La réponse d’Érik Orsenna à Thierry Ruf

Je me suis encore avancé trop vite. Je pensais ne faire aucun commentaire à la lettre de monsieur l’académicien, mais je n’y parviens pas. Je sais qu’on peut lire ce qui suit de toutes sortes de manières. Moi, j’y vois un concentré de mesquinerie tel qu’il m’étonne tout de même un peu. Orsenna n’ayant rien à dire sur les critiques de Ruf – pour cause, elles sont fondées -, entreprend comme le mauvais joueur qu’il est de le disqualifier. Ce n’est pas compliqué, il y a une tradition pour cela.

La vie de Ruf serait de frustration, son salaire coûterait cher au contribuable, alors qu’il n’en foutrait pas une rame, il serait incapable d’écrire de manière à être lu, etc. Ad nauseam. Ces petits marquis vous attrapent de ces colères, on les entend trépigner du fond de leur sixième arrondissement parisien. Tandis que Ruf parle sérieusement de l’eau, s’appuyant sur des cas bien documentés, Orsenna utilise de bonnes vieilles ficelles de grand-mère. Au reste, relisez plus lentement sa lettre si vous l’avez déjà fait, et vous comprendrez tout. Elle est factice.

Elle est factice, car elle ne s’adresse nullement à Ruf et aux connaisseurs du dossier de l’eau, qu’Orsenna méprise souverainement, mais bien plutôt au microcosme qui l’a fait roi sans seulement le lire. Et, certes, à quoi bon lire de telles sottises ? Orsenna, archétype de l’intellectuel petit-bourgeois germanopratin, soigne sa clientèle. C’est à elle qu’il dédie sa pauvre lettre. C’est à elle, à ces gens sous-cultivés pour qui lire est une souffrance impossible, qu’il s’adresse en clignant grossièrement de l’œil. En résumé : hé, les mecs, vous avez vu ce que j’ai mis au “directeur de recherche” ?

Bon, à l’arrivée, faut-il en rire ? Bien obligés. Avons-nous le choix ? Mais tant qu’à faire, je verrais bien cet incident se terminer par un entartage (ici). Ce qui fut possible pour Bill Gates me semble sans nul doute faisable avec Orsenna. Je ne connais pas Noël Godin, hélas, mais un lecteur aimable voudra peut-être lui passer ce message de ma part : « Cher monsieur Godin, je crois tenir un personnage de choix pour un prochain envol de crème pâtissière. Il va de soi que vous pouvez compter sur moi pour aider à la réalisation de cette jolie confiserie. Bien à vous, Fabrice Nicolino ».

La lettre d’Orsenna à Thierry Ruf

Monsieur le directeur de recherche et cher « spécialiste »,

Laissez-moi vous dire combien votre long, si long article me concernant m’a réjoui. Et honoré. Qu’un savant tel que vous, si considérable, prenne autant de soin pour accabler mon modeste ouvrage ne peut que m’enorgueillir en même temps qu’il me rassure : allons, il reste encore aux directeurs de recherche de l’IRD quelque loisir pour s’amuser un peu !

Votre aigreur, en revanche, m’ a peiné pour vous. Les acidités de cette sorte indiquent, le plus souvent, une existence pleine de frustrations. J’espère que vous me détromperez un jour. Oui, drôle d’aigreur ! Et d’autant plus étrange que votre méchante, très méchante montagne accouche d’une plutôt bienveillante souris: vos conclusions ne sont pas loin des miennes. Et si vous aviez préféré le dialogue a l’injure, nous aurions pu trouver un large terrain d’entente.

Il aurait d’abord fallu que vous compreniez mon propos. Non pas écrire une thèse. Je sais faire. J’en ai déjà soutenu deux. Au passage, je voudrais vous signaler que mes titres universitaires valent bien les vôtres. Et j’ai, comme vous, écrit des milliers de pages indigestes, lestées de centaines de notes. Cette fois, je voulais autre chose, je voulais rencontrer, je voulais écouter, je voulais raconter, je voulais confronter. Avant de présenter certaines convictions.

Si j’écris plus aimablement que vous, monsieur le directeur de la recherche, vous n’avez pas le monopole de la rigueur. Des hommes et des femmes d’aussi grand savoir que le vôtre ont accepté de me relire. Vous en trouverez la liste a la fin de mon livre. Si Ghislain de Marsily, hydrologue de réputation mondiale et membre de l’Académie des Sciences méprisait mon voyage, m’aurait-il choisi pour écrire la préface de son grand livre à paraître en mai prochain «L’eau, un trésor en partage» (éditions Dunod) ?

C’ est vrai, un point nous sépare, monsieur le directeur de recherche : à la différence de vous, je ne diabolise pas les entreprises privées, ni celles et ceux qui y travaillent. Je sais ce que nous leur devons. A commencer par leur création de valeur. Sans elle, comment financer l’administration à laquelle vous et moi appartenons (moi sans rien coûter au contribuable puisque je suis en disponibilité) ?

C’est vrai, j’ai mentionné certaines réalisations de Véolia et de Suez, car je les ai admirées. Mais prêtez moi quelque lucidité. Je sais bien que de nombreux contrats privés passés avec des municipalités ne sont ni transparents ni équilibrés. Mais je sais aussi que de nombreuses régies publiques sont pléthoriques, inefficaces et n’ignorent pas plus la corruption. Un secteur public, monsieur le directeur de recherche, n’est pas toujours la garantie d’un bon service public. Et voyez vous, monsieur le directeur de recherche, aux vertueux et confortables principes je préfère, en cette matière comme en beaucoup d’autres, le pragmatisme : les êtres humains ont un droit imprescriptible à l’eau et à l’assainissement, qu’importe la méthode.

A ce propos, votre soupçon m’a chagriné, monsieur le directeur de recherche, et quelque peu fait douter de votre sérieux dans l’investigation. Vous insinuez je ne sais quels liens, sans doute pécuniaires, avec ces sociétés privées. Sachez que je n’ai pas besoin d’elles, monsieur le directeur de recherche, pour parcourir et guetter le monde et que ma liberté et mon indépendance valent largement les vôtres. C’est un salaire qui rétribue vos travaux, moi ce sont des droits d’auteur. Pardonnez moi d’en être fier.

Bref, dommage, monsieur le directeur de recherche ! N’était cette mauvaise aigreur, nous aurions pu faire un bout de chemin ensemble puisque nos objectifs sont bien sur les mêmes, a commencer par ceux du millénaire. Pour terminer je puise dans mon âge plus grand que le vôtre,  le droit de vous adresser un conseil. Écrivez-le, ce livre sur l’eau que vous portez forcément en vous, oui écrivez-le, écrivez-le vite, au lieu de taper rageusement sur ceux des autres, écrivez le et vous verrez comme c’est difficile d’écrire, je veux dire écrire un livre lisible par le plus grand nombre.

Alors, j’en fais le pari, monsieur le directeur de recherche, votre aigreur s’en ira. De même que votre morgue.

ERIK ORSENNA

26 réflexions sur « La réponse d’Érik Orsenna à Thierry Ruf »

  1. Merci pour les textes très instructifs…; en passant la réponse de Thierry Ruf à Orsenna survole avec de la hauteur les sarcasmes.

  2. J’avais commencé à lire un livre de J. Attali sur le futur de la planète, ça avait l’air intéressant. Et bien après 5 pages j’ai arrêté, tant le texte transpirait l’autosuffisance. Pour ce Orsenna, c’est pareil. Les quelques lignes citées par Thierry Ruf sont un concentré d’égocentrisme et d’une vision unilatérale du monde.

    « Egalité » est, je crois, l’une des trois « valeurs » de la France. Malheureusement, pour ces messieurs, l’égalité doit être perçue comme « faire la même chose partout », non comme une valeur sociale. Il s’agit de tout rendre égal: mêmes modèles absurdes de production, mêmes cultures, mêmes produits, tout doit être uniformisé et tous doivent être égaux, c’est-à-dire se plier aux mêmes conditions, si possible dictées par les industriels français ou américains.

    La remise en question? Ne fait pas partie du vocabulaire des ces « sommités »…

  3. « les entreprises privées… Je sais ce que nous leur devons. A commencer par leur création de valeur. »

    Tout est dit : il n’est de valeur que mesurable par la phynance !

     » Donne-lui tout de même à boire « 

  4. C’est moche moche. Après la passionnante et enrichissante lecture du texte de M. Ruf, me revoilà brutalement dans le caniveau et les égoûts. M. Orsenna, je vous rassure, votre tactique de riposte est bel et bien lisible par tous.

  5. Un monsieur, somme toute assez boutiquier, ce qui est assez curieux pour une personne appartenant à l' »élite, emblème de la nation ».

  6. «Tous les mots sont des outils. Ni plus ni moins. Des outils de communication. Comme les voitures. Des outils techniques, des outils utiles. Quelle idée de les adorer comme des dieux !»
    erik Orsenna.

  7. Je me méfie des académiciens : porter l’uniforme et l’épée à un âge avancé dénote aussi sûrement un retour vers une puérilité qu’on croyait définitivement révolue qu’une avancé vers les asticots …

  8. Bruno,
    Qui adore les mots comme des dieux? Les poètes, peut être, c’est-à-dire les hommes qui sont le contraire d’Erik Orsenna…

  9. Les mots sont aussi des armes, et comme toutes les armes elles peuvent se retourner contre celui qui les manie.
    L’inventeur de l’irrigation au goutte à goutte… « M. Blass est un génie qui mériterait auprès du Père une félicité éternelle ô combien méritée », c’est dans son livre qui ne conte goutte.
    Erik Orsenna l’immortel, huile essentielle qui inspire au Créateur, et directement sous ses narines, le double mérite de mériter la « félicité éternelle », une sorte de légion d’honneur céleste.
    Aux pneus la gomme éternelle, et la caravane pisse debout, au compte goutte.
    Il est imbuvable ce type!

  10. « La poésie est le premier millimètre d’air au-dessus de la terre » Marina Tsvetaeva
    Un poète n’adore pas les mots, mais l’attention portée haut en tout ce qui frôle comme une seconde peau

  11. @ Hacène

    “Pas d‘eau pour cet homme !”

    En effet, d’après le poète, c’est
    « Une gourde de rhum qui pendait à sa selle »
    que tendit
    « Mon père, ce héros au sourire si doux »

  12. @Jean-Paul. « Pas d’eau pour cet homme ! » : j’ai voulu voir ce que ça faisait de se prendre pour un centurion en Judée. Mouais, bof, même dans les moments d’énervement… Et puis avec un peu d’eau, il serait plus sûr d’aller aux galères ! OK, j’arrête mon char et je sors…

  13. M. Orsenna aime bien les barrages marocains ? Y compris ceux du sud, ceux qui entravent le cours des « fleuves » allant se perdre dans le désert à chaque crue ? En effet, quel gâchis ! Toute cette eau qui ne sert à rien. Alors on a fait de beaux barrages sur une bonne partie des cours d’eau du Haut-Atlas mettant cap au sud. Youpi pour l’irrigation, on va faire verdir le désert. MAIS dans ce genre de coin, les fleuves charrient beaucoup de particules en suspension quand ils sont en crue, plus les éléments grossiers roulés sur le fond. Et qu’arrive-t-il qui ne devrait surprendre personne : il vont jusqu’au barrage. Rien de bien neuf, c’est sûr. Alors voilà, c’est tout simple, les barrages s’envasent, leur capacité de rétention diminue et améliorer la situation est très cher et très temporaire ! MAIS toute cette eau qui s’écoulait en surface, visiblement, ou sous la surface (inféroflux), discrètement, faisait vivre une végétation, qui a bien fini par disparaître. Et dans ce type de milieu, quand la végétation présente n’est plus là, qu’arrive-t-il ? On finit par s’interroger sur la survenance de cette désertification et de la présence accrue des sables qui envahissent les cultures. Mince alors, dis donc ! Fichu climat ! MAIS cette eau, qui coulait temporairement, s’infiltrait dans le lit du cours d’eau et alimentait les nappes phréatiques. Plus le cas, alors qu’on continue de puiser dedans, d’ailleurs pas forcément plus (encore que !) : eh bah oui, la nappe baisse. Et tout à la fois fichu climat et fichu agriculteurs traditionnels qui pompent dans les nappes et dilapident un trésor national. Ah oui, j’oubliais, fichues populations montagnardes arriérées qui détruisent la végétation avec leurs chèvres et leurs moutons et envasent les barrages, ces trésors nationaux (voulus par feu le très bon Hassan II)…
    Mouais, finalement, « Pas d’eau pour cet homme ! »

  14. La supposée création de richesse des groupes privés de la distribution de l’eau a de quoi laisser rêveur quand on pense que nos leaders français jouissent de conditions de monopole ou de partage entérinant une fois pour toutes les parts de marchés, ce qui revient au même.Cette supposée concurrence, arrangement entre complices leur assure une manne, ou plutôt…une liquidité intarissable.

  15. Il me semble que le ton, seulement le ton de cette lettre dit tout: pas grand chose à argumenter, piqué au vif parce que la vérité, hé hé, ça fait mal.

    D’autres pourraient se saisir de ça pour se… ressaisir. Le bonhomme semble enfoncé trop profond dans ses complaisances pour pouvoir en sortir comme ça.

  16. Cultive ton jardin,

    Je vois la même chose que toi. Il est certain que se faire prendre de la sorte est affreux. Et il n’est pas donné à tout le monde de trouver une issue digne à une telle situation. Je crois qu’Orsenna est hors de portée morale. Bien à toi,

    Fabrice Nicolino

  17. Hacène,

    J’ai lu cet épouvantable article. Le pire est la photo de Lula avec son casque de chantier, qui ne doit pas figurer sur le net. Il visite donc le chantier, triomphant, triomphal, et lève son casque à la face du monde. Une belle photo pour la presse mondiale. J’y vois l’incapacité définitive des gauches à penser en dehors du supposé « progrès ». Tragique.

    Fabrice Nicolino

  18. Seule issue pour Orsenna : étudier la carte des forages mondiaux et aller se terrer dans le trou le plus profond.

  19. M. Orsenna manque sacrément de modestie… d’humilité… je comprends mieux pourquoi l’académie française rassemble les mandarins d’une élite ormessonienne, mondaine et autocrate. Certes, il doit bien y avoir des points de convergence entre MM Ruf et Orsenna, mais le propos pédant d’un homme ne peut qu’inviter à laisser dans l’oubli mérité cet homme médiatique. Je compte :
    1 – M. Orsenna a écrit deux thèses contre 1 à M RUF… et alors ? quelles thèses au fait ?…
    2 – il vit de droits d’auteurs ? et alors ? y’a de quoi s’en glorifier ? y’en a une sacrée plâtrée qui ont abusé de nègres…
    3 – M. Orsenna est plus âgée que M RUF ? il y est pour quelque chose ? non. Et puis, l’âge n’a jamais effacé la connerie des hommes. BIen au contraire, les hommes vieillissant ont la fâcheuse tendance à se recroqueviller sur leurs médailles, leurs décorations et leurs peurs que s’ouvrir toujours plus à la vie et à la joie de partager

  20. J’ai lu une vingtaine de livres sur l’eau depuis 4 ans que je me suis lancé dans le bénévolat pour les pays du sud.
    Le livre d’Orsenna qui est récent n’est pas le meilleur pour y voir clair. Je recommande par contre chaudement le livre de Fred Pearce, quand meurent les grands fleuves.
    Dans les livres plus anciens, certains restent valables comme L’eau de Marcq de Villiers (1999)ou l’or bleu de Barlow & Clark (2002). Mais le plus incisif et le plus clair sur le plan conceptuel proaltermondialiste est de loin celui de Vandana Shiva, la guerre del’eau (2002).
    Absolument indispensable est la lecture du rapport 2006 du PNUD sur l’eau, ouvrage de référence de toutes les ONG.
    Pour la France, je recommande le dossier de l’eau de Marc Laimé (mars 2003) qui a promis une suite.
    Si on a plus de temps, le 8 pages des Amis de la Terre résumant le rapport banque mondiale sur les barrages de 2000, Bouguerra (les batailles de l’eau, 2002), Camdessus (eau, 2004), Petrella (l’eau res publica ou marchandise, 2003), Diane Raines Ward (L’obsession de l’eau, 2003), l’analyse des imacts climatiques sur l’eau du GIEC, celle sur la corruption de Transparency international…

    Sans avoir connaissance de la réaction de T.Ruf, j’écrivais cet été ceci. Une personne familière des questions de l’eau sera déçue de ne rien apprendre à la lecture de ce livre récent sur l’eau, ou quasiment rien. Contrairement à bien d’autres.
    Elle sera également déçue de constater qu’Erik Orsenna, après deux ans pleins d’enquête, adopte une position superficielle, faussement optimiste et dangereusement consensuelle. Tout est bien dans le meilleur des mondes.
    Le réchauffement climatique ? La crise de l’eau n’aura pas lieu parce qu’il pleuvra plus. Avec un accroissement des disparités régionales. Quelle sera la quantité supplémentaire ? On ne sait pas.
    La propriété privée ? Pas de problème, la propriété publique ne vaut pas mieux.
    Les grands barrages ? Il y en a de bons, il y en a de mauvais.
    Israël n’est pas si méchant, la preuve, la recherche y est très développée dans le domaine de l’eau.
    Le droit des êtres vivants ? Ignoré, sauf le droit de l’homme. Et ainsi de suite.

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