Archives de catégorie : Nucléaire

Pompili et Le Drian foutent la zone nucléaire

EDF est en faillite et fourgue des réacteurs EPR un peu partout. Le projet indien Jaitapur vient d’être relancé par une visite de la ministre Barbara Pompili, suivie de Le Drian. Derrière le rêve de la plus grande centrale nucléaire du monde, un sac de nœuds rempli de folie.

Ah quels petits cachottiers ! En janvier 2021, la ministre de l’Écologie Barbara Pompili se rend en Inde. Pendant cinq jours. Et s’y fait épingler par Survival International pour y avoir cautionné une réserve naturelle où l’on tire à vue sur les hommes. Son agenda ne prévoyait pas de discussion sur le nucléaire, mais comme elle est ministre d’État et exerce la tutelle d’EDF, la question des centrales EPR de Jaitapur a fatalement été évoquée.

Il y a moins de quinze jours, c’est Jean-Yves Le Drian qui était en Inde à son tour. Le ministre des Affaires étrangères, peu glorieux VRP du nucléaire made in France, semble y avoir débloqué ce fort lourd dossier, en panne depuis 2009. Résumé express : cette année-là, le groupe public Areva – devenu Orano – propose à l’entreprise du nucléaire indien Nuclear Power Corporation of India Limited (NPCIL) un projet qui n’est alors pas précisé. Fin 2010, on apprend qu’il s’agirait de construire 6 réacteurs de nouvelle génération dits EPR sur un plateau du village de Jaitapur, qui domine la mer d’Oman, au centre-ouest.

À ce moment, l’affaire est entre les mains d’Anne Lauvergeon, patronne d’Areva soutenue par le président Sarkozy. Mais Areva sombre dans des emmerdements financiers sans précédent, et du côté indien, aucune décision n’intervient, d’autant que la catastrophe de Fukushima en mars 2011, démontre une fois de plus la fragilité de cette industrie.

Pendant dix ans, tous nos gouvernants, à commencer par Hollande, puis Macron et déjà Le Drian, sont allés faire de la lèche à Delhi. Et en 2016, c’est EDF qui reprend le flambeau, activant tous ses réseaux. Cela en vaut la peine : Jaitapur, une fois terminé, serait la plus extravagante centrale nucléaire au monde, susceptible de fournir de l’électricité à 70 millions de personnes. Le coût ? Secret d’État, mais il faudra compter en dizaines de milliards d’euros, alors qu’EDF est endettée à hauteur de 42 milliards d’euros.

Si EDF vient de présenter une « offre technico-commerciale engageante » de 7000 pages, c’est sous une forme très inattendue : elle fournirait les équipements et l’ingénierie, mais laisserait la responsabilité de la construction au partenaire indien. Pourquoi ? Pour au moins deux raisons. Un, la construction de prototypes EPR à Flamanville (France) et Olkiluoto (Finlande) est devenue un cauchemar, avec des retards qui atteignent des années et des surcoûts de milliards d’euros. Mais aussi parce que Jaitapur est un sac de nœuds.

Sur place, cinq villages seraient évacués pour laisser place à l’atome-roi. Or la zone est considérée comme l’un des hot-spots – points chauds – de biodiversité en Inde et au-delà, et même si une partie des villageois ont accepté des transactions pour partir ailleurs, la résistance locale reste très forte, et a déjà entraîné mort et blessés chez les opposants.

Reste la question de la sécurité qui fait flipper tous les gens raisonnables. Dans une tribune publiée par le quotidien The Indu en janvier 2019, deux physiciens, Suvrat Raju et M.V. Ramana, mettent les pieds dans le plat et, soulignant les problèmes de sécurité rencontrés en Finlande et à Flamanville par les prototypes EPR, dénoncent les opacités du projet et les risques inouïs que courrait l’Inde.
Reste enfin la question géologique. De très nombreux rapports, depuis un demi-siècle, démontrent les risques sismiques de la zone, parcourue par une faille préoccupante. Le terrain, formé de latérite dégradée,résisterait-il à un tremblement de terre ? Jaitapur a connu trois secousses supérieures au niveau 5 de l’échelle de Richter en seulement vingt ans…Et certains évoquent même des risques, plus hypothétiques, de tsunami.

Résumons. EDF est dans une nasse financière qui se referme et a choisi la fuite en avant, la seule capable de la sauver, selon elle en tout cas, de la banqueroute. Mais comme la guêpe n’est pas folle, elle entend refiler la responsabilité de Jaitapur aux Indiens, l’important étant de signer le plus grand nombre possible de contrats au moment le chantier des EPR britanniques a du plomb dans l’aile.

Il n’y a besoin de chercher bien loin la moralité de l’histoire, car elle n’existe pas. Des politiciens français médiocres – de Sarkozy à Macron, passant par Pompili ou Le Drian – nous lancent sans nous tenir au courant dans une énième et terrible aventure nucléaire. Tout plutôt que reconnaître l’évidence : le nucléaire français, qui avait promis en 1971 la Lune, et une Lune presque gratuite, est une gabegie. Plutôt, une faillite morale, politique et financière.

Le Groenland envoie au diable l’uranium et les terres rares

Le Groenland envoie au diable l’uranium et les terres rares

Mais quelle claque ! Si cet exemple pouvait être suivi, le monde gagnerait certainement des chances de s’en sortir vivant. Au Groenland, un peuple vient d’envoyer aux pelotes un immense projet de mine, soutenu par l’équivalent de notre cher parti socialiste, le Siumut. Mais commençons.

Une société d’État chinoise est le principal actionnaire d’une compagnie minière fictivement australienne, (ggg.gl). Laquelle est une spécialiste de l’extraction des terres rares, ces 17 métaux stratégiques qui permettent de construire des téléphones portables, des bagnoles électriques, des écrans d’ordinateur ou de télés, en somme toute la merde si délicieusement « moderne ». Les Chinois, dans ce domaine comme dans tant d’autres, sont à l’offensive. Ils tiennent une bonne part du marché mondial, mais savent qu’il faut faire mieux pour assurer leur domination au long cours.

Or les terres rares sont présentes au Groenland, Eldorado minier qui rend fous les tenants de l’extractivisme, cette manière industrielle d’exploiter massivement tout ce que la nature peut offrir. L’île ne compte que 56 000 habitants, dont une très forte majorité sont des Inuits, qu’on appelait autrefois des Esquimaux, et dispose d’un sous-sol gorgé de terres rares et d’uranium, de gaz et de pétrole, de zinc et de plomb, de molybdène, d’or, de diamants, de charbon. L’embêtant, c’est que la glace couvre 80% de l’île, sous la forme d’un inlandsis qui peut atteindre trois kilomètres de profondeur, mais le dérèglement climatique fait fondre la glace, sur terre comme en mer, et ouvre des perspectives .

Le site de Kuannersuit, à quelques kilomètres au nord-est du village de Narsaq, est tenu pour la deuxième réserve au monde de terres rares et la sixième d’uranium. Trois gisements proches, dont celui de Kuannersuit, contiendraient au total 270 000 tonnes d’uranium et 11 millions de tonnes d’oxydes de terres rares (1). Repris en 2010 par ce qui deviendrait Greenland Minerals, le projet est progressivement mis sur orbite, avec des arguments mille fois entendus. 2 000 emplois pour commencer. 800 en vitesse de croisière. Plein d’argent pour attirer le touriste par de nouvelles routes et des hôtels flambant neuf. Son directeur Ib Laursen : « Vous ne pouvez pas vivre dans un musée ( …), Ce n’est pas une république bananière, le pays est immense, une ou deux mines ne détruiront pas sa pureté » (2). Tu parles, Charles ! Selon certaines estimations, la mine ferait augmenter de 45% les émissions de gaz à effet de serre de l’île.

Pendant des années, Kuannersuit devient ce sparadrap du capitaine Haddock, dont personne n’arrive à se défaire. Le temps arrive d’une ultime consultation, prélude à l’exploitation. À l’approche des élections législatives du 6 avril, deux lignes s’opposent frontalement. D’une part, les socialos locaux, déjà évoqués, qu’une scission opposée à Kuannersuit affaiblit. Et de l’autre, Inuit Ataqatigiit – la Communauté inuite -, qu’on présente généralement comme écologiste et de gauche. Sa ligne est loin d’être parfaite, qui met l’accent sur le tourisme, la pêche et les mines, mais son nouveau responsable promet mieux. Múte Egede, 34 ans, a justement grandi à Narsaq, la bourgade la plus proche du projet minier, où son parti a fait presque 70% des voix. Cette partie du Groenland concentre l’essentiel des maigres terres agricoles de l’île, ainsi que quelques troupeaux de moutons, et même de vaches.

Marianne Paviasen, qui incarne mieux encore que Egede le combat contre la mine, a créé dès 2013 un groupe de femmes appelé Urani Naamik – Non à l’uranium – avant de rejoindre le parti de Egede. Toute nouvelle élue, elle voit clair, et loin : le 6 avril a été «  l’élection la plus importante qu’on ait jamais eue au Groenland. Greenland Minerals veut nous faire croire qu’il faut exploiter ces terres rares pour permettre la transition écologique et rendre l’Europe plus verte, mais ça ne peut pas être une bonne méthode de détruire un pays pour en rendre un autre plus propre ». Une leçon universelle.

(1) technology.matthey.com/article/61/2/154-155/#:~:text=The%20Kvanefjeld%20project,%20one%20of,billion%20tonnes%20of%20mineralised%20ore

(2) theguardian.com/environment/2017/jan/28/greenland-narsaq-uranium-mine-dividing-town

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En Équateur, la gauche vaincue par les Indiens

Vite. Ainsi qu’écrit ici en février, un leader indien a surgi en Équateur, formidable. Yaku Pérez est écologiste, féministe, musicien. Victime apparente de magouilles et truandages, il n’a pas pu participer au second tour des élections présidentielles du 6 avril. Lequel second tour a fini par donner l’avantage à un candidat libéral, le banquier Guillermo Lasso, opposé à celui de la gauche correísta, Andrés Arauz. Que veut dire correísta ? C’est un adjectif formé autour du nom de Rafael Correa, grand ami de Mélenchon et président jusqu’en mai 2017. Celui qui parlait – beaucoup – de « révolution citoyenne ».

Le résultat est une surprise, car sur le papier, Lasso ne pouvait gagner. Mais le parti de Yaku Pérez a préféré le vote blanc, et la colistière de celui-ci, Virna Cedeño, a même préféré voter Lasso. Inconcevable ? Ce qui l’est, c’est qu’un mouvement de gauche entube à ce point la cause indienne, et piétine avec une belle constance celle de l’écologie. Sans prétention à l’exhaustivité, citons la volte-face de Correa sur le pétrole caché sous le parc national de Yasuni, finalement vendu aux transnationales – 2013 – ou l’appel déchirant des Indiens de Sarayaku – 24 avril 2014 -, menacés par une invasion militaire « citoyenne » sur fond d’exploitation pétrolière.

Dans un entretien au magazine américain de gauche New Left Review (septembre-octobre 2012), Correa avait déjà tout dit : « Je ne crois pas que Marx, Engels, Lénine, Mao, Ho Chi Minh ou Castro ont dit non aux mines ou aux ressources naturelles ». Voilà ce qui ne peut pas durer. Un régime chaviste, au Venezuela, lorgnant vers les sables bitumineux du delta de l’Orénoque, pour remplir encore plus les poches des corrompus. Un régime sandiniste, au Nicaragua, vendant le pays aux Chinois pour un nouveau canal de Panama. Un régime luliste – de Lula – au Brésil, se lançant avec ardeur dans le nucléaire, le pétrole, les barrages hydro-électriques en pleine Amazonie, les biocarburants et les dépenses militaires. La défaite des salauds d’Équateur est une bonne nouvelle.

  1. Voir le blog de Marc de Saint-Upéry, https://blogs.mediapart.fr/saintupery/blog/040718/amerique-latine-quand-melenchon-pedale-dans-la-semoule

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Paquet-cadeau de Fukushima à l’océan mondial

Vous avez vu comme c’est facile ? Malgré des décennies de traités, de résolutions, d’accords, de réunions, de proclamations, de signatures et d’envolées, l’océan mondial reste un sac vomitoire. Ce coup-ci, cela se passe au Japon, où les adorateurs de l’atome ont décidé de jeter en mer une eau rendue gravement radioactive par Fukushima. On parle de 1,25 million de tonnes, ce qui ne signifie rien. Ces gens ne savent pas mieux gérer une catastrophe nucléaire que les suites de 1914-18 et de 1939-45.

Été 1955, dix ans après la guerre. Sur la plage polonaise de Darłówko (mer Baltique), 102 gosses d’un camp de vacances jouent avec un baril corrodé qui laisse échapper un liquide brun-noir. Dommage pour eux. C’est une vieille munition, précurseur du fameux gaz moutarde. Beaucoup d’enfants sont touchés, dont quatre garderont des séquelles aux yeux irréversibles. La seule mer Baltique contiendrait 100 000 à 150 000 mines, 65 000 tonnes d’armes chimiques et un total de 300 000 tonnes de munitions diverses (1).

Bien entendu, ce ne sera jamais récupéré. Entre 1998 et 2009, presque 2000 « rencontres » avec des munitions abandonnées ont eu lieu dans les eaux de Belgique, de France, d’Allemagne, des Pays-Bas, d’Espagne, du Royaume-Uni, d’Irlande et de Suède (2). Environ 60% concernaient des pêcheurs, remontant dans leurs filets des munitions abandonnées. Il y a eu des morts, des blessés, des brûlés. Et les cadeaux de Fukushima sont éternels. Et le crime est résolument parfait, qui ne laissera que des traces invisibles et meurtrières.

(1) https://commons.lib.jmu.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=2888&context=cisr-journal

(2) https://www.popsci.com/story/environment/chemical-weapons-dumped-in-ocean/?ct=t%28RSS_EMAIL_CAMPAIGN%29

Enfin des vérités sur Tchernobyl

Publié en avril 2021

C’est un livre hors du commun (1). Sur Tchernobyl, cette catastrophe nucléaire dont on « fêtera » le 26 avril le 35ème anniversaire. On le sait, tout oppose les grandes structures officielles, dont l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), beaucoup de médecins biélorusses ou ukrainiens, et plusieurs estimations discutées. Tchernobyl a-t-il tué 54 personnes, ou 200 000, voire 1 million comme le prétend l’Académie des sciences de New York (2)  ?

L’Américaine Kate Brown, historienne et professeure au Massachusetts Institute of Technology (MIT) a fait ce qu’aucun Occidental n’avait fait avant elle : une immersion de longue durée dans les zones dévastées par la radioactivité. À partir de 2004, aidée sur place par une assistante russe et une assistante ukrainienne, elle a exploré 27 fonds d’archives, à Kiev, Minsk, Moscou, Vienne, Paris, Washington, Florence, Amsterdam. Mais Brown n’est pas qu’un rat de bibliothèque : elle se met en scène, avec prudence mais empathie. Sa méthode de travail combine l’étude des textes, l’histoire orale, l’observation personnelle. Le résultat est saisissant. On voit. On écoute. On partage.

Quand Tchernobyl explose, l’Union soviétique n’est pas loin d’imploser. Le drame va permettre à Gorbatchev de lancer sa fameuse glasnost, improbable tentative de sauver le système par la liberté. En attendant, le KGB veille et pendant les trois premières années après 1986, tout est surveillé, cadenassé. On le saura plus tard, des pilotes encore soviétiques ont dès le 27 avril, au lendemain du cataclysme, dispersé de l’iodure d’argent dans les nuages pour faire pleuvoir la radioactivité sur la Biélorussie, sacrifiée au profit des grandes villes russes, dont Moscou. De même, ils larguent du ciment 600 pour assécher l’atmosphère sur un rayon de 80 km autour de l’usine. Cela commence bien.

Brown raconte merveilleusement nombre d’histoires demeurées inconnues. Beaucoup décrivent une bureaucratie écrasante dont l’intérêt est de nier pendant des années la gravité de l’explosion, et ses conséquences sur la santé des habitants. Une poignée de héros, menacés, traînés en justice, emprisonnés, disent la vérité. Parmi eux le physicien Vassili Nesterenko et le médecin Youri Bandajevski. Le premier finira par créer la fondation Belrad. Le second, condamné à huit ans de camp, vivra en exil en France, avant de retourner là-bas soigner des malades que tant d’autres jugent imaginaires. Quand Brown lui rend visite en 2015, il est si désargenté qu’il n’a pas de voiture, et utilise le bus.

On ne peut résumer pareil ouvrage, qui ouvre sur des gouffres. La pensée trébuche devant tant de questions. Parmi elles, le rôle des organismes internationaux liés à l’ONU, surtout l’AIEA déjà cité, mais aussi le Comité scientifique des Nations unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants (acronyme anglais UNSCEAR). Leur rôle aura été détestable, qui aboutit à nier les effets de Tchernobyl, jusqu’au grotesque. Mais pourquoi ?

Laissons de côté le mensonge et la manipulation, qui auront eu leur importance. Mettons à part ce sentiment de supériorité de tant de spécialistes occidentaux, méprisant le savoir et les résultats locaux. Et insistons sur la Life Span Study, étude réalisée à partir de 1950 sur les survivants de Nagasaki et Hiroshima, qui sera le grand modèle, trompeur. Car au Japon, il s’était agi d’une exposition suraiguë au rayonnement, mais ultrarapide. Tchernobyl est d’une tout autre nature : les cinq millions de personnes touchées ont été exposées à des doses bien plus faibles, mais pendant de longues années, au travers de l’alimentation, de l’eau, des feux de bois, de la respiration même. Les modèles concoctés à l’Ouest ne pouvaient intégrer une pareille nouveauté.

Ce n’est pas seulement un livre passionnant. C’est une œuvre, qui met à leur place les éléments d’un puzzle jusqu’ici disloqué. Volontairement ? Oui, sans aucun doute, volontairement. Entre les morts et les malades, les victimes se comptent en centaines de milliers.

(1) Tchernobyl par la preuve, par Kate Brown. Actes Sud. Hélas bien cher : 25 euros.

(1) nyas.org/annals/chernobyl/

Les oubliés de la laine de mouton

En ouvrant tant d’archives empoussiérées, Kate Brown a mis au jour quantité d’histoires qui montrent le réel de la catastrophe. Parmi elles, l’abominable aventure de l’usine à laine de Tchernihiv, dans le nord de l’Ukraine, à 80km de Tchernobyl.

Brown s’y rend en juillet 20106, et découvre un lieu sinistre, qui n’a pas beaucoup changé depuis sa construction en 1937. En 1986, un millier d’ouvrières y triaient et lavaient la laine des moutons qu’on leur envoyait. Chaque printemps, au moment de la tonte, 21 000 tonnes de laine arrivaient de toute l’Ukraine.

Brow interroge, enquête, bute sur des mensonges ordinaires. Elle tient en mains un document : quelques années après l’explosion, 298 femmes et hommes de l’usine ont envoyé une pétition pour réclamer le statut de liquidateurs. Rappelons que les liquidateurs sont ceux qui ont été envoyés vers la centrale en feu quelques minutes après l’explosion, souvent à mains nues.

De ce texte, plus personne ne semble se souvenir. Jusqu’à ce que Brown sorte la liste des signataires. Dans l’atelier, tout le monde s’arrête de travailler. Il n’y a plus que dix survivantes. La laine, bien entendu, était radioactive et provoquait chez les ouvrières saignements de nez, maux de gorge, nausées, fatigue. Brown : « Les ouvriers de la laine ignoraient qu’attraper les ballots les plus radioactifs revenait à étreindre une machine à rayons X en plein fonctionnement ».

À l’été 2016 toujours, Brown se hasarde dans une forêt de Polésie (Ukraine), en compagnie d’adolescents qui y récoltent des myrtilles. Lesquelles passent en Pologne avant d’atteindre le marché européen, dont à coup sûr la France. Une jeune femme les achète après avoir passé les petits fruits au dosimètre, pour en évaluer la contamination. Elle lâche : « Toutes les baies qui poussent en Polésie sont radioactives ». Et Brown de commenter : « Les gamins aux lèvres tachées de jus de myrtille sont en réalité des travailleurs du nucléaire ». On ne cesse de l’oublier : le nucléaire ne disparaît pas, ou si lentement que c’est la même chose. Il se contente de voyager d’un hôte à l’autre.

L’apparent mystère des faibles doses

Pourquoi un tel négationnisme sur Tchernobyl ? Comment des chercheurs de qualité en arrivent à ce point à oublier le réel ? Sans épuiser un sujet qui se dérobe, Brown note cette évidence : pour beaucoup d’experts « la bombe n’a pas été une erreur. Nombreux sont ceux qui ont cru, et croient toujours, en la grande promesse de la fission nucléaire : assurer la sécurité nationale, sous la forme de la dissuasion, et la prospérité, sous la forme d’une source d’énergie renouvelable ».

La plupart des spécialistes – en France, ceux du CEA ou l’IRSN – continuent à contester le rôle considérable des faibles doses d’exposition au nucléaire. Derrière cette question en apparence opaque se joue le sort de la toxicologie, cette science qui étudient les effets néfastes d’une source polluante.

Car une révolution est en cours, qu’on ne peut qu’évoquer. Le génial Paracelse, né en 1493, estimait en son temps que c’est la dose qui fait le poison. Pendant plus de 400 ans, cette vision se rapprocha dangereusement du dogme, avant que d’être contredite par des faits scientifiques.

Les perturbateurs endocriniens, pour ne prendre qu’un exemple, produisent des effets non linéaires. En clair, ils sont plus délétères à de très petites doses qu’à de grosses. Ce qui est vrai dans le vaste domaine de la chimie de synthèse l’est aussi dans celui du nucléaire. Le débat, qui reste aux mains du lobby nucléaire, est essentiel. Car la reconnaissance de la dangerosité des faibles doses radioactives est susceptible de remettre en cause toutes les normes. On comprend les résistances.

L’armée et la grande arnaque nucléaire

Publié en avril 2021

Les journalistes sont vraiment des feignasses. Entre janvier et décembre 2013, 182 documents – 2000 pages – sont déclassifiés par le ministère de la Défense. Tous ces gens, et j’en connais, qui suivent les activités de l’armée pour leurs journaux respectifs, avaient le devoir élémentaire de lire. L’ont-ils fait ? Par chance pour nous, un chercheur, Sébastien Philippe, et le journaliste qui sauve l’honneur, Tomas Statius, ont tout dépiauté. Ce qui donne un éblouissante travail, « Enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie » (PUF, 15 euros) (1).

Bon, on peut résumer vite, mais il est bien mieux de lire. La France a réalisé en Polynésie 193 essais nucléaires entre 1966 – De Gaulle – et 1996 – Chirac. Soit environ 800 fois Hiroshima. Jusqu’en 1974 – Chirac est alors Premier ministre -, les essais sont aériens, c’est-à-dire qu’ils partent balancer leurs radionucléides dans le monde entier. À partir de 1975, on enterre les explosions, détruisant au passage la structure des lagons.

Le livre rapporte des faits, en partie reconnus par l’armée, mais en reprenant tout depuis le début, et en refaisant patiemment tous les comptes. Sans grande surprise, la sous-évaluation de la contamination est omniprésente. Exemple avec les îles Gambier, habitées bien sûr, qui sont à 400 km de plusieurs tirs aériens. L’armée n’a prévenu personne – elle finira par construire un blockhaus -, et le nuage se moque de toute façon des précautions. Le son de l’explosion se propage à la vitesse de 340 mètres par seconde sur l’océan. En vingt minutes, il atteint les Gambier.

D’abord une boule de feu, puis une masse incandescente de plusieurs milliers de degrés, qui disperse d’innombrables poussières radioactives. Après le seul essai Aldébaran – le 2 juillet 1966 – 61 millions de becquerels se déposeront au mètre carré. Les cancers suivront. Il est plaisant de lire ce que nos responsables écrivaient sur le sujet en temps réel. Par exemple, un médecin militaire adresse une lettre dès le jour de l’explosion au grand ponte du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) Francis Perrin. Pour lui – bonne, mauvaise foi, mélange des deux ? -, le tir a libéré des doses radioactives « très inférieures » à ce qui est admissible.

L’essai – connu – le plus insensé date du 17 juillet 1974 et va contaminer lourdement Tahiti. L’équipe du livre est parvenue à modéliser le trajet du nuage de Centaure – nom de code -, qui n’est pas parvenu à la hauteur souhaitée. Et qui, poussé par les vents, a foncé droit sur la grande île de la Polynésie « française ». 110 000 personnes ont été exposés, dont la plupart ont reçu plus que la dose de radioactivité ouvrant droit à indemnisation. À condition de développer l’une des 23 maladies faisant partie d’une liste officielle. L’armée, qui a su très vite que les retombées de Centaure atteindraient Tahiti, a préféré ne rien dire.

On permettra un commentaire. Le livre fait certes œuvre utile, mais dans le même temps, angoisse. Car passé un intérêt de façade dans quelques journaux, tout retombera, comme autant de poussières, d’une certaine manière radioactives elles-même. L’opinion semble indifférente. Nul ne parle des immonde essais nucléaires français dans le Sahara, bien après l’indépendance algérienne. Nul ne parle des irradiés de Brest, ces prolos cancéreux d’avoir travaillé au plus près des bombes nucléaires des sous-marins d’attaque. Nul ne parle de la base secrète française B2-Namous – et de ses innombrables déchets -, que la France éternelle a conservée en Algérie bien après 1962. Nul ne parle bien sûr de l’atoll Bikini des îles Marshall, où les Américains ont également fait exploser leurs bombes H. Nul ne parle des Anglais en Australie. Des Russes à Semipalatinsk (Kazakstan).

Les journalistes feignasses ont donc bien raison d’être les porte-serviettes de l’armée, qui peut dormir sur ses deux oreilles. Sait-on quoi que ce soit sur ce qu’elle entreprend en notre nom ? Croyez-vous qu’ils ne s’exercent pas, en ce moment même, sur des armes toutes nouvelles ?

(1) Il faut y ajouter le collectif Interprt, lancé dans une toute nouvelle discipline qui promet : l’architecture forensique.

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Les campagnols foutent le grand bordel

Ah bougres ! Les campagnes du cœur de la France – Massif central – sont à feu et à sang à cause d’une bestiole très jolie et ultrachiante, le campagnol. Souvent, on l’appelle le rat-taupier pour l’excellente raison qu’il vit beaucoup sous terre. Et n’oublions pas qu’il est – qu’ils sont elle et lui – des copulateurs hors-pair. Toutes les quelques années, ils peuvent passer d’un individu à l’hectare à 1200.

Pour le paysan, cata garantie. Ceux de Haute-Loire ou du Cantal voient en ce moment leurs prairies retournées au point que l’herbe ne parvient plus à s’y réinstaller. On pourrait remettre des haies ou entasser des pierriers où les prédateurs comme la fouine pourraient s’installer, avant de massacrer du campagnol. On pourrait surtout arrêter de flinguer des renards.

Cet animal somptueux peut être chassé et piégé toute l’année, entre autres parce qu’il dérange les chasseurs. Il boulotte un peu trop à leur goût ces faisans d’élevage relâchés la veille de leurs grandes battues bidonnées. Donc, on le traque. C’est extrêmement con, car un renard mange chaque année des milliers de micromammifères, en particulier des campagnols. Il y est si adroit qu’on a nommé l’un de ses comportements de chasse, le mulotage. Le voir sauter sur place, queue au vent, est une splendeur.

Et justement. Un collectif de dizaines d’associations du Doubs (renard-doubs.fr) a rédigé un argumentaire parfait qui rétablit quelques vérité de base. S’appuyant sur des estimations officielles – franchement, c’est à n’y pas croire -, le collectif écrit qu’un seul renard, par ses prélèvements de campagnols, pourrait rapporter à la collectivité jusqu’à 2300 euros par an. Un seul renard !

Un autre calcul fait rigoler avant de faire réfléchir. Un campagnol mange son propre poids d’herbe chaque jour. L’action énergique d’un renard permet de « sauver » 3,5 tonnes d’herbe par an, soit une tonne de foin. Or, en 2018, dans l’Est de la France, la tonne de foin se vendait autour de 180 euros. Avis sans frais à ceux qui gueulent contre le campagnol.

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Marcher pour le climat, vraiment ?

Le 28 mars, dimanche passé, pas loin de 400 organisations, dont beaucoup chères à mon cœur, ont organisé une nouvelle fois des marches pour le climat. Selon leur appel, il faudrait interpeller les députés de manière qu’ils améliorent la loi en discussion. Il faudrait donc une « vraie » loi sur le climat, car les mesures prises ne seraient pas « à la hauteur ».

Toutes ces excellentes personnes – et nombre le sont vraiment – participent du vaste déni planétaire qui sévit depuis le tout début du dérèglement voici quarante ans. Ils oublient en route cette évidence : la trajectoire officielle nous conduit au pire.

En janvier dernier, Antonio Guterres, secrétaire général de l’ONU, clamait dans l’indifférence générale : « Nous nous acheminons vers une augmentation catastrophique de la température de 3 à 5 degrés au cours du XXIe siècle ». Et pourquoi ? Parce que la funeste COP21 de 2015 – les embrassades Fabius-Royal des Accords de Paris – a relancé la machine à illusions, qui consiste à croire qu’on peut s’attaquer au monstre sans rien toucher à notre façon de vivre. Ce n’est pas seulement un conte de fées, c’est aussi un crime contre l’avenir.

Or nos 400 organisations se contentent de se montrer naïves et même niaises, façon si tous les gars du monde voulaient bien se donner la main. Dans la réalité, il est un marqueur décisif : la bagnole. Relancer cette industrie par la voiture électrique, outre les problèmes moraux que cette merde pose, revient à dire qu’on repart pour cinquante ans. Comme avant. Je tends l’oreille du côté des 400, et rien ne vient. Jamais.

Cinquante ans et plus une seule dent

Le ministère de l’Environnement [ ou de l’Écologie, selon ] a cinquante ans et fait semblant depuis cinquante ans. C’est même pas la faute des ministres, ectoplasmes si contents d’être sur la photo. Le mal est plus profond : ceux qui décident sont ceux qui salopent tout depuis deux siècles.

Presque trop facile. Quand le père Pompidou décide la création d’un ministère de l’Environnement en 1971, il confie la tâche à ce bon monsieur Poujade, maire de Dijon, qui se demanderait pourquoi on l’a choisi s’il n’était pas mort. Sans soute parce qu’il avait été le conseiller d’un ministre de la construction oublié, puis en charge d’une « commission du développement » régionale. Lui-même devait écrire ensuite un livre disant l’évidence dès le titre : « Le ministère de l’impossible ». L’époque était à ce qu’on appela le « gaullisme immobilier » : les combines avec les promoteurs, les lourdes valises de liquide, la traversée de Paris en 13 minutes « grâce » à la voie express qui porte d’ailleurs le nom de son créateur, Pompidou. Ce dernier lâcha : « La ville soit s’adapter à la voiture ». Paris fut à nouveau éventrée.

On ne dressera pas la liste de tous les autres, mais regardons tout de même quelques noms. En 1974, Peyrefitte, l’inénarrable Alain Peyrefitte, qui fut ministre de l’information – flic de la télé – sous de Gaulle. De 1978 à 1981, Michel d’Ornano, dont le cabinet ouvre et couvre en automatique les décharges les plus criminelles, comme celle de Montchanin. De 1984 à 1986, Huguette Bouchardeau – fière PSU -, qui se fait enfler par les ingénieurs de son propre ministère dans l’affaire des déchets de Seveso passés en France. De 1986 à 1988, Alain Carignon, qui finit en taule pour avoir vendu l’eau de Grenoble à la Lyonnaise des Eaux.

De 1989 à 1991, Brice Lalonde, qui fait des bulles avant de copiner avec l’ultralibéral Alain Madelin. De 1995 à 1997, Corinne Lepage, qui en tire le livre « On ne peut rien faire, madame le ministre », qui démontre parfaitement qu’un tel ministère ne sert à rien. De 1997 à 2001, Dominique Voynet, qui accepte de siéger au conseil des ministres où trône un certain Claude Allègre, négateur en chef du dérèglement climatique. Et ne fait rien. De 2001 à 2002, Yves Cochet, inaugurateur de chrysanthèmes. De 2007 à 2009, Jean-Louis Borloo, grand ordonnateur de du grandiose enfumage du Grenelle de l’Environnement avec en guest star Nathalie Kosciusko-Morizet, jouant de la harpe dans son jardin pour Paris-Match. Un dernier pour la route : de Rugy en amoureux transi du homard mayonnaise.

Tout ça ne pèse en réalité de rien. Les ministres passent, qu’on oublie la seconde suivante – qui se souvient de Jarrot, Lepeltier, Olin, Bricq, Borne ? qui se souviendra de Pompili ? – et demeurent les structures. Or sans entrer dans le détail, passionnant, retenons que deux grands corps d’ingénieurs d’État se partagent la direction réelle du ministère : les ingénieurs des Mines et ceux des Ponts, des eaux et forêts. Le pouvoir, c’est eux.

Prenons l’exemple de la Direction générale général de l’aménagement, du logement et de la nature (DGALN), qui a dans sa besace la biodiversité, la mer, le littoral, l’eau. En août 2019, son dirlo, Paul Delduc, quitte sa fonction, où il est remplacé par Stéphanie Dupuy-Lyon. Le premier est ingénieur général des Ponts, des eaux et des forêts. La seconde est ingénieure des Ponts, des eaux et des forêts. Idem à la Direction générale de la prévention des risques (DGPR), qui gère le si vaste domaine des pollutions. Son boss, Cédric Bourillet, est ingénieur des Mines et son adjoint, Patrick Soulé, ingénieur des Ponts, des eaux et forêts. Ces grands personnages savent partager.

Troisième exemple : la Direction générale de l’énergie et du climat (DGEC), qui s’occupe comme il n’est pas difficile de le deviner, du dérèglement climatique. Patron inamovible : Laurent Michel, ingénieur général des Mines.

Tous ces braves gens font partie de ce que Bourdieu appelait la « noblesse d’État », et ce n’est pas un vain mot, puis le corps des Mines existe depuis 1794. Pour l’autre, résultat d’une fusion, il faut distinguer les Ponts et Chaussées, corps né en 1716 et celui du Génie rural, des eaux et des forêts, que certains font remonter à…1291. La France que nous connaissons, c’est eux.

Les ingénieurs des Mines auront mené au cours des deux siècles passés l’industrialisation de la France. Et dans l’après-guerre, créé ou dirigé ELF – le pétrole, les coups d’État en Afrique -, Renault et la bagnole, le nucléaire bien sûr avec EDF, la Cogema, le CEA. Les Ponts, c’est le programme autoroutier, les barrages sur les rivières, les châteaux d’eau et les ronds-points, le béton armé et les cités pourraves de toutes les banlieues. Les Eaux et Forêts, enfin, ont massacré la campagne en remembrant, en arasant des centaines de milliers de km de talus boisés, en aidant à la diffusion massive des pesticides via les directions départementales de l’agriculture dont ils furent les maîtres.

Joyeux, pas vrai ? On crée un ministère en 1971 et on refile les clés à ceux qui ont tout salopé en leur demandant de faire exactement le contraire de ce que leurs chers ancêtres ont fait. En oubliant en plus leur magnifique formation, qui laisse de côté tout ce que l’écologie scientifique a maintes fois établi. Le ministère de l’Environnement de 1971 ? Le ministère de l’Écologie de 2021 ? On sait se marrer, dans les hautes sphères.