Derrière Boko Haram, le désert assiège le Nigeria

Paru dans Charlie y a pas longtemps

50 000 gosses en perdition au Nigéria. Cette crise humanitaire provoquée par Boko Haram masque une épouvantable catastrophe écologique dans le pays le plus peuplé d’Afrique. Le désert pousse ceux du Nord à envahir le Sud.

 

Amis alanguis sur la plage, ce qui suit n’est pas supportable, mais sachez que c’est pour votre bien. Enfin, peut-être. Je vous parlerai aujourd’hui du Nigeria, pays démentiel de plus de 180 millions d’habitants entassés sur bien moins que deux France réunies. On se serre. À côté de Lagos, la capitale, Mexico ou Calcutta sont de riantes contrées. La ville compte environ 22 millions d’habitants, dont la plus grande part vivent et vivront dans la fange. Au sud, dans le delta du Niger, les transnationales du pétrole ont transformé un pays de cocagne en une province polluée jusqu’à l’os, où ni les pêcheurs de jadis, ni les paysans bien sûr, ne peuvent plus espérer vivre de leur travail. Le pétrole et son argent ont créé au sommet une classe de kleptocrates qui pille son propre peuple. Au nord, les crapules de Boko Haram font régner la terreur qu’on sait. Est-ce tout ? Ben non.

Au moment même où la glace fond le long des doigts chez le marchand, 50 O00 gosses risquent bel et bien d’y passer. Cela se passe dans les États du Borno, d’Adamawa et de Yobe – le Nigeria est fédéral -, où l’armée officielle a enfin chassé de nombre de ses fiefs les tueurs de Boko Haram. Derrière les kalachs et les Land-Rover, 20 000 zigouillés, la désolation, les réfugiés – un million -, des terres brûlées. Les appels humanitaires se multiplient, mais pour l’heure, c’est le chaos.

En réalité, le Nigeria est soumis à une désertification telle que les éleveurs peuls, musulmans, sont contraints à chercher de nouvelles terres, plus au sud, où les attendent, armes en main, des paysans sédentaires, souvent chrétiens. Ce combat-là a déjà fait des milliers de morts. Pourquoi le désert avance tant et plus ? À cause de sécheresses à répétition qui sont certainement reliées au dérèglement climatique en cours. Mais pas seulement. Depuis des années, des études sérieuses sont publiées dans de bonnes revues scientifiques, dont les lecteurs se comptent sur les doigts de la main et du pied. Ainsi de cette étude de l’universitaire Jibril Musa, en 2012, centrée sur l’État de Yobe (1). La désertification y touchait 23,71 % de la surface en 1986, 31,3 % en 1999 et 46,52 % en 2009. Selon l’auteur, qui ne cache pas l’importance du facteur climatique, les facteurs humains sont prépondérants. Le surpâturage des troupeaux, la surexploitation de l’humus, la déforestation se combinent à des sécheresses à répétition qui font disparaître la fertilité des sols tandis qu’avancent les dunes.

Un autre travail de 2015 (2) estime que 63,83 % de la surface du pays sont désormais touchés, à des degrés divers, par la désertification. L’auteur, Olagunju Temidayo Ebenezer, y insiste davantage sur l’intrication entre le dérèglement climatique et des pratiques agro-pastorales devenues destructrices des écosystèmes. Les études météo montrent sans conteste une augmentation de la température moyenne et une diminution des précipitations qui atteindrait 81 mm par an en moyenne sur un siècle.

Le résultat sur le terrain est sans appel : le cabinet spécialisé SBM Intelligence, créé en 2012, retient que 389 incidents graves entre éleveurs et sédentaires se sont produits entre 1997 et 2015 dans le centre du pays. Dont la presque totalité – 371 – après 2011. En avril dernier, le président en titre Muhammadu Buhari – Peul, musulman, originaire du Nord – a lancé un énième appel solennel à sa propre police pour qu’elle prenne enfin « les mesures nécessaires pour arrêter le carnage ». Wole Soyinka, prix Nobel de littérature nigérian, très colère, lui a aussitôt répondu que ses propos « ont le goût d’un abject apaisement et sont un encouragement à la violence contre les innocents ». Ambiance.

Il y a toujours eu des massacres, ici ou là. Mais désormais, la crise écologique interagit et se superpose à de plus traditionnels problèmes ethniques, économiques et sociaux. Question sans réponse : que vont devenir les Nigérians ? Que va devenir le pays le plus peuplé d’Afrique ?

 

 

(1) https://works.bepress.com/cjes_kogistateuniversity/19/download

(2) academicjournals.org/journal/JENE/article-full-text-pdf/4505E2154369

(3) http://sbmintel.com/2016/04/28/death-and-the-herdsmen-a-report-on-spreading-pastoralist-violence-in-nigeria/

5 réflexions sur « Derrière Boko Haram, le désert assiège le Nigeria »

  1. Bon, on apprend (dans l’article sur le portable) que le Coltan fort logiquement paye les miliciens du Kivu, une des regions qui serait parmis les plus riches du monde (si les miliciens ne veillaient pas au grain), et alors qui, au Nigeria, paye les Land Rover, les telephones satellite (qu’on n’obtient normalement qu’avec une carte d’identite et en payant tres cher, et dont les pourvoyeurs de service sont tres peu, et tous americains), les armes, etc. de Boko Haram? Des gens qui trouvent que la desertification ne destabilise pas le pays suffisament vite? Qu’il soit necessaire de depenser tout cet argent, d’organiser toute cette logistique, pour accelerer encore un peu les choses?

    Sur « gapminder.org » on trouve que:

    Le Nigeria a l’esperance de vie et le revenu par habitant de l’Inde. Moins riche que l’Afrique du Sud, mais meilleure esperance de vie. Pas si mal, donc. Si l’esperance de vie est superieure c’est que le partage des richesses est aussi meilleur, en principe, c’est que la societe « fonctionne » si l’on peut dire, qu’il y a de la solidarite, de l’entraide, que la civilisation a atteint un certain niveau.

    Aussi riche que le Vietnam, presque deux fois plus riche que la Syrie!

    Mais un taux d’alphabetisation parmi les 8 pays les plus faibles de la planete. Une proportion de filles a l’ecole parmi les 10 pays les plus faibles de la planete.

    Et comme par hasard, le riche, tres riche Boko Haram trouve qu’il y a encore trop de filles a l’ecole! L’ecole serait-elle une serieuse menace pour la perennite de l’exploitation des ressources? Le capitalisme a-t-il trouve l’angle d’attaque, le point faible du Nigeria?

    Mais, si la desertification suffisait a elle toute seule pour semer le chaos, qui trouverait avantageux d’investir dans Boko Haram?

  2. A propos du terrorisme islamiste, on ne peut pas (je ne peux pas) m’empêcher d’y penser lorsqu’on évoque ici l’état du monde, en particulier après le 7 janvier 2015…
    J’ai déjà fait allusion à Filiu qu, à mon avis, pense des choses sensées à l’égard de ce fléau. Ci-dessous, un lien où Brurgat explique quant à lui certains fondements qui expliquent (et en aucun ne légitiment !) l’islamisme.
    http://www.liberation.fr/debats/2016/11/04/francois-burgat-il-ne-s-agit-pas-de-combattre-les-jihadistes-mais-d-arreter-de-les-fabriquer_1526324
    Pour ma part, si les terroristes, comme l’écrit ici Fabrice à d’autres sujets, sont des types qui font des choses que des êtres humains dignes de ce nom ne devraient pas POUVOIR faire (il y a bien des choses que vous ne feriez JAMAIS, nous sommes bien d’accord ?), et bien la racine coloniale de ce basculement vers le terrorisme a toujours été pour moi une évidence implacable.
    Petite illustration (le racisme étant la source n°1 du colonialisme) : je prends souvent des co-voitureurs lors de mes trajets longs ici ou là. J’ai le regret et l’amertume de constater (vraiment étonné au début !) que plus de 80% des passagers d’origine africaine, lorsqu’ils proposent leur participation au trajet, donnent un faux nom, 100% « francisé », afin d’espérer avoir une chance d’être pris à bord.
    Vous vous demandez pourquoi ? Moi plus hélas, mais je trouve cela terriblement triste et grave. Faut-il ne pas se sentir à sa place dans cette société pour en venir à ce qui apparait presque comme une obligation de montrer patte blanche pour se sentir un peu plus à égalité avec les autres con-citoyens de ce pays…

    1. Merci pour le lien vers l’artice de Francois Burqat. Sa pensee est rafraichissante en effet, et il est tres fin, infiniment plus fin que nos clowns intellectuels qui servent la soupe a nos politiques.

      Mais c’est dommage qu’il ne prenne pas ses propres expressions, « il faut arreter de fabriquer les jihadistes », et « le partage ou la terreur », suffisament au pied de la lettre.

      Il suggere -sans expliquer comment, se contentant d’une hypothese emotionelle et moralisatrice- que le terrorisme serait une « reaction » au colonialisme, alors qu’il est sa continuation, dans tous les sens du terme: Il permet d’eviter de partager, en creant un etat de terreur -la theorie de l’etat de terreur est europeenne- il impose la modernite occidentale par l’ideologie fasciste -aussi une invention europeenne- et il enracine le colonialisme dans l’ame, ou dirait-on, dans le processus mental, dans le systeme des representations.

      Le terrorisme est une part essentielle de la division du travail: Certains coupent des tetes, empechant l’organisation sociale de se constituer en etat, et les companies occidentales engrangent les profits. Le colonialisme a l’ancienne faisait tout faire par la meme entite, c’etait malhabile.

      C’est l’operation fondamentale du fascisme: Te faire collaborer a la violence qui te separe de ta propre culture, de tes propres valeurs, en te faisant croire que tu peux defendre tes valeurs en utilisant ce que tu croit etre les armes de l’adversaire, alors que tu n’as que le droit d’etre chair a canon, et n’a surtout pas acces a l’essentiel, qui est la connaissance de ta propre culture.

      Gilles Kepel, Bernard Lewis, Zbigniew Brzezinski, etc. ont une connaissance fine de l’Islam. Mais ils l’expriment dans le langage des terroristes, dans un langage utile a la perpetuation du colonialisme.

      Ils feignent d’esperer la « modernisation » de l’Islam, alors que Al-Qaeda et l’IS sont ultra-modernes, ce sont des creations modernes vetues des oripeaux d’un Islam invente tout recemment, dont les « racines ideologiques » (si l’on ose dire, c’est beaucoup dire), ne remontent pas plus loin que les freres musulmans, eux aussi une creation toute recente, inspiree des Etats-Unis.

      La modernite du fascisme est visible aussi chez les organisations du « suprematisme hindou » en Inde, et leur haine de gens comme Gandhi ou Ashis Nandy, ou les organisations du suprematisme blanc, et leur haine pour tout ce qui se rapproche de la non-violence. Pareil pour la haine des gauchistes arabes ou du moyen-orient en general (qu’ils soient de culture musulmane, chretienne ou juive). Mais les defenseurs (explicites ou implicites) du terrorisme s’empetrent dans des contradictions insolubles des lors qu’on les questionne sur leur rapport a la tradition, qu’ils pietinent.

      Le terrorisme ne prendra fin que lorsque le capitalisme y renoncera. Mais le « djihadisme » touche a sa fin: Le sort des milliers de « djihadistes » en Irak et en Syrie symbolise cet echec: Personne n’en veut, ils ne peuvent que mourir ou etre integres, pour la minorite la mieux formee, aux unites regulieres Turques ou Saoudiennes, et -c’est le plus important- ils ne peuvent pas l’etre officiellement. Ils sont comme une patate chaude. Les « djihadistes » n’ont jamais eu d’autre vocation, dans l’esprit de leurs protecteurs, que de mourir au combat, mais leur elimination avant la destruction des etats de la Syrie et de l’Irak, marque l’echec de ce « modele » qui avait « reussi » en Afghanistan, et cet echec visible de tous entrainera un changement radical dans la credibilite du concept de « djihadisme », dans le monde entier, et donc dans la maniere dont le terrorisme pourra se manifester, puisqu’il a un besoin vital, on l’oublie souvent, d’etre « credible ».

      Ce qui explique peut-etre l’attitude defensive, et l’utilisation par Gilles Kepel d’une nouvelle expression contre les « islamo-gauchistes »: Ce seraient des « charlatans »!

      Mais ne peut masquer, apres leur echec militaire, que ce mot s’applique mieux aux intellectuels strateges du « djihadisme ».

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