Gérard et la cueillette

Je ne sais plus quand j’ai rencontré Gérard Ducerf. C’était il y a une dizaine d’années, et je traînais mes guêtres dans le Charolais. Je me souvient fort bien des vaches alentour, de leur robe crème, et des haies au bord de certains chemins. Quant à Gérard, il me reste de lui une silhouette, celle d’un colosse tranquille, qui me recevait chez lui avec gentilesse.

Quel type ! Gérard était alors, et Dieu fasse qu’il le soit encore, un cueilleur de plantes sauvages, une activité essentielle de l’espèce humaine depuis plus longtemps que n’existent les camions 38 tonnes, Philippe Bouvard, ou même l’industrie nucléaire. Il travaillait pour des labos comme Boiron, qui lui adressaient, par fax en cette lointaine époque, des commandes. De plantes. De plantes sauvages.

Un matin, par exemple, on lui demandait 25 kilos de grémil des champs. Ou 30 de belladonne. Et c’est là que la magie commençait. Car Gérard avait imprimé dans son cerveau une carte de la France en fleurs. Depuis de longues années, il stockait dans sa mémoire photographique des milliers, des dizaines de milliers de données étonnantes. Par exemple, à quel moment le polypode commun fleurit dans telle vallée du sud de la Loire. Par exemple. Il y avait comme cela des centaines de fiches soigneusement annotées, ordonnées, mises à jour. Mais virtuelles. Gérard était une légende ambulante.

Après avoir interrogé sa fabuleuse banque intérieure, Gérard se mettait en marche. Il emportait toujours un sac pour la cueillette, un sécateur, un piochon, une faucille. Puis se jetait sur les routes avec sa voiture. Je parle là d’une épopée, nous sommes bien d’accord ? De mars à septembre, surtout à partir de mai, il courait la France. Sans jamais être sûr de trouver ce qu’il cherchait. L’opoponax de Chiron lui avait ainsi coûté quatre ou cinq ans de recherches.

Le plus souvent, pourtant, il trouvait. Comment ? Il savait qu’au bord de telle rivière, au mois de juin, il trouverait sans difficulté – ou presque – du millepertuis. Alors, il arpentait, sentait l’air, guettait les humeurs du monde et de la terre. Arrivé à destination, il coupait, cueillait, enfournait les plantes dans un sac tenu autour de la taille, ivre mort de puissantes odeurs. Inutile de vous le cacher : face à lui, je songeais à Jean-Baptiste Grenouille, l’immortel héros du livre de Süskind, le Parfum.

Mais Gérard était et reste très certainement un bon homme, à la différence de Grenouille. Tenez, je retrouve à l’instant, dans l’un de mes vieux grimoires, une phrase de lui que j’avais notée : « Un jour, au cours de ma deuxième annèe de cueillette, je reçois en urgence une demande pour 30 kilos de perce-neige, en plante entière fleurie. Dans l’un de mes bouquins, il était indiqué qu’on la trouvait notamment dans la vallée de l’Allier, surtout dans sa partie montagneuse. Je regarde la carte, marque un point en amont d’Issoire, en fait une départementale au bord de l’eau. Je vais sur place, ne trouve rien le long de cette route, mais au bord d’une autre, toute proche, il y avait des immensités de perce-neige ! ».

Gérard était également inquiet, constatant année après année la raréfaction, l’exténuation de la beauté du monde des plantes. Pour lui, l’ennemi était l’agriculture industrielle, ainsi que les lourdes infrastructures. Voici un autre morceau de bravoure de mon cueilleur favori : « Quand vous retournez les prairies naturelles des vallées fluviales, comme celle de la Loire, pour y planter du maïs, vous faites aussitôt disparaître des plantes rares, comme l’épervière de la Loire, la spiranthe d’automne, qui est une orchidée, le carex penché, la fritillaire pintade, et bien d’autres. Cíest la même chose quand vous drainez des zones humides et des tourbières : des plantes comme la droséra et la grassette sont désormais en grand danger. Les pesticides sont une autre menace : quand vous circulez dans des vignes ou des maïs traités, il n’y a strictement plus rien. Les tulipes, les gagées, les nigelles, les adonis ont payé un lourd tribut aux pesticides ».

Pourquoi penser à lui en ce matin du 31 octobre 2007 ? Je ne sais. Ou plutôt, je sais à quel point nous avons besoin d’hommes comme Gérard Ducerf. Il nous rappelle qu’un autre monde est possible et souhaitable. Un monde où l’on marche, où l’on s’ébahit, où l’on se contente de prendre la petite part qui nous revient. Cet homme est à mes yeux l’incarnation même de la beauté sur terre. Et si par extraordinaire quelqu’un le connaît, j’aimerais beaucoup avoir de ses nouvelles.

PS 1 : Je quitte la région parisienne pour quelques jours, au cours desquels j’irai au fond des bois. Il est donc peu probable que je vous poste d’ici mon retour un texte quelconque. Portez-vous bien.

PS 2 : Un laspus scriptae m’a fait écrire ce matin du 31 octobre Gérard Lecerf au lieu de Ducerf. Par chance, une sonnette a retenti dans ma tête vers 14 h 44, et je rectifie. Pardon !

7 réflexions sur « Gérard et la cueillette »

  1. Mais évidemment…Gérard Ducerf ! Je viens justement de recevoir une info comme quoi cet excellent botaniste vient de publier son deuxième volume de l’encyclopédie des plantes bio-indicatrices (qui permet la détermination des caractéristiques des sols en fonction des plantes qui poussent dessus)aux éditions Promonatura.
    Il est donc bien encore en activité, par contre je ne le connais pas personnellement, mais j’aimerais bien…

    @micalement

    David – ecojardinier

  2. Merci de ponctuer vos « coups de gueules » d’aussi jolis rencontres ! Cela nous redonne du baume au coeur. Belle balade dans les bois, l’or des arbres et le bleu du ciel sont au rendez-vous. Profitez-en bien.

  3. Bonsoir Fabrice,

    Je tiens à vous encourager pour la suite. Il est bon d’entendre une personne qui ose et sait prendre la parole dans les médias pour défense ses propres convictions mais aussi et surtout pour préserver les intérêts de notre société.
    En ce qui concerne les agrocarburants (ou plutôt devrais-je dire « nécrocarburants », rendons à César tous ses mérites…)je partage vos démonstrations. Le grand public mérite d’en être informé. Continuer ainsi.

    Concernant l’ami Gérard (je le traite en ami, bien que je ne sois pas très proche de lui. Mais comment ne pas le considérer ainsi ? C’est un homme simple, vrai et bon), j’ai pu le revoir le week-end des 13 et 14 octobre dernier à Rosans. C’était la fête des simples dans ce petit village perché des Hautes-Alpes entre Gap et Nyons. Il communique toujours autant sa passion du monde végétal. Et l’épidémie se propage par ces formations et autres conférences éthnobotaniques.

    Petit mot au passage, lui comme les amateurs et les professionnels de la cueillette s’inquiètent au sujet de la ressource. Pollutions, surfréquentation touristique, surexploitation, changements culturaux des espaces extensifs, baisse de la biodiversité, changement climatique, augmentation de la demande en plantes et produits naturels sont autant de sujet de crainte et de réflexion vers une démarche de gestion de la ressource naturelle, même dans les massifs les plus reculés de France tout comme à l’étranger.

    Informons les ignorants, unissons-nous pour ne pas laisser le mercantlisme régner, rassemblons-nous pour partager.
    A très bientôt,
    Olivier

  4. Bonjour,

    Je travail avec Gérard depui plusieurs années, si vous cherchez des nouvelles de l’ami Gérard Ducerf, passez sur son site vous decouvriez ses dernières publications ou ses stages de botanique
    http://www.promonature.com
    tel 03 85 25 85 65

    Il ne fait plus beaucoup de ramassage, plutot de la formation et du conseil, et de l’écriture. (une flore de France est toujours dans un coinde ca tête)

    A l’occasion de ce rencontrer si vous passez dans la région…

    Jean-pierre Martinez

  5. Quelle plante pourrait réguler l’invasion d’asphodèles dans la montagne corse ?
    Merci à qui connaîtrait une astuce bénéfique pour la nature et les brebis qui broutent ce qu’elles peuvent, mais pas l’asphodèle !

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