Archives de catégorie : Forêts du monde

Un nouveau barrage de Sivens ?

Cet article a été publié par Charlie Hebdo le 26 novembre 2014

Les socialos sont impayables. À Roybon, dans l’Isère, ils soutiennent un projet touristique qui passe par la destruction d’une zone humide, exactement comme dans le Tarn. Pour mettre à la place une bulle tropicale à 29 degrés et une rivière « sauvage » en plastique bleu.

Ces enfoirés sont en train de tout saloper. Maintenant, au moment même où vous lisez Charlie. Les engins de chantier de Pierre et Vacances – on va reparler de ces amis de l’homme – travaillent le week-end, les jours fériés, la nuit, pour créer l’irréversible. Depuis le 20 octobre, le chantier du Center Parcs de Roybon (Isère) bousille, hectare après hectare, le bois des Avenières, au bord de l’immense  forêt de Chambaran. Daphné, une jeune nana, au cours d’un rassemblement sur place le 17 novembre : « On n’a plus vraiment le temps d’attendre les recours légaux, et donc, on est un peu forcés de désobéir à la loi pour ralentir et stopper ce chantier ». Le résultat des deux recours sera connu dans une dizaine de jours, et les écrabouilleurs espèrent, dans tous les cas, qu’il n’y aura plus rien à sauver.

Séance décryptage : le 4 décembre 2009, le conseil général d’Isère – socialo, comme celui du Tarn – signe un protocole d’accord avec une transnationale du tourisme de masse, Pierre et Vacances (voir encadré). On déplie le tapis rouge pour une opération officiellement destinée à « équilibrer l’activité touristique » dans la partie Ouest de l’Isère, grâce à « la réalisation d’opérations significatives, à fort impact économique ».

Dans les faits, il s’agit de fourguer 200 hectares, dont une grande partie constituée d’une zone humide forestière, d’une très grande valeur écologique. Le village de Roybon – moins de 1300 habitants en 2011 -, propriétaire des lieux, accepte de vendre, probablement appâté par une taxe locale d’équipement de 1,2 million d’euros, suivie d’une taxe foncière de 500 000 euros chaque année. Passons au magnifique projet. Il s’agit d’installer douillettement un millier de « cottages » en bois, avant de faire venir 5 000 victimes en flux tendu pour se ressourcer « en pleine nature » à la sauce Pierre et Vacances. Après avoir détruit la vraie, cette emmerdeuse de toujours. Compter quand même de 600 à 800 euros pour une semaine et quatre personnes.

La très goûteuse cerise s’appelle AquaMundo, qui est le cœur même du « village ». C’est tellement con que ça décourage la moquerie. On créerait une bulle tropicale à 29 degrés – sur place, le thermomètre peut descendre à – 20 degrés -, traversée par une « rivière sauvage » en plastique bleu, qui sinue entre piscines et bassins surmontés de palmiers. Comme le dit sur le ton juste la publicité officielle, « admirez les poissons dans le bassin aux coraux et détendez-vous dans nos Centres Health & Beauty, Nature & Spa. Et si toute cette eau vous a donné soif, l’Aqua Café est là pour vous désaltérer et vous restaurer ».

On se demande dans ces conditions idylliques-là pourquoi il y a des opposants. Toutes les associations historiques sont vent debout, à commencer par la Frapna (Fédération Rhône-Alpes de protection de la nature, http://www.frapna-38.org/thematiques/center-parcs-roybon.html). Mais les opposants les plus directs se retrouvent dans Pour les Chambaran sans Center Parcs (PSCCP, http://www.pcscp.org), notamment pilotée par Stéphane Peron, un informaticien venu de la région parisienne. Dans le clair-obscur de la bataille en cours, des Camille – nom générique donné aux jeunes opposants, de Notre-Dame-des-Landes à Sivens – poussent comme autant de champignons. Des actions illégales – sabotage du piquetage du chantier – ont déjà eu lieu, mais on va probablement vers des affrontements. « Deux collectifs viennent de naître, précise pour Charlie Henri Mora, opposant de toujours. L’un sur place, l’autre à Grenoble. Ce n’est pas un secret : il y a parmi eux des illégalistes ».

Il faut dire que Pierre et Vacances s’assoit avec bonhomie sur l’enquête publique, en général sous contrôle, mais qui a tourné à l’horreur pour les amoureux des palmiers et poissons violets. Organisée du 14 avril au 28 mai, elle a recueilli 727 observations – ce qui est beaucoup – dont 60 % défavorables. Comble de tout, la commission d’enquête chargée de statuer sur le projet a publié en juillet un rapport de 25 pages dévastateur. Non contente de donner à l’unanimité un avis défavorable, elle détaille en 12 points les raisons de son opposition.

Charlie ne peut insister, et c’est dommage, car pour une fois, c’est beau (1). L’étude préalable, à la charge de l’aménageur, aura été brillantissime, car dit le texte, « la commission relève des affirmations régulières d’absences présumées d’impact avant tout inventaire ». Le principe est connu : qui ne cherche pas ne trouve rien. Autre point admirable, celui du destin des flots tropicaux. Car n’oublions jamais qu’il faut vider les chiottes, un jour ou l’autre. Or pour remplir tout AquaMundo, il faut entre 3100 et 3700 mètres cubes d’eau. Dans une région qui connaît, soit dit en passant, des sécheresses saisonnières récurrentes.

Où vidanger ? Pour des raisons sanitaires, il faut tout évacuer au moins deux fois par an. Quels produits chimiques contiendra la bouillie ? Nul ne le sait, mais en tout cas, on bazardera le tout dans un plan d’eau voisin, après avoir attendu que la température tahitienne baisse à un niveau jugé convenable. De là, le vomi gagnera un cours d’eau, puis sans doute, beaucoup plus loin, le Rhône. Et où pompera-t-on les centaines de mètres cubes – entre 613 et 1200 – nécessaires chaque jour pour abreuver les taulards des vacances ? En bref, estime la commission, « la multitude d’incertitudes, d’incohérences, voire d’incorrections, que comporte le dossier d’enquête au titre de la « loi sur l’eau » (…) confère un caractère rédhibitoire au projet en l’état ».

Malgré tout cela et tant d’autres choses, passage en force, soutenu par deux secrétaires d’État socialistes de la région : André Vallini, qui a failli devenir Garde des Sceaux, et Geneviève Fioraso, scientiste hors concours. Sivens le retour ?

(1) Le texte complet : http://www.isere.gouv.fr/content/download/20051/136634/file/Conclusions

ENCADRÉ

Les Center Parcs poussent comme des champignons

Pierre et Vacances, la transnationale derrière le projet de Roybon, pèse près d’1 milliard 500 millions d’euros de chiffre d’affaires. Ce mastodonte emploie 7500 salariés et « gère » au total 231 000 « lits ». La Côte d’Azur doit beaucoup à Pierre et Vacances, l’un des plus grands bétonneurs des côtes françaises.

Créé en 1968 par le néerlandais  Sporthuis Centrum, le « concept » des Center Parcs et les villages existants ont été rachetés par Pierre et Vacances en 2001. Il existe à ce jour, en Europe, 25 Center Parcs. En France, quatre sont ouverts, deux sont plus ou moins commencés, dont celui de Roybon, et trois sont en projet dans le Jura, dans le Lot-et-Garonne et en Saône-et-Loire.

Dans ce dernier département, la bagarre a dé »jà commencé autour du collectif du Geai du Rousset (http://centerparc-le-rousset.org), qui proteste contre les 80 millions d’argent public qui pourraient être engloutis dans ce projet privé. Et réclame comme tous ceux qui vomissent les Center Parcs, « l’abandon de ces projets inutiles et coûteux ». Dans le Jura, la mobilisation a elle aussi commencé, et certains pensent déjà à une coordination nationale des opposants aux Center Parcs.

Sauf grosse surprise, Pierre et Vacances commence un long chemin de croix.

De quoi Ebola est-elle le nom ?

Cet article a été publié le 6 août 2014 par Charlie Hebdo, sous un autre titre

Derrière les maladies émergentes, dont la fièvre Ebola qui dévaste l’Afrique, l’Internationale des gougnafiers. Un siècle de déforestation massive et d’agriculture intensive explique largement la dissémination de nouveaux fléaux.

Qui sait ? Peut-être que la Grande Peste – de 30 à 50 % de la population européenne meurt  entre 1347 et 1352 – a commencé comme cela. Ou encore la « grippe espagnole » de 1918, qui zigouilla davantage – 20 millions de morts – que la Première Guerre mondiale, celle qui devait être la dernière.

Une chose est sûre, et c’est que la fièvre hémorragique dite Ebola – une rivière de la République démocratique du Congo – est hors de contrôle. Après le Liberia et la Sierra Leone, tous les pays voisins sont désormais menacés, dont le Nigeria et ses 170 millions d’habitants. L’un des virologues au contact des malades, le Sierra Léonais Sheik Umar Khan, est mort la semaine passée, frappé lui aussi par le virus.

C’est donc l’angoisse dans des pays où les systèmes de santé croulent déjà sous le poids d’autres maladies. En attendant mieux, il n’est pas interdit de se poser une ou deux questions bien emmerdantes. La principale est celle-ci : pourquoi tant de maladies émergentes ? Selon les sources les plus sérieuses, leur nombre explose depuis cinquante ans, que l’on parle d’Ebola, du sida, du syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS), des hantavirus, du virus du Nil occidental, entre autres joyeusetés.

Il serait stupide de vouloir tout expliquer par la dévastation écologique de la planète, mais il serait franchement con de passer à côté. Car d’évidence, une des clés de la situation s’appelle déforestation. Dans un texte impeccable (1) publié par la FAO (Organisation des nations unies pour l’agriculture et l’alimentation), les chercheurs Bruce Wilcox et Brett Ellis expliquent par le menu l’arrière-plan de ces émergences (ou réémergences). Grossièrement, l’essentiel du phénomène viendrait de « changements dans le couvert végétal et l’utilisation des terres, notamment les variations du couvert forestier (en particulier la déforestation et la fragmentation des forêts), ainsi que l’urbanisation et l’intensification de l’agriculture ».

Les hommes pénètrent toujours plus loin dans les forêts tropicales, sortent virus et autres micro-organismes pathogènes de l’extrême stabilité écologique où ils se trouvaient, entrent au contact d’animaux de toutes sortes – primates, rongeurs, chauve-souris – qui deviennent les vecteurs de ces infections. On est très loin de tout comprendre, mais il est certain que le bouleversement de centaines de millions d’hectares de steppes et prairies, et surtout de forêts, a mis au contact des êtres vivants qui ne l’étaient pas dans le passé proche.

Wilcox et Ellis vont encore plus loin, écrivant : « Les premiers pathogènes responsables de fléaux tels que la variole seraient nés en Asie tropicale, au début de l’histoire de l’élevage et lorsque les forêts ont commencé à être défrichées à grande échelle, au profit de cultures permanentes et d’établissements humains ». La France n’est nullement à l’abri : une étude parue en 2008 dans la revue Nature (2) propose la première carte mondiale des maladies émergentes, et notre beau pays tempéré y occupe une place de choix.

Pourquoi ? Parce que nous avons beaucoup de ports – sur la Méditerranée, l’Atlantique, la Manche et la mer du Nord -, où les bateaux débarquent sans cesse des hôtes inattendus. Et parce que les anciens liens coloniaux font atterrir chaque année à Roissy, Marseille ou Lyon des centaines de milliers d’habitants de pays tropicaux. Le reste s’appelle dérèglement climatique, qui fait irrésistiblement remonter vers le Nord des espèces jusqu’ici confinées plus au sud.

Charlie, qui n’est pas devin, ne sait rien de ce qui va se passer, mais la promiscuité toujours plus grande entre les hommes, les animaux sauvages et les milliards de prisonniers de l’élevage concentrationnaire ne saurait annoncer le printemps. Pour que la situation s’améliore, il faudrait commencer par respecter ces équilibres écologiques qui emmerdent tout le monde, à commencer par les aménageurs-massacreurs. À moins de devenir sages, et même très sages, Ebola n’est qu’un début.

(1) http://www.fao.org/docrep/009/a0789f/a0789f03.html
(2) http://www.nature.com/nature/journal/v451/n7181/full/nature06536.html

Un Observatoire populaire de la biodiversité

Le sort des textes n’appartient pas, en fait, à leurs auteurs. Tel est du moins mon souhait depuis que j’en écris. Ils circulent, ils servent – ou non -, ils disparaissent, sont retrouvés – ou non -, ils vivent, ils meurent. J’ai écrit le long pensum que vous trouverez ci-dessous en 2012, à la suite d’une visite que j’avais faite d’un lieu merveilleux que l’on appelle la Corniche des Forts. Avant tout, je dois rendre hommage à l’excellent ornithologue David Bismuth, qui s’occupe du site internet ornithomedia, que je ne peux que recommander. C’est lui, plus que quiconque, qui a découvert ce coin de nature – environ 40 hectares – coincé entre Romainville, Pantin, Noisy-le-Sec et Les Lilas, en Seine-Saint-Denis. C’est lui qui en est devenu le guide. C’est lui qui a réalisé – avec Sylvie Van Den Brink, que je salue – des inventaires naturalistes du site.

Qu’est-ce que c’est ? Je reprends l’un des textes de David, en date de 2011 (on peut aussi lire cet article du Parisien) :

Une autre approche pour la base de loisirs de la Corniche des Forts

Il existe tout près de Paris, à Romainville (Seine-Saint-Denis), un espace unique de plus de 40 hectares : il s’agit d’anciennes carrières de gypse que la Nature a lentement (en cinquante ans) reconquises. Une forêt s’y est développée, principalement constituée d’érables, de frênes et de robiniers.
Interdit au public du fait de l’existence de zones au sous-sol instable, le lieu est devenu un endroit unique en Seine-Saint-Denis, naturel et « sauvage ».

Or il est prévu de l’inclure dans la future base de loisirs de la Corniche des forts, qui s’étendra sur 64 hectares sur les communes Pantin, de Romainville, des Lilas et de Noisy-le-Sec.?Une proposition du cabinet d’architectes Ilex Paysages avait été retenue en 2000 : la version initiale prévoyait la destruction de tous les arbres, la création de vastes pelouses, l’érection d’une butte artificielle surmontée d’un belvédère et la construction d’une galerie commerciale à demi-enterrée. Si cette approche pharaonique a semble-t-il été au moins en partie reconsidérée, on ne sait toujours pas quels sont les aménagements prévus.?Dans la perspective de la tenue d’une réunion importante des décideurs en juin 2011, nous avons rédigé ce rapport proposant une approche plus raisonnable et plus respectueuse de l’environnement existant, que nous transmettrons à certains élus.

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Je laisse ici le texte de David, et je reprends. Après avoir visité ce lieu enchanteur, nous avons réuni un petit groupe – Hélène Zanier, Pierre Mathon, Anne-Lise Millan-Brun, Benjamin Simonet, Pascal Mage, un peu plus tard l’indispensable Yann Monel, et quelques-autres – pour tenter de sauver ce qui peut l’être. Pour ce qui me concerne, j’ai écrit alors le texte que vous allez découvrir, et je suis allé voir madame Corinne Valls, maire de Romainville et principal soutien supposé du projet de base de loisirs, pour la convaincre qu’il y avait autre chose à faire. Dans ce coin maudit de la banlieue pauvre de Paris, il existe un lieu prodigieux, où les arbres et les bêtes ont par miracle coupé le cordon qui les unissait au monde humain. Oui, plus que jamais, je crois possible de faire de cet endroit un lieu dont nous serions tous fiers. Et j’ajoute qu’il y a de la place, autour de Romainville, pour agir. Si vous êtes dans le coin, si vous voulez vous bouger, c’est le moment.

Des photos de la Corniche chez l’ami photographe Yann Monel, ici

yann monel

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Mon texte de 2012 (Un Observatoire populaire de la biodiversité et du changement climatique)

Le monde de 2012 n’a plus à voir avec celui de 1972. Et il a toutes chances d’encore plus changer dans les quarante prochaines années. Sans entrer dans le détail, deux formidables défis attendent l’humanité, par-delà les légitimes divergences entre ses membres : la crise de la biodiversité et le dérèglement climatique. Pour ce qui concerne la première, un consensus existe parmi les plus grands biologistes de la planète : nous vivons la sixième crise d’extinction des formes de vie depuis que la Terre existe, et la plus grave depuis la disparition des dinosaures il y a 65 millions d’années. Et quant au climat, les perspectives sont plus que préoccupantes : il est désormais certain que nous ne pourrons plus, à l’avenir, compter sur une relative régularité des saisons, des températures, des précipitations.

La société, malgré sa colossale force d’inertie, s’est mise en mouvement. Les crédits commencent à affluer et il est fort à parier que d’importants budgets publics et privés seront mis au service de la mobilisation de tous. Ainsi, François Hollande t-il annoncé en septembre 2012 la création prochaine d’une Agence nationale de la biodiversité, sur le modèle de l’Ademe, chargée « de venir en appui des collectivités locales, des entreprises comme des associations ». Pour la seule France métropolitaine, pas mois de 126 espèces animales sont, selon des chiffres officiels, menacées. L’Europe s’est, elle, dotée d’un vaste plan de préservation de la biodiversité, axé autour de dix objectifs prioritaires.

Par ailleurs, progressivement, des milliards d’euros sont et seront engagés en faveur d’une stabilisation du climat. Notamment pour la transition énergétique et la rénovation massive des logements, prélude à une authentique révolution de la vie quotidienne. Rappelons que la loi Énergie de juillet 2005 oblige notre pays à diminuer ses émissions de gaz à effet de serre de 80 % d’ici 2050. Un tel volontarisme implique de commencer maintenant, ou d’échouer.
Il n’y a pas besoin d’une grande imagination : plus rien ne sera jamais comme avant.

La Seine-Saint-Denis, comme au judo
On le sait, le judo est, entre autres, l’art d’utiliser la force de son adversaire. Pour notre département meurtri par l’industrie lourde et l’urbanisme sans âme, l’adversaire numéro 1 est sans aucun doute sa propre image. Le 9-3 sert à bâtir d’innombrables blagues de bistrot ou de cours de récréation. On le voit souvent comme un repaire de voyous, un lieu de relégation et de désespérance sociale. Et un territoire d’où la nature, la véritable nature serait à jamais bannie.

Il y a du vrai dans ce tableau déprimant, mais il n’est pas interdit d’en jouer ici, au plan départemental, mais aussi au niveau régional, national et même européen. Il est possible, il est même souhaitable de bâtir un discours cohérent, attractif, qui décrive un ambitieux programme départemental en faveur du vivant. Le fondement en serait simple : la Seine-Saint-Denis est debout, audacieuse, et surprend la France et ses responsables en prenant une longueur d’avance dans un domaine-clé de notre avenir commun. En prenant à revers sa mauvaise réputation, notre département pourrait à terme, s’imposer comme un acteur public de première importance. Et réclamer – pourquoi pas ? – l’installation sur son territoire de services d’État qui n’ont, pour l’heure, pas encore vu le jour.

La Corniche des Forts est un lieu unique
Le site occupe grossièrement 60 hectares, dont il faut distinguer au moins deux parties. La première, en périphérie, couvre une vingtaine d’hectares qui sont en bonne part déjà occupés par différentes activités. La seconde est une forêt spontanée d’environ 40 hectares, qui s’est développée en lieu et place d’anciennes carrières de gypse. Disons-le d’emblée : ces confetti de nature sauvage nous relient à l’histoire naturelle de l’Île-de-France, dont l’urbanisation à outrance a interrompu définitivement le cours. Certes, quelques décennies ne pèsent pas bien lourd à l’échelle des millénaires, mais il n’est pas déplacé, à propos de la Corniche, de parler d’un miracle. Ici, l’activité humaine a cessé de tout remodeler, de tout banaliser, de tout effacer.

On est certes très, très loin de ce que l’écologie scientifique appelle une forêt climacique. Laquelle désigne cet état stable auquel parvient un biotope boisé au terme d’une succession de séries écologiques, depuis les premières graminées jusqu’aux grands arbres de 50 mètres et plus.

Néanmoins, le Corniche est une sorte de refuge, d’Arche de Noé d’une biodiversité disparue de Seine-Saint-Denis. Il est hautement probable qu’un inventaire exhaustif de la faune et de la flore mettrait au jour une variété insoupçonnée d’espèces. Aucune « grosse » surprise n’est sans doute à attendre – quoique -, mais il faut comprendre qu’en milieu urbain, le moindre jardin – a fortiori un ensemble de 40 hectares -, est comme le maillon d’une chaîne conduisant bien au-delà des frontières de l’Île-de-France. Ce que la science de la conservation appelle fort justement des « corridors écologiques ».

Le parc des Beaumonts, à Montreuil, est ainsi observé par des ornithologues depuis 1993. Car il se trouve sur la trajectoire de migrations majeures. 120 espèces d’oiseaux ont pu y être recensées, soit le tiers de l’avifaune française, et sur une dizaine d’hectares seulement. Des oiseaux aussi singuliers que le faucon kobez, l’autour des palombes, l’hirondelle rousseline fréquentent le parc.

Il est plausible que la Corniche des Forts abrite des mammifères comme le renard, le blaireau, la fouine, plusieurs espèces de chauve-souris. Sur le plan végétal, et justement parce que la Corniche est en évolution dynamique, il est certain qu’une recherche approfondie permettrait des découvertes d’espèces devenues rares dans la région Île-de-France.

Du point de vue de la nature, du point de vue des relations si complexes entre elle et les sociétés humaines, ce territoire en apparence sans grand intérêt peut au contraire, sous réserve d’une idée-force, devenir une expérience d’intérêt européen.

Le projet d’observatoire de la biodiversité
Il n’est pas question de mettre sous cloche ces magnifiques 40 hectares. Tout au contraire, il s’agit de les changer, dans la durée, en une réalisation populaire dont ce département et ses habitants pourraient légitimement se sentir fiers. Une telle initiative serait, en toute hypothèse, aussi valorisante que gratifiante pour ses promoteurs. Ce qui suit n’est évidemment qu’une suite d’idées qui réclament examen et débat. Mais en tout cas, voici une trame.

A/ Une définition
La Corniche devient un lieu où le personnage principal est la nature. On y peut faire des travaux de sécurisation, mais pour le reste, on y vient pour respirer, réfléchir, observer. L’Observatoire aurait trois objectifs cohérents et complémentaires. Le premier consisterait à regarder d’une manière systématique ce qu’est une zone naturelle. Ce qui y pousse, ce qui y vit, pourquoi et comment. Loin d’être une statique, une zone naturelle est dans une dynamique constante, bien que lente pour les humains que nous sommes. Une prairie laissée à elle-même s’embuissonne ; une friche se peuple peu à peu d’arbres, qui eux-mêmes finissent par devenir une forêt. Dans ce même temps, les niches écologiques changent et modifient également la distribution et l’existence même des espèces animales.

Pour profiter comme il le faut de ce spectacle gratuit et permanent, il faut changer d’échelle et de regard. Il faut en passer par l’effet Microcosmos. Dans ce film de 1996, Claude Nuridsany et Marie Pérennou ont révolutionné le cinéma de nature. En construisant des caméras adaptées, ils sont parvenus à se mettre à la hauteur du « Peuple de l’herbe », ces innombrables insectes dont nous ne savons rien. De la sorte, demi-hectare d’un simple pré de l’Aveyron est devenu un pays neuf, habité par de formidables créatures.

C’est cet esprit-là qu’un Observatoire devrait convoquer. Dans la même logique, le professeur du Muséum Yves Coineau avait créé au Jardin des Plantes, il y a une vingtaine d’années, le Microzoo. Le principe en était simple : on entrait dans un bâtiment octogonal, et dans chacune des huit pièces, une demi-douzaine de microscopes attendaient le visiteur. Sous chaque lentille, Coineau avait placé une préparation contenant une fine couche de terre, celle qui se trouve sous le pas d’un promeneur en forêt. Et ce qui apparaissait, encore une fois, était un monde inconnu, foisonnant, de plusieurs dizaines d’espèces différentes.

Pratiquement, dans un espace de 40 hectares, il n’y a pas de limite discernable à l’observation de la biodiversité. De très nombreuses activités, pour des publics jeunes – mais pas seulement – peuvent être imaginées, et proposées.

Le deuxième objectif serait de rendre compte, par des observations de terrain et des mesures scientifiques rigoureuses, des effets du dérèglement climatique en cours. Car il y en a d’ores et déjà en France, et ils s’accélèrent. Le programme européen Evoltree regroupe un réseau présent dans quinze pays, dont le partenaire en France est l’Inra. En mêlant écologie scientifique, évolution, génomique, génétique – Evoltree suit l’évolution de la végétation dans l’UE et la manière dont elle réagit au changement climatique.

Par ailleurs, de très nombreuses observations, dont certaines ont mené à des publications, montrent que certaines espèces d’insectes ont déjà remonté de 150 à 200 kilomètres vers le Nord leur limite de répartition. Les oiseaux, les mammifères, les plantes bien sûr, sont en plein voyage. Invisible en apparence, mais on ne peut plus certain.En partant d’un point zéro, établi au lancement de l’Observatoire sur les principales espèces présentes, on pourrait aisément, année après année, montrer en quoi consiste la crise du climat et en faire profiter, directement ou non, des dizaines de milliers d’habitants de la Seine-Saint-Denis et d’ailleurs.

Le troisième objectif, indissociable des deux premiers, c’est l’éducation. Une telle entreprise n’a de sens que si elle devient populaire, notamment auprès des écoliers et des jeunes du département. L’Observatoire peut devenir un socle à partir duquel entreprendre un vaste programme, sans limite de temps, d’ouverture aux questions concrètes posées par l’écologie scientifique. L’éducation à l’environnement, qui est trop souvent une coquille vide et un catalogue de vœux pieux, trouverait là l’occasion de prendre un  envol authentique, porteur d’avenir. Ajoutons que l’éducation dure tout au long d’une vie, et que bien d’autres tranches d’âge peuvent trouver leur place dans un tel dispositif. Un lien peut aisément être trouvé avec le réseau des Universités du troisième âge.

Dernier point : l’Observatoire ne saurait devenir un terrain de jeu pour les bobos. Il serait tout au contraire passionnant de faire entrer la biodiversité et la nature jusqu’au cœur des cités populaires du département. Passionnant et difficile ? Passionnant et très difficile.

B/Le comité de parrainage
Il faut d’emblée viser très grand. Il y a tant de résistances, de pesanteurs, de conservatismes à vaincre que ce projet doit être soutenu au plus haut niveau. Des contacts informels ont été pris avec différents interlocuteurs, mais il est évidemment trop tôt pour en faire état publiquement. En première analyse, un comité de parrainage de l’Observatoire peut être prestigieux. Il n’est pas fou d’espérer la signature de personnalités comme Nicolas Hulot, Hubert Reeves, Pierre Rabhi, Gilles Clément, Jean-Claude Pierre, Jean-Marie Pelt, Allain Bougrain-Dubourg, Anémone, Juliette Binoche, la chanteuse Camille. Il faudra tenter d’obtenir des signatures de même valeur dans l’Union européenne, voire bien au-delà.

C/Les dimensions du projet
Il ne s’agit pas de faire une sorte de parc parmi d’autres, mais de marquer une rupture. Ce qui implique de ne pas penser le projet comme une réalisation clé en main. Il faut viser la durée, le développement sur une ou deux décennies, et donc l’enracinement et l’appropriation par les habitants proches ou plus lointains. C’est au reste la seule solution pour attirer le regard d’investisseurs publics et privés. Or si les 40 hectares sont une propriété publique, et ne nécessitent que des travaux de mise en sécurité et de clôturage temporaire ou définitif de certaines parties, le fonctionnement de l’Observatoire demande des moyens financiers.

Levons tout de suite un malentendu possible : il ne s’agit absolument pas de se lancer dans une entreprise dépensière. Au lieu d’imaginer au départ une équipe, des salaires, des locaux, il convient au contraire de mériter pas à pas l’argent qui apparaîtrait nécessaire. En clair, tout se règlerait par étapes discutées, construites, et qui devraient être validées selon des règles simples et claires.

De nombreuses réalisations se ruinent peu à peu pour n’avoir pas pensé une adéquation entre l’activité et les ressources. Retenons un principe simple : rien ne doit être lancé sans qu’ait été trouvé un financement, si possible pérenne. Associé au comité de pilotage, il est souhaitable d’inventer une structure de financement mêlant le privé et le public. Par exemple, mais on y reviendra plus bas, les ministères de la Culture, du Logement et de la Ville, et de l’Écologie d’une part, la Fondation de France, la Fondation Françoise et François Lemarchand (Nature et Découvertes), la Fondation pour le progrès de l’homme (Charles Léopold Mayer), la Fondation pour une terre humaine. Bien que cela paraisse hors de portée à ce stade, il faut garder en mémoire que les grandes et riches fondations américaines pourraient être utilement démarchées.

D/ Quelques pistes concrètes
Encore une fois, ce projet se veut évolutif, à étapes, vérifiable dans son développement et maîtrisable à tout instant. Tout ne saurait être lancé en même temps, et le plus raisonnable est de penser le tout sur une dizaine d’années de montée en puissance. Dans ce cadre, quelques pistes susceptibles d’éclairer le chemin.

*Un programme pédagogique et scolaire pilote sur les communes de Romainville, Pantin, Les Lilas, Noisy-le-Sec, qui aurait vocation à être étendu à la totalité du département.
Il s’agirait de créer des liens vivants, extrêmement concrets, entre des classes et des espèces présentes sur le site. Ces liens pourraient prendre la forme d’une « adoption », qui engagerait la responsabilité d’un groupe d’enfants dans l’observation-protection d’une espèce proprement dite.

Par exemple, le renard. Ou la buse variable. Ou le pouillot véloce. Ou la chouette hulotte. Ou la pipistrelle. Ou la Grisette. Ou la Zygène de la Filipendule. Ou encore la Decticelle bariolée. Bien sûr, de nombreuses visites in situ seraient nécessaires et bienvenues. Les migrations d’automne, chez les oiseaux, pourraient être l’occasion d’une fête populaire où tous les publics pourraient se retrouver.

Cette « appropriation » toute relative pourrait s’accompagner de concours, avec remise de prix en présence d’un ou plusieurs parrains : par exemple d’herbiers, de photos, de récits, de petites vidéos, d’observations naturalistes plus pointues, etc. Un système simple et peu coûteux de caméras permanentes placées en des points stratégiques – perchoirs habituels, terriers, passages –, reliées à Internet (voir plus bas) permettrait de suivre en temps réel la vie sur la Corniche des Forts. Des institutions comme le Conservatoire botanique régional ou le Muséum national d’histoire naturelle pourraient donner toute sa profondeur de champ à ce programme.

Pourquoi ne pas imaginer des classes vertes qui pourraient s’installer autour du site ?

*Un ensemble complet et cohérent sur Internet
Il faut concevoir et faire vivre un site Internet dédié à la Corniche des Forts, en lien bien entendu avec le programme pédagogique qui précède. Le travail et les observations des classes y trouveraient un relais accessible à tous, en tous points, mais également de nombreuses autres activités à imaginer. Par exemple des blogs, des vidéos d’amateurs d’ici ou d’ailleurs, un grand Journal de bord de l’Observatoire, où s’écriraient, jour après jour, toutes les activités et réflexions.

En s’inspirant de la grande aventure collaborative qu’est Wikipédia, on pourrait d’avoir l’ambition de créer une œuvre collective perpétuellement enrichie par le regard des uns et l’intelligence collective de tous.

*Le château de Romainville
Le château est une ruine, mais aussi une plaie. Le restaurer semble hors de portée, à moins que. À moins que, même si cela paraît être irréaliste, on n’en fasse à terme le vaisseau-amiral de la Corniche des Forts. Le quartier général bouillonnant d’une grande entreprise collective, tournée vers l’avenir. Les fonds à lever seraient assurément très importants, mais il n’est pas interdit, à ce stade, de rêver.

La restauration de ce château et sa transformation permettraient de relier par des fils très solides quatre polarités essentielles.

–    D’abord la culture et la nature.
–    Ensuite le passé et l’avenir, dans ses formes les plus modernes.
–    Le très proche – ici même – et le lointain le plus éloigné, comme l’Amazonie ou le bassin du Congo. Car la biodiversité, par définition, ignore les frontières coutumières.
–    Enfin l’extraordinaire écheveau des relations entre l’homme et l’animal (également le végétal).

On peut, autour d’un projet d’ampleur, mobiliser des ressources aujourd’hui dispersées (voir plus haut). Il est parfaitement possible de lancer un Appel international pour la restauration du château de Romainville. C’est certes audacieux, mais conforme à l’esprit général du projet.
Rénové, le château pourrait être tout à la fois le lieu central de l’opération, mais aussi un rendez-vous couru de projections, d’expositions, une bibliothèque, une librairie, un laboratoire de mesures et d’analyses doté de salles équipées, enfin le lieu physique où convergerait toute la communication du dispositif.

Grâce au numérique, il est en effet très facile de nouer des relations directes avec les États-Unis ou la Bolivie, la Chine ou le Sénégal, la Nouvelle-Zélande ou même la Papouasie. De même qu’il est aisé de mettre en chantier des e-books de faible pagination – ou non -, assortis de dessins et de photos, imprimables seulement à la demande, en un nombre faible d’exemplaires. Le pari serait de faire La Corniche un prototype, mais aussi un archétype. La Corniche des Forts serait la première pierre d’un vaste réseau européen de centres de la biodiversité en milieu urbain.

Une précision à propos des Rencontres et Conférences. L’Observatoire pourrait fort bien profiter de la visite en France de hautes personnalités liées à la biodiversité et la nature en général pour les faire venir sur place. Le chef indien Raoni termine ainsi, ces jours-ci, une visite en France, et il n’a pas manqué d’aller dans plusieurs petites villes, comme par exemple Niort.

Un dernier point sur les classes vertes évoquées plus haut. Ne pourrait-on imaginer la construction, autour du château restauré, mais en harmonie avec lui, de quelques bâtiments bioclimatiques, modernes et confortables, susceptibles d’accueillir sur place des enfants de Seine-Saint-Denis, mais aussi d’autres régions de France ou d’Europe ?

*Les communes aux avant-postes

Il est évident que rien ne sera possible sans que les communes directement concernées ne deviennent les acteurs principaux de l’Observatoire. De très nombreuses ressources, dont certaines sous-estimées ou franchement ignorées, pourraient être mises au service de cette entreprise. Il y a fort à parier qu’un projet comme celui-là galvaniserait les équipes et permettrait à des idées aujourd’hui négligées de s’exprimer au grand jour. Pour les services municipaux, l’Observatoire de la Corniche des Forts est une occasion unique de créer du mouvement, une dynamique, de nouer des liens forts avec la jeunesse et des relations renouvelées avec la population.

*Un club dynamique de la presse
Parallèlement au lancement éventuel de cet Observatoire, il conviendrait de réunir autour de son berceau un petit groupe de médias amis, partenaires de toute cette vaste opération.  On pourrait imaginer gagner à cette cause une émission de radio (C02 mon amour, sur France-Inter ?), une émission télévisée, un grand journal (Géo ?), des revues pour les enfants (Milan, Bayard ?). Ce club ne serait pas fermé, et pourrait soit se renouveler, soit s’agrandir.

Enfin et en conclusion, un tel projet peut-il échouer ? Bien entendu. Mais en mobilisant le cœur, l’intelligence, la volonté de centaines de personnes engagées directement, il ne pourra de toute façon que rendre la vie commune plus riche, plus belle, plus enthousiaste. Et s’il atteint ses si nombreux objectifs, il sera à coup certain l’une des réalisations les plus marquantes, en Seine-Saint-Denis, des 20 prochaines années. Tout cela est entre vos mains.

Le 9 décembre 2012, Fabrice Nicolino

L’état réel du monde (l’enfumage de l’entreprise Wilmar)

Ce papier ne concerne pas notre quotidien. Mais un écologiste sincère peut-il détourner son regard de ce qui se passe ailleurs, au loin, qui touche les hommes, les bêtes, les arbres ? Vous avez comme moi la réponse, et c’est pourquoi je souhaite que vous lisiez ce qui suit avec l’intérêt que cela mérite. Mais commençons par planter le décor : Wilmar.

Wilmar est une énorme entreprise asiatique, qui fait son chiffre d’affaires – près de 45 milliards de dollars en 2011 – dans l’agriculture industrielle. Et plus précisément encore grâce au palmier à huile, dont on tire non seulement des matières grasses à bon marché, mais aussi des biocarburants, autrement appelés nécrocarburants. La si précieuse Emmanuelle Grundmann a écrit il y a peu un livre bourré d’informations rares sur le sujet (Un fléau si rentable, Calmann-Lévy, 262 pages, 16,90 euros, 2013). Je ne me souviens pas d’y avoir lu mention des surfaces plantées en palmier à huile, mais le chiffre doit y être. Celui qui me tombe sous la main, qui date de 2009, parle de 15 millions d’hectares dans le monde. Nous devons en ce cas avoir dépassé les 20 millions, car cette culture industrielle est une peste qui se répand comme telle.

Inutile de m’appesantir : le palmier à huile n’est comparable, dans les temps présents, qu’au désastre total engendré par le soja transgénique, qui a changé la structure physique de pays comme le Paraguay, l’Argentine (au nord), le Brésil (au sud). Et comme lui, il détruit tout : les cultures paysannes locales, les animaux, les forêts bien sûr. Parler de crime paraît modéré, compte tenu de l’extrême violence des destructions. Mais si l’on doit s’accorder sur le mot, disons alors qu’il s’agit d’un crime majeur.

Wilmar, donc. Le 9 décembre dernier, je reçois un message des Amis de la Terre, association pour laquelle j’ai une sympathie mesurée, mais réelle. Son titre est un cri de triomphe : Huile de palme : la multinationale Wilmar cède sous la pression de la société civile et de ses financeurs. Une telle annonce est si inattendue qu’immédiatement, et contre l’évidence, j’espère une vraie bonne nouvelle. Ce que dit le communiqué, c’est que « les Amis de la Terre ont interpellé BNP Paribas, la Société Générale, le Crédit Agricole et Axa. Seule la BNP Paribas a réellement pris au sérieux la gravité des pratiques dénoncées et reconnu sa responsabilité en tant que financeur de Wilmar. Alertée, la banque française a à son tour fait pression sur Wilmar pour leur demander de rendre des comptes ».

Wilmar, rendre des comptes, et sous la pression des Amis de la Terre ? Dès la lecture de cette phrase, je savais qu’on se trouvait en pleine fantasmagorie, celle qui préside aux communiqués triomphants d’autres associations, comme Greenpeace ou le WWF, qui ont un besoin vital de prouver à leurs chers donateurs que l’argent est bien employé. Oui, une complète fantasmagorie. Et le reste était pire encore : « Lucie Pinson, chargée de campagne Finance privée pour les Amis de la Terre conclut : “L’annonce de Wilmar montre que notre stratégie de pressions sur les banques peut être très efficace et entraîner des changements au sein des entreprises. Nous avons pu le constater lors des différents entretiens avec BNP Paribas. Il est donc plus que jamais utile que les citoyens se mobilisent pour interpeller leur banque” ».

Oh ! des changements au sein des entreprises ? Wilmar la vertueuse aurait décidé de ne plus s’approvisionner auprès de fournisseurs d’huile travaillant dans l’illégalité. Fantastique ! Je profite de l’occasion pour dire aux Amis de la Terre qu’en Indonésie et en Malaisie, terrains privilégiés de profits pour Wilmar, la loi, c’est eux, représentée sur place par leurs amis. Inverser un tel rapport de forces nécessite un peu plus qu’agiter ses petits bras. Croyez-en un vieux cheval fourbu comme moi.

Ce n’est pas tout, car j’ai reçu dans le même temps que ce communiqué une information accablante de l’association Grain, l’une des plus chères à mon âme (c’est ici). Vous lirez, je l’espère, mais je dois en faire un commentaire, qui conclura mon propos. Nous sommes cette fois au Nigeria, pays le plus peuplé d’Afrique avec ses 170 millions d’habitants. Je ne sais évidemment pas ce que cette poudrière va devenir, mais il faudrait être bien sot pour espérer qu’elle n’explosera pas. Les affrontements entre chrétiens, animistes et musulmans ne sont que l’une des faces d’une dislocation générale, sur fond de folie écologique.

Dans ce pays ne subsistent que des confetti de forêts tropicales, et ces confetti se changent en poussière rouge latérite. Le village d’Ekong Anaku, dans le sud-est du pays, conserve – conservait ? – l’usage d’un lambeau de quelques milliers d’hectares. Et puis les corrompus de Lagos, la capitale, se sont emparés de ce que les villageois avaient accepté de transformer en réserve. 10 000 hectares d’un seul tenant. Un vol pur et simple dans ce pays dirigé par des kleptocrates. En 2011, le voleur, qui n’avait pas payé un centime son butin, décide de le revendre à une opportune société étrangère, empochant un nombre indéterminé de millions de dollars. Et cette entreprise, c’est Wilmar International, celle qui s’achète une belle conscience auprès des naïfs des Amis de la Terre.

Le point de vue d’un chef villageois : « Obajanso [le voleur] n’avait absolument pas le droit de vendre ces terres. Si vous achetez un bien volé, vous ne pouvez pas dire qu’il vous appartient. » Si. Au Nigeria comme en Malaisie, c’est possible, et c’est même certain. Wilmar a commencé de planter des palmiers et on voit mal cette transnationale rendre le bien si mal acquis à ses légitimes propriétaires.

Quelle morale à tout ce qui précède ? J’en vois une : faire semblant d’agir et d’obtenir des résultats est encore pire que de ne rien faire du tout. Cela détourne, cela assoupit, cela trompe. J’en vois une autre : qui n’a pas envie d’affronter les monstres doit rester à la maison. La bataille contre la destruction du monde fait partie d’une guerre de tranchées dans laquelle nous avons le grand privilège d’être à l’arrière, buvant du champagne et festoyant, tandis que d’autres meurent. Je n’ai aucune envie de mourir, mais il serait temps de se mettre d’accord sur les enjeux du combat et les risques que nous décidons en conscience de courir. En attendant, qu’on nous foute la paix avec les bluettes. Les activités d’une transnationale sont par définition amorales. Et quand elles s’attaquent ainsi, frontalement, aux être vivants, à tous les êtres vivants, arbres compris, il faut avoir le courage élémentaire de désigner un ennemi. Pas un adversaire. Un ennemi.

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Le Brésil a la tête pleine de merde

Cet article a paru dans Charlie Hebdo le 26 juin 2013

Le pays de Lula est devenu un repaire de beaufs et de bœufs, qui ne rêvent que de nucléaire, de barrages et d’avions de combat. L’écologiste Marina Silva sauve l’honneur et réclame un vrai changement.

Nul ne sait comment va tourner la mobilisation en cours au Brésil. Quand s’arrêteront les manifs ? Selon la version officielle, la merveilleuse croissance d’un pays devenu la septième « puissance économique mondiale » a créé des tensions, des contradictions, et de nouvelles exigences. Une partie des classes moyennes voudrait consommer davantage, à moindre prix. Le certain, c’est que derrière le rideau de scène se joue une tragédie.

Premier détour par Marina Silva, qui aura sa statue, aucun doute. Plus tard, quand elle aura été flinguée par des pistoleiros, cette joyeuse engeance au service du fric et des propriétaires terriens. En attendant, elle fait bien chier la présidente en titre, Dilma Roussef. Car Marina, longtemps membre du Parti des travailleurs (PT) de Lula et Roussef, n’a pas supporté la corruption massive de ses anciens copains et la destruction systématique des grands écosystèmes du pays, à commencer par les fleuves et la forêt amazonienne.

Ancienne très pauvre, proche du syndicaliste Chico Mendes, buté en 1988 par des tueurs à gage, elle est devenue écologiste, dans le genre sérieux, c’est-à-dire radical. Et populaire. Toute seule ou presque, elle a obtenu 19,33 % des voix au premier tour de l’élection présidentielle du 16 mai 2010, contraignant Dilma Roussef, qui succédait à Lula, au ballottage. Ce qui ne s’oublie pas chez ces gens-là.

Si Marina Silva a tant cartonné, c’est parce qu’elle incarne une autre vision du Brésil. Ministre de l’Environnement de 2003 à 2008, elle s’est progressivement fâchée avec tous les apparatchiks du parti de Lula. Par exemple à propos du sort des Indiens, dont 500 ont été assassinés depuis 2003 selon les chiffres de l’Église catholique. Marina Silva n’a pas hésité à prendre position pour ceux qui s’opposent au barrage géant de Belo Monte sur le rio Xingu, en pleine Amazonie, dont le coût pourrait dépasser 20 milliards de dollars. Dans le Brésil d’aujourd’hui, c’est une déclaration de guerre à toutes les élites, à commencer par celles du Parti des travailleurs.

D’autant qu’elle s’oppose aussi au soja transgénique, dont les dizaines de millions d’hectares envahissent et trucident le cerrado, une savane d’une incroyable biodiversité, qui abriterait 160 000 espèces de plantes, de champignons et d’animaux. Selon les chiffres du gouvernement, la moitié du cerrado – environ 2 millions de km2 au total – aurait disparu en cinquante ans.

Pour faire bon poids, Silva critique aussi la transformation d’une part énorme de la canne à sucre en éthanol, un biocarburant destiné à la bagnole, et la déforestation de l’Amazonie, redevenue massive ces dernières années. On imagine la réaction des patrons, des bureaucrates et des politiques de toute couleur, qui misent tout sur le « développement », autre nom de la destruction.

On ne s’en rend pas compte en Europe, mais les rêves de grandeur de Lula et Dilma se paient au prix fort. Comme la Chine à une autre échelle, le Brésil dévaste ses territoires les plus beaux et bousille un à un ses équilibres les plus essentiels. Le maître-mot est : puissance. Dès 2008, le Brésil avait annoncé sa volonté de construire 60 centrales nucléaires au cours des cinquante prochaines années. Et de construire des dizaines de barrages sur les plus belles rivières du pays. Et d’exploiter au plus vite des gisements de pétrole off shore, au large de ses côtes. Et d’augmenter encore la production d’éthanol, qui représente déjà le quart de la consommation nationale de carburant.

Le Brésil est un pays devenu fou de son énergie et de ses réalisations. Et comme tout autre de sa taille, il entend désormais être un gendarme continental. En avril 2013, au moment du salon de l’armement de Rio de Janeiro, le gouvernement de Roussef a lancé cinq appels d’offres internationaux en vue d’acheter 15 milliards d’euros d’avions, de navires de guerre, de satellites. 15 milliards, à rapprocher des 11 milliards que pourraient coûter la coupe de foot des Confédérations – en cours – et le Mondial l’an prochain.

Le Brésil est un géant dont la tête est pleine de merde.