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Yves Salingue m’a sorti du lit

Hier, alors que je m’apprêtais à me coucher pour cause de grippe, vers 18 heures, un coup de fil. Ah, je reconnaîtrais la voix d’Yves Salingue entre mille autres ! Yves est un homme que j’apprécie tout spécialement. Qui est-il ? Un montagnard, un Pyrénéen longtemps exilé dans les brumeuses contrées du Nord, puis revenu à Toulouse, où il est ingénieur.

Je l’avais rencontré dans de vilaines circonstances, il y a plus de dix ans. Il avait écrit fiévreusement des notes magnifiques sur l’ours, et les avait confiées à Terre Sauvage, magazine auquel je collabore toujours. Et au cours d’un de ses passages à Paris, il était passé voir la rédaction, qui à cette époque se trouvait rue Christiani, près de Barbès. Même si je n’y suis strictement pour rien, je dois dire qu’il avait été mal traité, mal considéré, baladé. Les journalistes, la plupart des journalistes utilisent leurs sources d’inspiration comme autant de personnages inanimés. Ils réclament du temps, une mobilisation immédiate au nom de la cause sacrée de l’information, et puis disparaissent au premier carrefour. Bye !

Moi, j’avais conservé l’image d’un homme étonnant, proche vraiment du sauvage, et qui le racontait fort bien. Dix ans plus tard, découvrant La quête de l’ours, je suis tombé à la renverse. Il s’agit d’un livre, paru en 2005 aux éditions du Rouergue, et signé bien entendu par Yves. Il est superbe. Il est vrai. Il fait infiniment voyager dans ce continent inexploré qu’est l’intérieur de nous-mêmes. Son seul tort, c’est son prix de 36 euros, mais c’est une autre histoire.

Que raconte Yves dans ce livre ? Une passion complète pour l’ours. La grande part de sa vie aura été consacrée à cet animal, mais aussi à son territoire. Yves n’est pas de ces naturalistes qui oublient le monde et ses misères. Non pas. Petit-fils d’un berger de la Haute-Soule, Jean-Pierre, il est resté attaché par les fibres à ce monde aujourd’hui englouti. Jean-Pierre avait l’habitude de rencontrer l’ours, en estive, tout là-haut. L’ours guettait ses mouvements depuis un rocher blanc sur lequel il finissait par s’asseoir.

Le grand-père, appelait ce rocher le « fauteuil de l’ours ». Mais la situation n’avait pourtant rien d’idyllique. Une nuit, ce même ours a dévoré l’âne de Jean-Pierre, tandis qu’il dormait dans sa cabane de berger, et nul doute que ce dernier l’aurait tué sur place, s’il avait pu. Qui ne le comprendrait ? Yves, Yves Salingue n’est pas du genre à oublier les hommes et leur labeur, et je lui en suis gré, infiniment. La nature oui, bien sûr, mais les hommes et leur chant aussi.

Anyway, comme disent nos voisins, Yves n’a cessé de rêver des Pyrénées, où qu’il se soit trouvé au cours de sa vie. Au début, en 1971 exactement, il a fait un stage au Parc national des Pyrénées, qui devait changer le cours de sa vie. Car c’est à ce moment qu’il a découvert le Vallon, lieu aussi mystérieux et fantastique que la Terre du milieu chère au coeur des Hobbits. Le mieux est de laisser parler Yves, qui m’a accordé un bel entretien voici dix-huit mois (paru dans Terre Sauvage) : « J’ai fait tous les vallons de la vallée d’Aspe plusieurs fois. Mais celui-là, le Vallon, je l’ai parcouru au moins 200 fois. Il est sauvage, avec des barres rocheuses, des falaises. Le passage est si difficile qu’il faut être initié. Il y a un petit sentier qui monte tout au long avant de déboucher plus haut sur les pâturages et la cabane d’un berger. Le terminus, c’est la cabane, une cabane que j’ai plus souvent occupée que le berger. Soit on est ébloui par ce lieu, soit on ne l’aime pas. J’ai rencontré des naturalistes, des gardes du parc national qui n’aimaient pas ce vallon parce qu’ils le trouvaient austère, hostile. Quand ils s’y trouvaient, ils éprouvaient un sentiment de malaise, ressentant la nature comme écrasante, avec ces arbres immenses et noirs. Au printemps commence la saison des avalanches, il y a de la brume, beaucoup de courants d’air ».

Pas mal, n’est-ce pas ? Mais poursuivons avec le grand carnaval des animaux sauvages : « J’y ai personnellement observé l’isard, le sanglier, le chevreuil, le renard, la martre, le blaireau, la genette, l’écureuil, le grand tétras, le gypaète, le vautour, le faucon pèlerin, l’hermine, le pic noir, l’aigle, le grand duc, l’ours et même un autre animal, dans un vallon adjacent, dont nous parlerons une autre fois. Tous ces animaux, je les ai vus mener leur vie naturellement. Libres. Moi, je les imaginais vivre éternellement, sans que l’homme, avec ses fusils et ses chiens, ne vienne les importuner. Je sais que tous les lieux ne peuvent être comme celui-ci, mais je reste convaincu qu’il y a la place pour les deux. L’homme, et les vallons sauvages ».

Cette fois, y êtes-vous ? Il existe encore en France des merveilles cachées où la vie continue sans nous. Puis, avez-vous remarqué ? Yves parle d’un autre animal, sans le nommer. Je ne veux pas vous faire bisquer, mais je sais de quel animal il parle. Seulement, ce n’est pas à moi de le révéler. Sachez que la présence de cette bête n’est pas évoquée dans les manuels et les guides officiels. N’est-ce pas insupportablement agréable ?

Et maintenant, voici la première fois. La première rencontre entre l’ours et Yves. Dans le Vallon, bien entendu : « Le propre de cet animal, c’est qu’on ne le voit pas. J’ai toujours baigné dans cette atmosphère d’un animal invisible. Quantité de gens qui ont passé leur vie en montagne, des chasseurs, des forestiers, des randonneurs, ne l’ont jamais vu. Pour moi, tout a basculé en avril 1981. J’étais monté avec deux amis, Jean-Luc et André. On ne s’y attendait évidemment pas. L’ours est l’animal de la pluie, de la brume, de la nuit, mais nous l’avons vu à une heure de l’après-midi, au soleil, sur un névé. On mangeait devant la cabane, et à la fin du repas, j’ai descendu un peu la butte. Il y avait une falaise, et dessous une espèce de terrasse avec une prairie. J’ai vu une forme noire passer. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai de suite pensé à un loup. C’est idiot, car il n’y a pas de loup, par là. C’était une ombre noire et furtive, je suis allé voir mes copains, je leur ai dit : c’est peut-être un chien. On a regardé de nouveau et c’est là que l’ours est apparu sur le névé, un petit ours noir. En pleine lumière. Quel choc ! Ce que j’ai vu ce jour allait au-delà de ce que j’avais imaginé. L’ours n’était pas seulement beau, beau et noir, minuscule. La magie, c’est qu’il occupait tout le cadre. Il n’était pas écrasé par la masse de la montagne enneigée, tout au contraire. Les Pyrénées entiers étaient comme rapetissés par lui. On ne voyait plus la grandeur des cimes, mais celle de cette forme noire. Je ne sais comment vous le dire, tout se passe dans la tête ».

Est-ce assez beau pour vous ? Moi, je ne m’en lasse pas. Et voici la deuxième fois : « Le 29 mai 81, quelques semaines après. Il est sorti à 9h15 et c’est la nuit qui nous a fait rentrer dans la cabane. On a vu ce que personne n’a vu : un ours qui déterrait avec sa patte des chénopodes. Cela avait mis en évidence par des naturalistes, mais nul n’avait jamais vu l’animal le faire. C’était un beau brun, un adulte celui-là. Il a débouché tranquillement d’un petit col, il a descendu quelques pas sur le névé et il s’est couché. Au bord d’un trou. Et puis il s’est mis à déterrer des bulbes. Nous sommes restés toute la soirée à l’observer. À la nuit, on est allé se coucher, mais le lendemain matin, il était toujours là, déambulant au bas de la butte. Après ces deux aventures rapprochées, on a cru que le vallon était le pays de cocagne, mais ensuite, il a fallu attendre 1985 pour le revoir. Nous avions eu beaucoup de chance ».

Nous avions eu beaucoup de chance. Et nous avons beaucoup de chance de pouvoir deviser, à l’occasion, avec des hommes comme Yves Salingue. Je ne saurais l’expliquer ici, en tout cas pas aujourd’hui – la fièvre vient de repartir -, mais l’homme a besoin de l’animal. Pour la beauté, l’harmonie, et sans autre raison que le respect dû aux formes vivantes. Mais également pour conserver le sens de ce qui n’est pas lui. Ne pas respecter l’espace des autres, c’est se condamner à se retrouver en face de soi-même, plongé dans une angoisse telle qu’elle ne pourra conduire qu’au pire. Défendre le droit à la vie des autres que nous – végétaux et animaux – est aussi, je dis bien aussi un devoir humaniste fondamental. Pour ce qui me concerne, je ne supporte plus, cela devient même viscéral, tous ces imbéciles qui prétendent qu’il faudrait choisir entre eux et nous. Ce sera nous tous, ou personne.

Avant-dernier point : Raymond Faure m’envoie une petite vidéo que vous pourrez regarder sur http://www.youtube.com. C’est une attaque d’intimidation d’une ourse sur un chasseur, en Suède. Prodigieux ! Je ne sais pas qui il faut le plus admirer : l’homme ou la bête ? En tout cas, ce film éclaire au passage la mort de certains ours slovènes dans nos Pyrénées. Quand une fédération de chasse, en théorie responsable, organise des battues dans des zones à ours, elle court le risque d’une riposte graduée. Et il sera toujours plus facile de tirer que de garder son sang-froid.

Dernière chose : merci à Yves Salingue. Merci et à bientôt

Combien de merveilles ?

C’est décidé, aujourd’hui vendredi, je fais maigre. Pas de coup de griffe, nulle lamentation, aucune colère. Il le faut bien, ne serait-ce que par souci d’équilibre. Ce matin, je pense fort, réellement très fort, à la mer. Depuis toujours, et à jamais, elle me foudroie sur place. Je la vois danser et battre le granit, au moment même où je vous écris, dans ma tête tout au moins. Du haut de la pointe de Castelmeur (Finistère). Ou près de la maison des tempêtes, à Ouessant. Ou encore dans le dédale des îlots de l’archipel de Molène, où j’ai eu le bonheur de me perdre. J’ai besoin, j’éprouve le besoin physique de la voir plusieurs fois chaque année.

Mais il ne s’agit pas de moi. Connaissez-vous le CoML ? Si oui, tant mieux. Et sinon, je vous présente. Le Census of Marine Life est un programme mondial de recherche de la vie marine, qui rassemble 2 000 scientifiques de 80 pays (www.coml). Il s’agit d’un grand oeuvre collectif de dix ans, commencé en 2000, et qui devrait s’achever en 2010. Le but, grandiose, est de recenser l’extrême diversité de la vie marine, en décrivant si possible la bagatelle de dix millions d’espèces à l’arrivée. Une tâche folle, impossible, démesurée. Encore plus que je ne saurais dire, puisque le but officiel est « d’expliquer la diversité, la distribution et l’abondance de la vie marine dans les océans passés, présents et futurs ». Bon, il existe des discussions savantes sur le fond des choses, car selon certaines estimations, il n’y aurait que moins de deux millions d’espèces vivant dans les mers, dont 230 000 déjà connues.

En s’appuyant sur les archives accumulées par l’humanité, en explorant davantage qu’il n’a été fait jusqu’ici, le CoML entend néanmoins « prédire ce que sera la vie marine de demain ». Mais il faut pour cela visiter les pôles et leurs fabuleuses marées de plancton; étudier le lion de mer comme les vers des abysses; approcher les sources hydrothermales comme les monts sous-marins. Fouiller en somme ces 95 % des océans dont nous ne savons rien.

Ah ! si une autre vie m’était donnée, je crois bien que j’en serais, je vous le jure. Jules Verne et son capitaine Nemo sont passés par là, et ont semé des graines fertiles dans ma tête de mioche. Comme j’aimerais plonger avec les Nautilus d’aujourd’hui ! D’ici quelques années, les équipes du CoML auront, entre autres, réalisé une extraordinaire Encyclopédie des populations animales marines (History of Marine Animal Populations, HMAP), que je me jure de placer au devant de ma bibliothèque.

Des milliers d’espèces nouvelles ont d’ores et déjà été recensées, parmi lesquelles le crabe-yéti, découvert à 2300 mètres de profondeur par des biologistes français. Ou Clione limacine, un gastéropode capable de jeûner une année. Ou Aphyonus gelatinosus, un poisson semi transparent aux reflets roses et bleus, recouvert d’un manteau de gélatine. Ou encore Aulococtena sp., un cténophore de la taille et de la couleur d’une orange, trouvé à 1100 mètres de fond, dans l’Arctique canadien.

Tenez, je suis à ce point ébloui que je ne vous raconte pas l’autre versant de l’entreprise. Le désespoir des chercheurs, l’angoisse indicible de ceux qui voient de leurs yeux la vie disparaître avant d’être seulement observée. J’arrête, car je me lancerais aisément dans un propos que vous commencez à connaître. Allons, j’ai promis de faire maigre, et je m’y tiens, à peu près. La vie est grande, la vie est belle, la diversité est un plat de roi. Mais gaffe !

Ce juge est-il aveugle ?

Je n’ai vu Gérard Charollois qu’une fois dans ma vie, mais cela a laissé des traces. Ce devait être aux alentours de l’année 2000, je ne sais plus très bien. En tout cas, c’était la première fois de ma vie que je rencontrais un juge aveugle. Jusqu’à cette date, je m’étais contenté du fabuleux personnage créé par Bruce Alexander, le juge Sir John Fielding (il existe une série de ses aventures en 10/18).

Un juge aveugle ! L’image est tellement étonnante qu’elle continue de me hanter. Charollois m’avait raconté comment il faisait pour rendre ses arrêts, les aides dont il avait besoin, y compris sous la forme d’outils informatiques. il n’était pas un juge de bureau et de paperasse. Il jugeait pour de bon, au tribunal de grande instance (TGI) de Périgueux, où il est aujourd’hui encore vice-président. Je me souviens très bien de son épouse et de l’un de ses fils, présents au moment de l’entretien. Pourquoi cet entretien, d’ailleurs ? Je ne sais, mais cela avait à voir avec la chasse, évidemment. Je crois me rappeler que Charollois venait d’obtenir une retentissante victoire, devant la Cour européenne, contre la loi Verdeille, outrageusement favorable aux chasseurs.

En 2 000, le juge vivait au fond de la campagne, en Dordogne, et menait la guerre contre les chasseurs qui voulaient, de force, pénétrer sa propriété pour y tuer. Cela, Charollois ne le supportait pas, il ne le supportait plus. Et comment lui donner tort ? La loi Verdeille empêchait les propriétaires d’un terrain de moins de 20 hectares d’y interdire la chasse. Je ne sais pas où en est aujourd’hui le droit, mais il était encore, voici huit ans, extravagant.

Vers 2 000, Charollois présidait une association appelée Aspas (Association pour la sauvegarde et la protection des animaux sauvages). Et puis il en est parti, contesté par une partie de ses troupes, pour fonder la Convention Vie et Nature pour une écologie radicale (CVN).

Depuis cette date, je ne suis les aventures du juge aveugle que de loin, en riant le plus souvent. Je sais que ce n’est pas drôle, mais j’aime rire aux éclats, je n’y peux rien. Charollois s’est en effet radicalisé, ce qui, chez un juge, est assez réjouissant. Il est de tous les combats pour la vie sauvage et les animaux, et il a décidé de hausser le ton jusqu’à risquer l’amende, peut-être même la…prison.

Sa tête de Turc favorite reste le chasseur et les structures politiques qui lui servent de paravent. En 2 000, à peu près au moment où je l’ai croisé, il venait d’assener un coup terrible au parti de l’extrême-chasse, CPNT. Il n’était pas seul, certes, mais les services juridiques de l’Aspas avaient signalé à différents parquets les étranges facéties financières du parti de la chasse et des chasseurs. Il n’est pas interdit de voir a posteriori, dans les enquêtes du début de 2 000, le chant du cygne du lobby politique en faveur du flingot.

Or, les chasseurs, dont le nombre diminue sans cesse, ne sont pas connus pour leur mansuétude. Raymond Faure – merci, au fait ! – me signale une vengeance dûment méditée par les valeureux de CPNT (http://www.cpnt.asso.fr). C’est simple : le parti de l’extrême-chasse réclame à Rachida Dati, en sa qualité de ministre de la Justice, des sanctions contre le juge Charollois. Des sanctions, dans l’ordre professionnel, pour des propos tenus en tant que citoyen ! Pardonnez à l’avance l’extrait qui suit : « CPNT espère que la Chancellerie par sa justice clairvoyante saura adresser à ce magistrat des sanctions proportionnelles à la hauteur de ses propos injurieux ; sans oser imaginer qu’il en puisse en être autrement car la justice doit se montrer neutre, égale et exemplaire pour l’ensemble de nos concitoyens… ».

Je me doute que Dati a d’autres chats à fouetter, mais tout de même ! Où se croit donc CPNT ? J’ai eu la curiosité d’aller voir ce que le parti des chasseurs reproche à Charollois, et je dois vous avouer que la prose de ce dernier m’a fait exploser d’un rire libérateur. Enfin une voix claire et nette ! Je serais bien incapable de reprendre les mots du juge à mon compte, car je reste partisan du compromis, car je sais ou crois savoir qu’il faut, d’une manière ou d’une autre, composer avec les porteurs de fusils. En bref, je suis bien moins extrémiste que Charollois.

Mais quel bonheur que la liberté ! Quelle joie de ne plus retenir son verbe ! Il y a de l’ivresse dans le discours du juge aveugle, et je ne dédaigne pas perdre la tête. En voici quelques aperçus. Le premier (http://www.ecologie-radicale.org) : « Là où va l’évolution, il n’y aura plus de place pour les chascistes et leur instinct de mort, puisque notre espèce se réconciliera avec la Nature ou disparaîtra ». Le deuxième (http://www.ecologie-radicale.org) : « Moralement, le violeur, l’escroc, l’assassin, le chasseur sont des délinquants sociaux, des pervers au sens psychiatrique du terme qui pensent trouver dans l’avilissement et la mort d’un être vivant leur jouissance ».

Sachez-le, un comité de soutien est en route, si le coeur vous en dit. Rien n’est perdu, en effet, car, estiment Charollois et ses amis, « les combats de gladiateurs, les ordalies, les bûchers, l’esclavage, la torture, le bagne, la peine de mort furent trop longtemps parfaitement légaux ». Aveugle, lui ?

El lobito bueno (un petit loup très gentil)

Je chantonne ce texte depuis un paquet d’années, croyez-moi. Il s’agit d’un joli pied de nez écrit par José Agustín Goytisolo, dont voici la première strophe : Érase una vez/un lobito bueno/al que maltrataban/todos los corderos.

Il était une fois un gentil petit loup qui était maltraité par tous les moutons. Quand je chante à pleins poumons cette blague, car cela m’arrive, le roi n’est pas mon cousin. Et, je le précise, je ne chante pas si mal. Bref, un gentil petit loup. C’est à cet animal imaginaire que je pensais tout à l’heure en découvrant que l’Espagne vient d’autoriser la chasse au loup au sud du fleuve Duero. Où est-ce ? Au nord de Madrid, et c’est une frontière naturelle qui barre en deux cette partie de l’Espagne. Le fleuve, vous m’avez compris.

Là-bas, le loup se porte assez bien. Au nord en tout cas du Duero, l’espèce reconquiert d’année en année de nouveaux territoires. Malgré les tirs, le piégeage, le poison. Oui, malgré. Mais au sud, son avancée risque fort d’être stoppée, car les autorités de la région Castilla y León ont décidé de réagir. Et de légaliser la chasse au loup, jusqu’ici considéré comme une espèce protégée. Oh, les raisons du massacre à venir sont excellentes, comme de juste. Le bétail est constamment menacé, les éleveurs n’en peuvent plus, le pastoralisme ne s’en relèvera pas, etc.

Sûr, je pourrais ricaner. Le gouvernement espagnol – socialiste – et la Junta de Castilla y León – de droite – sont parfaitement incapables d’aider les éleveurs à seulement survivre. Avec ou sans loup. Et bien entendu, je suis du côté du loup, et pas de celui du fusil. Mais j’ai envie, ce lundi lumineux de novembre, de rendre un hommage à l’athlète, au combattant, à l’intraitable Canis lupus.

Oui, je le confesse, je suis admiratif. À peine fiche-t-on la paix – un peu – à l’animal, qu’il repart au front, franchissant fleuves, routes, lignes de chemins de fers, villes et villages. Gloire à toi, le grand sauvage ! Gloire ! Dans ce monde où la plupart des discours sentent la mort, l’épopée du loup d’Espagne, ce considérable réfractaire aux lois humaines, me fait sourire continûment. Il est la vie, intrépide, insolente, anarchiste. ¡Viva la Anarquía!

Je ne vous ai pas dit, pas encore, que j’écris des histoires pour les enfants. Et je travaille de temps à autre sur un récit qui concerne le retour du loup en France. En exclusivité mondiale, je vous livre ci-dessous quelques lignes de ce texte. Pas la peine de s’énerver, il n’est pas publié. Mais vous me donnerez un avis, n’est-ce pas ?

La naissance de Zingaro

« Tu veux vraiment savoir qui je suis ? D’où je viens ? Et mon nom ? Et mon âge ? Oh, tout ça n’a pas grande importance, si tu veux mon avis. La seule chose qui compte, c’est l’histoire que je vais te raconter. Tu peux être sûr d’une chose : je n’étais jamais très loin de cette grande aventure et je suis ce qu’on appelle un bon témoin. Crois-moi, les choses se sont vraiment passées comme je vais te les décrire. J’ai peut-être oublié un ou deux détails, mais ce n’est même pas sûr, car j’ai bonne mémoire, pour un vieux. Oui, une bonne mémoire.
Quand tout a commencé, j’étais jeune, très jeune, et notre ami tout autant. Le pays d’où il est parti est un beau pays. Une montagne de rêve où poussent depuis toujours de grands arbres. Des chênes et des hêtres, des châtaigniers et des pins, et au bord des eaux, des saules et des peupliers. Je me souviens, aujourd’hui encore, du vent sifflant dans les feuilles et du cri des grenouilles quand chantait le printemps. Notre ami Zingaro aimait plus que tout s’installer au bord du ruisseau qui se jette dans le lac d’en bas, à quelques sauts à peine de la tanière. Je l’appelle Zingaro pour que tu me comprennes bien, parce qu’en réalité, notre ami n’a aucun nom. Aucun. Mais Zingaro lui va bien, je trouve.
Dès le premier printemps, dès son premier mois d’avril au royaume des fleurs et des chants d’oiseaux, il aimait plus que tout le grand dehors. Il n’était encore qu’un minuscule mollasson incapable de manger autre chose que de la bouillie, ce jour où je l’ai vu de mes yeux approcher du torrent et s’allonger dans les herbes tendres. Il adorait déjà le bouillonnement, le changement, les bonds du courant et l’aile bleue des libellules au ras des flots.
Mais il savait aussi cacher son jeu. Car dès cette première sortie, alors que tout le monde aurait pu le croire endormi dans le pré, accroché à ses rêves, il a saisi un petit crapaud qui passait à portée de pattes, et il l’a croqué. Croqué d’un coup d’un seul ! Que veux-tu que je te dise ? Le loup n’est pas un mouton. Et ce n’est pas non plus un berger. C’est un vagabond-né, un coureur de fond qui a besoin de soigner ses muscles en permanence. S’il mange tout ce qu’il trouve, sans jamais faire le difficile, c’est qu’il n’est jamais sûr de rien. Surtout pas du lendemain.
Bon. Zingaro était un petit malin. Peut-être un peu plus malin que ses trois sœurs. Que ses deux sœurs, je veux dire. Car si sa mère avait bien donné naissance à quatre louveteaux, dont un seul mâle, Zingaro, l’une des petites est morte au bout de quelques jours. Elle tétait sa maman, comme les autres, mais en donnant l’impression qu’elle n’en avait pas envie. Elle préférait dormir, dormir, dormir, pendant que les autres engloutissaient le bon lait maternel. Et un jour, elle n’a plus relevé le museau. C’est comme ça que la vie part, chez les loups.
Donc, un petit malin. Au bout d’un mois, il commençait à sortir du trou creusé sous les racines d’un hêtre géant, dans la pente. En poussant des petits cris de joie. Il se sentait victorieux, je crois, il s’imaginait plus grand qu’il n’était. Mais il faut bien avouer qu’il a su chasser très vite le mulot.
Je t’explique, tu comprendras mieux. Un jour qu’il avait un peu plus de deux mois, pas davantage, Zingaro s’est aventuré seul à la lisière du petit bois où se trouvait la tanière. Comme c’était grand ! Comme c’était vaste ! À perte de vue, on ne voyait que de l’herbe ondulante, une sorte de crinière surmontée de tiges de fleurs que le vent de mai balayait avec douceur. On entendait les abeilles, de temps à autre ces acrobates de chocards à bec jaune faisaient les imbéciles dans les airs, et en écarquillant, on pouvait apercevoir plus bas, vers la plaine, un troupeau de moutons.
Mais je suis bête, peut-être que tu ne connais pas le chocard ? Si je te dis que je l’ai parfois confondu avec le crave, tu vas me prendre pour un fou. C’est juste pour te dire que j’ai de bons yeux, parce que la différence entre les deux, il faut la trouver. Sauf que le crave a un bec rouge, et le chocard un bec jaune. À part cela, le chocard est un acrobate comme tu en verras peu. Bien souvent, il vole en bande, avec je ne sais combien de frères et d’amis. Et zoup ! il pique la tête la première en tirant sur l’une de ses ailes pour mieux tomber.
Car il tombe, crois-moi. Comme une pierre. Une fois, deux fois, cinquante fois. Ou bien il se frotte la plume contre une falaise, à toute vitesse, à toute allure, comme s’il avait besoin qu’on lui gratte le ventre à l’instant même, à la seconde. On le voit aussi se retourner en plein vol, cinq ou six fois de suite, ou bien attendre entre deux tranches d’air un courant chaud qui le fera grimper plus haut que la montagne. Je crois bien que si le chocard avait des dents, il rirait tout le temps.
J’oubliais : il aime la pierre, le caillou, la roche. C’est son pays, c’est son royaume. Quelquefois, installé sur des cailloutis, il plonge le bec entre les fentes d’un rocher, et tchic ! il en retire un petit escargot ou un gros insecte. Tu peux le croire ? À d’autres moments, il dépose au même endroit les restes d’une souris morte ou des miettes de je ne sais quoi qu’il a récupérées je ne sais où. Et il revient picorer quand il a faim. Sans le roc, le chocard serait une fourmi. La preuve, c’est qu’il dépose ses nids et donc ses petits dessus. En plein dessus le roc. Si tu veux tout savoir, il m’est arrivé de rêver que j’étais un chocard. Oui, moi.
Bon, excuse-moi, j’ai l’impression de m’être perdu en route. Je te parlais d’un mulot, non ? Zingaro avait encore les yeux bleus, à ce moment-là. Et ce jour dont je voulais te parler, tout soudain, il s’est arrêté, l’œil fixé sur un point invisible, les oreilles et le museau comme rassemblés dans la même direction. Tu l’aurais vu, la tête sortant à peine de la pelouse ! Il donnait envie de rigoler. Pourtant, ce n’était pas une plaisanterie.
Rageusement, grattant le sol, enfouissant le museau dans le trèfle, il s’est mis à avancer, de plus en plus vite, puis à courir aussi vite que ses petites pattes le lui permettaient. Figure-toi qu’il avait senti une trace, le passage d’un mulot dans le labyrinthe de la prairie. Il faut voir clair, crois-moi, car le mulot est un nain, et celui-là était un petit nain, si tu veux bien me permettre. Que faisait-il dehors à cette heure, lui qui ne sort en général qu’à la nuit ? Mystère. Mais Zingaro ne prit pas la peine de demander : il lui sauta dessus sans hésiter, et… Le reste, tu peux le deviner tout seul ».

L’animal, cette chose

Ce matin de pluie, je pense à d’autres que moi-même. Au circaète, quand il apparaît au-dessus du vallon et que je bois un verre sur ma terrasse du Sud. Au blaireau, qui n’hésite pas à prendre le même chemin que moi, celui qui mène justement, plus haut, à cette terrasse où la vie est si douce. Au renard qui mulote dans l’un des prés de Jean, un peu plus bas.

Comment, vous n’avez jamais vu un renard muloter ? Mais c’est extraordinaire, savez-vous ? D’abord il entend, quelque chose que nos oreilles saturées ne perçoivent pas. Quelqu’un, à la vérité. Disons un campagnol qui se faufile entre deux herbes. Alors, le renard s’arrête. À la vitesse instantanée du rêve, il bondit. Pas sur sa proie, non pas. En l’air, très haut. Des gens sérieux assurent qu’il peut atteindre quatre mètres, mais je ne parierai pas ma vie sur ce chiffre. En tout cas, il serait sans conteste champion olympique du saut en hauteur, ce qui dérangerait le commentaire de L’Équipe magazine.

Ensuite, le renard s’abat. Et sur le campagnol, le plus souvent sur un campagnol. J’aurais pour ma part préféré dire : le renard campagnole, mais on ne m’a pas demandé mon avis. Va donc pour le mulot. Le renard mulote, boulotte et repart vers de nouvelles aventures. La famille des canidés, à laquelle il appartient, existe sur cette terre depuis environ 40 millions d’années, contre 2 sans doute pour la nôtre.

En ce matin de pluie, je pense à toutes ces bêtes et bestioles. Peut-être l’avez-vous lu, la Commission européenne a décidé il y a un mois de ramener le taux de jachère dans l’Union, dont la France bien sûr, à 0 %. On va cultiver, croyez-moi sur parole, les machines vont tourner, épandre, disperser engrais et pesticides, puis le lisier, c’est-à-dire la merde. La France va se couvrir, comme rarement depuis des décennies, de pluies de molécules chimiques et de merdier géant.

Les troglodytes et papillons, les couleuvres et abeilles, les chevreuils et hérissons qui habitaient dans ces marges du monde industriel, ou qui s’y reposaient un peu, vont devoir changer d’adresse. S’ils peuvent. Et sinon, comme d’habitude, qu’ils meurent. Que pèse réellement un kilo d’orvets ? Ou un filet de rainette ? Ou le coeur palpitant d’un criquet ?

Je me souviens très bien d’un livre paru en 1987, La chasse à la française (éditions Quelle est belle company). D’ailleurs, pour l’occasion, je viens de le ressortir de ma bibliothèque. Son auteur, Roger Mathieu, m’avait sans le savoir sidéré. Car jusqu’au moment de ma lecture, je ne m’étais jamais posé cette question clé : à qui appartient la faune sauvage ?

Mathieu notait que les animaux étaient en fait relégués dans une extravagante catégorie juridique, celle appelée res nullius, autrement dit la chose à personne. Le droit de chasse, hérité de la tradition romaine, renforcé par la révolution française, accordait néanmoins aux nemrods la propriété de l’animal flingué. En revanche, les faisans et cochangliers d’élevage, une fois relâchés, redevenaient, pour quelques minutes au moins, res nullius.

Quand cela cessera-t-il ? Lorsque les poules auront des dents ? Allez savoir. Il y a une quinzaine d’années, je travaillais pour l’un des plus grands journaux français, et je passai quelques minutes de détente, un après-midi, en compagnie de quatre à cinq journalistes, piliers de l’entreprise. À un moment, je me rappelle avoir osé une phrase pourtant quelconque sur le droit éventuel des arbres et des animaux à vivre. Eh bien, la vérité, c’est que tout le monde s’est moqué de moi. Mais gravement, irrémédiablement. Je venais d’énoncer une sornette. Peut-être rient-ils encore, qui sait ?

Je ne suis pas un spécialiste du droit. Je n’y connais même rien. Je suis pourtant certain qu’il faut trouver de toute urgence des moyens d’arrêter le massacre, ici comme ailleurs. La biodiversité, synonyme de la beauté, n’appartient pas à la sottise, à l’appât du gain, à cet incroyable appétit pour la dévastation. Je pense, je suis intiment convaincu qu’il nous faut forger des outils neufs, y compris juridiques, pour juger le crime. Car assez parlé, il faut agir. Tuer des espaces, tuer des espèces, tirer dans le tas, abattre une forêt, vomir dans les mers, autant de crimes.

La crise écologique commande de placer le droit des individus derrière celui de l’avenir commun. Et ce dernier inclut selon moi le droit des plantes et des animaux à être protégés contre nos insupportables errements. Je ne propose pas de sacrifier la liberté des hommes. Je nous conjure d’organiser la coexistence entre nous et le reste, qui est essentiel. Mais avant tout autre considération, je pressens qu’il est nécessaire de parler sans détour, et de nommer le crime. Et de pointer le doigt sur les criminels. Même s’ils nous ressemblent étrangement.