette tendance est-elle durable? Les agriculteurs ne produisent pas assez pour nourrir le monde. L’Inra explique que pour alimenter la planète en 2050, la production devrait être doublée par rapport à aujourd’hui.

Le monde va avoir faim. Mais en plus de consommer davantage, nous allons consommer différemment. L’évolution des habitudes alimentaires dans un pays comme la Chine, qui s’oriente vers une consommation plus élevée de protéines animales, va introduire des changements importants.

On assiste à une demande croissante des pays émergents, à des habitudes alimentaires qui évoluent, avec des stocks qui ont un niveau historiquement bas et un partage des terres aux Etats-Unis ou en Amérique Latine, notamment, qui réduit la part de l’alimentation au profit des biocarburants.

FA: Justement, il y a un débat sur ce sujet

MB: Ce débat est normal. Il faudra établir des priorités. C’est pour cela que l’on a besoin de gouvernance dans le monde et en Europe. Sans remettre en cause le choix stratégique de favoriser les agro et biocarburants. Il ne faut pas se dire «c’est l’un ou l’autre». En fait, c’est l’alimentation ou les biocarburants avec la question du partage des terres.

Je reprends ici mon propos. Au-delà de la qualité générale des réponses, sur laquelle je préfère ne pas m’étendre, songeant au risque bien réel de diffamation publique, un point me frappe. Barnier, homme excellement nourri aux meilleures tables, habitué des notes de frais et des fonds secrets ministériels, Barnier parle de la faim avec tranquillité. Eh oui, nous dit-il, la faim revient. Eh oui, les biocarburants jouent un rôle essentiel dans le phénomène. (Je consacre d’ailleurs à cette tragédie un chapitre au vitriol dans mon livre à paraître : La faim, la bagnole, le blé et nous.)

Il charge au passage – commode – les États-Unis et l’Amérique latine, oubliant ce que la France est en train de faire sur plus d’un million d’hectares de terres agricoles. Oubliant que l’Europe, et la France donc, sont les destinataires privilégiés de ces biocarburants produits ailleurs. Et puis, revenant à sa sieste coutumière, et à ses enfilages de perles, il nous dit : « C’est pour cela que l’on a besoin de gouvernance dans le monde et en Europe ». Ah, je me retiens, je vous jure.

Tenez, des nouvelles du monde réel. Je lis, dans la foulée de cet entretien indigne, un récit envoyé depuis Asuncion (Paraguay) par Javiera Rulli (2). C’est en espagnol, mais c’est surtout abominable. Cela commence ainsi :  » San Vicente es un importante centro agrícola en el Departamento de San Pedro, en el norte de la Región Oriental de Paraguay ». Je vous résume : cette région, jadis d’élevage extensif, est envahie jour après jour par le soja, souvent transgénique, destiné au carburant des bagnoles. On déforeste, on ruine pour des décennies, sinon des siècles, le fragile équilibre écologique d’une zone longtemps tranquille. Les habitants de San Vicente ont perdu la forêt, les animaux qu’ils y chassaient, les poissons qu’ils pêchaient dans les rivières. Ils ont en échange des fumigations massives de ce que les Latinos appellent agrotóxicos, les pesticides. Beaucoup de malades, qui n’iront pas à l’hôpital.

Bref. Le 18 août, quatre paysans sont partis chasser là où, de tout temps, ils l’ont fait. Une petite montagne désormais encerclée par le soja, à l’intérieur d’une grande propriété presque totalement déforestée. Les gardes du propriétaire leur ont tendu une embuscade et ont tiré, sans hésiter. Pedro Antonio Vázquez, 39 ans, est mort. Cristino González, 48 ans, est mort. Pour les biocarburants. Pour que nous puissions en consommer ici. Pour que Barnier puisse poser dans les journaux. Et merde !

(1) http://www.lafranceagricole.fr

(2) http://www.ecoportal.net