Archives mensuelles : mars 2013

Derrière la viande, la merde

Publié dans Charlie Hebdo du 20 février 2013

Faudrait pas oublier l’essentiel. Un, la Roumanie est tenue par la mafia, la vraie. Deux, la viande est devenue en France une industrie comme les autres. La fabrication du « minerai de viande » est légale.

Oublie tout ce que tu as entendu, et regarde d’un autre œil cette fabuleuse histoire. Le « scandale de la viande de cheval » est une grosse farce, jouée par des acteurs de premier plan. Deux mots sur Stéphane Le Foll, ministre de l’Agriculture et comédien de génie : contrairement à tant d’autres ministres, il visait depuis un bail le poste qu’il occupe depuis mai 2012. Il est petit-fils de pedzouille, titulaire d’un BTS agricole, et il a enseigné l’économie dans un lycée agricole. Il connaît donc le secteur.

Et c’est bien pourquoi il faut l’applaudir si fort. Jeté au milieu d’une énième crise de confiance, qui risque de plomber les comptes de l’industrie de la bidoche pour un moment, il a choisi contre toute évidence la voie de l’humour. Citation (RTL le 11 février) : « Je découvre la complexité des circuits et de ce système de jeux de trading entre grossistes à l’échelle européenne ». Immergé depuis sa naissance dans le monde de l’agriculture intensive, copinant avec certains de ses pires tenants, comme le président de la FNSEA Xavier Beulin, il ignorerait tout de ce qui fait le quotidien de la barbaque industrielle. C’est crédible.

On ne va pas refaire dans Charlie le circuit de la viande roumaine, mais on peut ajouter deux ou trois bricoles au vaste storytelling (1) en cours. Un, tous les sopranos de cet opéra bouffe savent ce qu’est devenue la Roumanie : un pays dirigé par la mafia. Roberto Saviano, l’auteur de Gomorra, livre consacré à la Camorra, ne cesse de le répéter dans de nombreux entretiens, et la presse roumaine le confirme chaque jour. Le 9 février 2011, le quotidien de Bucarest Gândul (3) se demande en Une : « Mais où va l’argent sale des douanes ? ». Bonne question, car en cet instant, un douanier sur quatre est poursuivi pour corruption. Le 25 mai 2011, un autre quotidien roumain, Evenimentul Zilei (4), annonce que la mafia touche entre 1 000 et 7 000 dollars pour chaque container envoyé dans l’Union européenne. On arrête là, faute de place.

Voilà donc l’arrière-plan. Mais les neuneus ont tort de croire les ministres, qui désignent une poignée de fraudeurs et annoncent de nouveaux contrôles. Car la merde, qu’elle soit de vache ou de cheval, est dans le système. La vérité est dans un entretien passionnant accordé à une feuille de Nevers par Constantin Sollogoub, ancien vétérinaire local connaissant bien la Roumanie (4). Le Constantin se demande : « Pourquoi une viande abattue en Roumanie vient-elle jusqu’à Castelnaudary, pour être préparée au Luxembourg, via Metz ? ». Et il répond que le kilo de cheval vaut le tiers du kilo de bœuf, du moins en Roumanie. Et que l’exportation de viande permet d’engranger en plus des aides européennes. On voit que ça rapporte.

Mais ce n’est pas tout, et Constantin mange même le morceau principal : « Il y a 40 ans, les déchets des premières opérations allaient à l’équarrissage. Ils sont désormais mis en blocs et congelés ». Voilà le grand secret : on ne jette plus rien, ce serait trop bête. Et les industriels de la viande – qu’ils soient Roumains ou Français – fabriquent ce que nos belles autorités appellent discrètement du « minerai de viande ». Ne fuyez pas, cela devient sublime. Charlie étant un journal sérieux, bien qu’irresponsable, a épluché la Spécification technique n° B1-12-03 du 28 janvier 2003 , édictée par les services français. Cela donne : « Le minerai ou minerai de chair utilisé pour la fabrication des viandes hachées correspond exclusivement à des ensembles de muscles striés et de leurs affranchis, y compris les tissus graisseux y attenant ».

Il n’y a qu’une explication au supposé scandale de la viande de cheval : l’animal est devenu un produit industriel comme un autre. Une marchandise à laquelle on peut faire subir tous les outrages. Pour le reste, pour la com’ et les trémolos, voyez plutôt Le Foll.

(1) Le storytelling est une méthode archaïque, mais renouvelée par l’industrie, qui consiste à raconter de belles histoires plutôt que dire la vérité.
(2) http://www.gandul.info/news/un-politist-de-frontiera-din-patru-este-cercetat-pentru-coruptie-filmul-arestarii-cu-elicopterul-a-doua-puncte-vamale-7965253
(3) http://www.evz.ro/detalii/stiri/razboi-total-igas-doi-si-un-sfert-931419.html
(4) http://www.lejdc.fr/nievre/actualite/2013/02/13/ancien-veterinaire-a-nevers-constantin-sollogoub-setonne-du-parcours-de-la-viande-roumaine-1441372.html

Ce scandale alimentaire qui s’annonce (dans Le Monde)

Deux articles, signés par moi, parus dans Le Monde daté 26 février

Idées

Le scandale alimentaire qui s’annonce


LE MONDE | 25.02.2013 à 15h57 • Mis à jour le 25.02.2013 à 17h35 Par Fabrice Nicolino, enquêteur, chroniqueur et reporter

Que se passe-t-il vraiment dans l’univers de la viande industrielle ? Et que nous fait-on manger, de gré ou de force ? Avant d’essayer de répondre, il est bon d’avoir en tête deux études récentes. La première, publiée en 2011, montre la présence dans le lait – de vache, de chèvre ou d’humain – d’anti-inflammatoires, de bêtabloquants, d’hormones et bien sûr d’antibiotiques. Le lait de vache contient le plus grand nombre de molécules.
La seconde, qui date de 2012, est encore plus saisissante. Une équipe de chercheurs a mis au point une technique de détection des résidus dans l’alimentation, en s’appuyant sur la chromatographie et la spectrométrie de masse.

Analysant des petits pots pour bébés contenant de la viande, ils y ont découvert des antibiotiques destinés aux animaux, comme la tilmicosine ou la spiramycine, mais aussi des antiparasitaires, comme le levamisole, ou encore des fongicides. Certes à des doses très faibles – en général –, mais, comme on le verra, la question se pose aujourd’hui dans des termes neufs. On remarquera que, dans le scandale en cours, un mot a presque disparu : phénylbutazone. Cet anti-inflammatoire, on le sait, a été retrouvé dans des carcasses de chevaux exportés vers la France.

UNE FRAUDE ISOLÉE ?

Or la phénylbutazone est un produit dangereux, interdit dans toute viande destinée à la consommation humaine. S’agit-il d’une fraude isolée ? Ou bien, comme certains éléments permettent de l’envisager, d’une pratique tolérée par les autorités de contrôle ? Nul besoin d’une vaste enquête pour avoir une idée de l’incroyable pharmacopée destinée aux animaux d’élevage. La liste des produits autorisés contient de nombreux douvicides (contre des vers parasites), anticoccidiens (parasites de l’intestin), anthelminthiques (vermifuges), hormones, vaccins, neuroleptiques et antibiotiques.

Sait-on comment l’oxytétracycline se mélange avec la gonadolibérine chez un poulet ? Comment le flubendazole se marie avec l’azapérone et les prostaglandines PGF2 dans la chair d’un porc ? Le thiabendazole avec le diazinon ou le décoquinate dans le sang d’une bonne vache charolaise ? Aucune étude sur les effets de synergie de ces produits n’est menée. Il n’est pas dit qu’elles seraient possibles.

Lorsque c’est le cas, on découvre en tout cas un nouveau monde. Le 3 août 2012, la revue PloS One publiait un travail sur les effets combinés de trois fongicides très employés dans l’agriculture. Leur association provoque des effets inattendus sur les cellules de notre système nerveux central. Commentaire de l’un des auteurs, Claude Reiss : « Des substances réputées sans effet pour la reproduction humaine, non neurotoxiques et non cancérigènes ont, en combinaison, des effets insoupçonnés. »

Effets insoupçonnés, éventuellement cancérigènes, ouvrant la voie –peut-être – à des maladies neurodégénératives comme Parkinson, la sclérose en plaques ou Alzheimer. Cette découverte est cohérente avec les grands changements en cours dans la toxicologie, qui étudie les substances toxiques.

« LA DOSE FAIT LE POISON »

Aujourd’hui encore, le principe de base de cette discipline est le Noael (No observed adverse effect level), ou dose sans effet toxique observable. Longtemps avant Noael, son précurseur Paracelse – un magnifique alchimiste du XVIe siècle – résumait à sa façon le paradigme actuel de la toxicologie : « Toutes les choses sont poison, et rien n’est sans poison ; seule la dose fait qu’une chose n’est pas un poison. »

Phrase-clé que des générations de toxicologues ont résumée dans cette formule : « La dose fait le poison. » Mais la connaissance bouscule les idées en apparence les plus solides. Le lourd dossier des perturbateurs endocriniens vient rebattre les cartes de manière spectaculaire. En deux mots, ces substances chimiques imitent les hormones naturelles et désorientent des fonctions essentielles du corps humain, comme la reproduction ou la différenciation sexuelle.

Or les perturbateurs agissent à des doses si faibles que l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) a pu conclure, dans un rapport de 2011, que les effets de l’un d’eux, le bisphénol A, étaient avérés à « des doses notablement inférieures aux doses de référence utilisées à des fins réglementaires ». Il est certain que ce seul propos marque un tournant. Car du même coup, la dose journalière admissible (DJA) du bisphénol A – sa limite légale – pourrait être divisée par… 2 millions, selon le toxicologue André Cicolella. Le bisphénol A pourrait même « avoir des effets plus importants à très faible niveau d’exposition qu’à haut niveau », ce qui mettrait à bas tout l’édifice.

Quel rapport avec cette fraude géante appelée désormais « horsegate » ? C’est on ne peut plus limpide : nul ne sait ce que contient réellement la viande industrielle. Et nul ne veut savoir. Dans la lutte contre l’orgie d’antibiotiques donnés au bétail, le ministère de l’agriculture apparaît comme un Janus biface. D’un côté, des promesses, et, de l’autre, l’inaction. Il lance fin 2011 un plan de réduction « de 25 % en cinq ans de la consommation des antibiotiques destinés aux animaux », mais que n’a-t-il oeuvré auparavant ? Entre 1999 et 2009, l’exposition du bétail à ces médicaments a augmenté de 12,5 %.

Certes, le volume global a baissé entre ces deux dates, mais les nouveaux produits sont actifs à des doses plus faibles. La situation s’aggrave, alors que l’antibiorésistance a été repérée dès avant la seconde guerre mondiale. De quoi s’agit-il ? Après un temps court, les bactéries combattues par un antibiotique mutent. Ainsi des sulfamides, introduits en 1936, confrontés dès 1940 à des souches résistantes de bactéries.

LES INFECTIONS NOSOCOMIALES

Ainsi de la molécule de tétracycline, ainsi du tristement célèbre staphylocoque doré, dont plusieurs souches résistantes ont donné diverses lignées SARM (staphylocoque doré résistant à la méticilline). Le SARM joue un rôle fondamental dans les infections nosocomiales, celles qui surviennent dans les hôpitaux. Bien que des chiffres indiscutables n’existent pas, on pense que les trois quarts des 7 000 à 10 000 décès annuels de ce type en France sont le fait de bactéries résistantes aux antibiotiques, au tout premier rang desquelles le SARM.

Des chiffres officiels américains font état de 19 000 morts dans ce pays en 2005, soit davantage que le sida. L’enjeu de santé publique est donc considérable.Et il n’est pas exagéré de parler d’une maladie émergente, dont l’évolution demeure imprévisible. Tout récemment, le professeur David Coleman, spécialiste de la question, a identifié une souche si différente des autres qu’elle ne peut être détectée par les tests existants. Bien qu’elle touche les humains, elle se développe tout d’abord chez des animaux d’élevage, surtout les bovins.

Ce n’est guère étonnant, car une autre souche – le CC398 – prolifère depuis des années dans les élevages industriels. L’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) a rendu, en 2010, un avis indiquant que le réservoir du CC398 se trouve chez les bovins, la volaille, mais surtout chez les porcs. Fait inquiétant, le SARM animal est de plus en plus présent dans les infections humaines, et une étude néerlandaise (Voss et al., 2005) établit que les producteurs de porcs sont 760 fois plus touchés que la population générale. Un exemple frappe l’imagination : celui d’un vétérinaire (Nienhoff et al., 2009) qui transmet à son propre chien un SARM animal acquis au contact d’un porc.

C’est dans ce contexte de grande inquiétude que l’EFSA lance en 2008 une enquête européenne. Disons franchement qu’elle étonne. Laissons de côté le mystère britannique, qui ne reconnaît aucun cas de SARM animal. L’Espagne, en revanche, a retrouvé la souche CC398 dans 46 % des élevages porcins, l’Italie dans 14 % d’entre eux, l’Allemagne dans 43,5 % et la Belgique dans 40 %. Autrement exprimé, tous nos voisins sont fortement touchés. Mais pas nous. Nos services ne rapportent que 1,9 % d’élevages porcins frappés par le SARM animal, dont tout le monde sait qu’il tue en France un nombre inconnu, mais en toute hypothèse élevé, de malades.

Ce pourcentage est peut-être exact, mais il fait penser, mutatis mutandis, à ce nuage de Tchernobyl qui aurait par miracle épargné la France. Il est peut-être exact, mais l’Europe elle-même, par le biais de l’EFSA, a diplomatiquement fait état de sa grande surprise au vu des résultats. Citation du rapport de 2009 : « L’EFSA recommande en outre que de nouvelles études soient réalisées afin d’identifier les raisons justifiant les différences observées au niveau de la prévalence du SARM dans les différents Etats membres. » Oui, pourvu que ce pourcentage soit exact, ce qui serait mieux que de jouer avec le feu bactérien. Car laisser flamber le SARM dans les élevages serait autrement plus grave que le tour de passe-passe autour de la viande de cheval.

Aucune équipe gouvernementale, depuis cinquante ans, n’a osé ouvrir le dossier infernal de l’élevage industriel et de la folie des antibiotiques. Le moment est peut-être venu.

Fabrice Nicolino, enquêteur, chroniqueur et reporter

La communication de crise entre en scène

LE MONDE |

Il n’est pas injurieux de parler de mise en scène. Après tout, chacun évoque depuis longtemps la « scène médiatique », et c’est bien là que se joue en partie la crise actuelle de la viande industrielle. Parmi les nombreux acteurs de la pièce, l’agence de communication reste obstinément dans l’ombre, ce qui empêche de saisir certains des ressorts de l’intrigue. Mais voyons de plus près.

Le 11 février, le ministre de l’agriculture, Stéphane Le Foll, déclare : « Je découvre la complexité des circuits et de ce système de jeux de trading entre grossistes à l’échelle européenne. » Est-ce crédible de la part d’un petit-fils d’agriculteur, titulaire d’un BTS agricole, longtemps professeur d’économie dans un lycée agricole ? Mais n’était-ce pas le début d’une stratégie de communication, destinée à éteindre l’incendie ? Il faut comprendre que M. Le Foll s’appuie sur des règles de communication.