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Mélenchon est-il vraiment écologiste ?

Il n’est pas inutile de se poser quelques questions sur M.Mélenchon. L’amoureux de Mitterrand qu’il est resté a-t-il basculé du côté des écosystèmes, comme il le prétend à chaque phrase ? Les quarante années de soutien au productivisme – 6 ans au moins à l’OCI, 31 ans au PS – se sont-elles évaporées ? Est-il sincère ? Est-il crédible ? Attention, on n’est pas obligé de lire.

Jean-Luc Mélenchon est-il écologiste ? Commençons par un exemple lointain, mais crucial : la Chine. Quiconque suit l’affaire sait que le capitalisme fou de cet État totalitaire a détruit un grand nombre de ses écosystèmes. Des milliers de cours d’eau surexploités ont simplement disparu de la carte (1). La déforestation provoque de tels nuages de poussière poussés par le vent qu’une ville comme Pékin est menacée d’en être proprement submergée. Les « villages du cancer », comme les appellent les écologistes chinois – ils existent – sont des centaines, peut-être des milliers aux abords des usines pétrochimiques.

Mais la Chine est aussi devenue sans que quiconque le dise, un pays impérialiste. Près de 20 % de la population mondiale, mais seulement 7% des terres arables, et 300 millions de nouveaux riches qui veulent de la viande, plus que chez nous encore. Il faut donc coloniser, et s’emparer de nouvelles ressources. Des pays comme le Cambodge et le Laos sont devenus des États fantoches, aux mains des financiers chinois. En Afrique, leur fric est partout, construisant routes, ponts, ports, chemins de fer, et corrompant partout où il passe. Et détruisant. Les forêts. Et aspirant le gaz et le pétrole. Et accaparant des millions d’hectares de terres. La Chineafrique a depuis longtemps dépassé la sinistre Françafrique de papa Foccart. Même la France est touchée, qui exporte massivement ses chênes là-bas, comme Madagascar le fait avec son Bois de rose (2).

Mélenchon, qui ne s’intéresse pas à de tels détails, défend la Chine. Le million d’Ouïghours enfermés dans des camps, les tortures, les assassinats ? Pour lui, ce n’est jamais qu’une « une répression que fait le gouvernement chinois contre les organisations islamistes ouïghoures ». Quant au Tibet, envahi par l’armée chinoise en 1950, colonisé, et dont la culture est écrasée, il aurait en fait été « libéré » de la théocratie.  Et il va plus loin encore en vantant le modèle. Dans une interview éclairante (4), il déclare sans état d’âme : « Je considère que [le développement chinois] est une chance pour l’humanité » (…) Je trouve stimulant et intéressant de voir comment la planification a été un outil de développement ». Heu, qui le prévient que la Chine est devenu l’agent majeur de la destruction accélérée du monde ?

Heureusement, il y a le reste. Mélenchon est un visionnaire. Depuis dix ans déjà, il va répétant sa foi dans l’avenir technologique des sociétés humaines. Il n’a pas lu Ellul et Charbonneau, les merveilleux analystes du « Système technicien » (2) . Mais qu’a-t-il lu ? Dans un entretien affriolant avec le journaliste Hervé Kempf (3), il livre le nom du grand penseur de l’écologie. De son grand penseur à lui : le pauvre Alain Lipietz, ci-devant petit chef des Verts, dont on cherchera en vain la moindre contribution dans ce domaine.

Mais il y a de grandes pistes, toutes prometteuses. Et d’abord, l’espace. Mélenchon en est resté aux illustrés de son enfance. À Paris-Match : « Quand j’étais gamin, je découpais et je collectionnais les articles sur la conquête de l’espace. Je crois que j’ai encore dans ma cave un cahier où j’avais collé fiévreusement les exploits de la chienne Laïka et de Youri Gagarine ». Sur son blog, en 2019 : « L’exploration spatiale a d’ores et déjà amené sur terre beaucoup de bienfaits. Elle a contribué à des avancées majeures (…), Elle a également permis le développement des ordinateurs modernes et de nouveaux services comme la téléphonie mobile ». Au cours du meeting « immersif », ultratechnologique, de janvier à Nantes, l’amoureux des satellites vante au milieu d’images de synthèse ces « milliers d’applications dans nos poches qui dépendent de l’espace : météo, GPS, cartographie et surveillance écologique des traités internationaux ! ».

C’est donc très bien. Qu’importe la réalité. Qu’importe que l’espace soit devenu une décharge industrielle pleine de millions de déchets tournant autour de la Terre. Que Musk lance des milliers de satellites qui empêcheront beaucoup d’observations astronomiques. Pas grave. C’est le rêve qui compte. Et de même pour la mer, que Mélenchon présente si gentiment comme le territoire à occuper d’urgence. Dès 2012, dans un discours scientiste digne d’un Science et Vie des années 50 du siècle écoulé, il désigne l’océan mondial comme « la dernière “terra incognita” de la planète ». Une terre de conquête. Lui : « Je compare cette ambition que je propose à celle qui nous a permis de devenir une puissance spatiale ». Lui toujours : « Rien n’est hors de portée pour nous (…) La mer est notre nouvel espace de réussite et d’exploits scientifiques et techniques ! ».

Sortons maintenant de France et regardons plutôt ce qui se passe au Venezuela, patrie de l’immortel Hugo Rafael Chávez Frías, grand ami de Mélenchon s’il en est. En 2009, au cours de la funeste conférence de Copenhague sur le climat, Chávez entend devenir el comandante de la lutte contre le dérèglement climatique. Il clame et tonne, comme le défunt Nikita Khrouchtchev brandissant sa chaussure, en 1960, à la face de l’ONU. Extrait : « L’activité humaine actuelle (…) met en danger la vie sur la planète ». À peine rentré à Caracas, il relance les fructueux contrats pétroliers à destination de cet Empire américain si constamment décrié, permettant que l’on vende dans les rues de l’essence à 0,017 euro le litre. Et rien ne sera fait. Si : avant de mourir, Chávez envisageait sereinement d’exploiter les centaines de milliards de barils de pétrole cachés dans les sables du bassin de l’Orénoque. Faisons confiance à Maduro son successeur pour passer à l’action. S’il ne s’est pas avant enfui à Miami. La boliburguesia – cette bourgeoisie bolivarienne qui a tant volé d’argent pétrolier à son peuple – ne sera jamais rassasiée.

Pas un seul mot sur l’état réel des mers. Pas un mot sur leur acidification. Pas un mot sur la pêche industrielle, et donc les risques d’extinction pesant sur tant d’espèces. Pas un mot sur le Great Pacific Garbage Patch et ses semblables, ces incroyables amas de déchets en plein océan, de la taille d’un continent. Pas un mot sur ces dead zones – des zones mortes – touchées par l’anoxie, c’est-à-dire la quasi-disparition de l’oxygène. Pas un mot sur les colossales diminutions de plancton constatées partout. Non, car il s’agit d’industrialiser encore, à coup d’éoliennes en mer, à coup d’hydroliennes – machines qui produisent de l’énergie grâce aux courants marins -, à coup de centrales « houlomotrices ». La mer sera conquise, de gré ou de force.

Idem en Équateur, lorsque Rafael Correa, encensé par Mélenchon et chantre de la « révolution citoyenne », régnait encore. En 2013, cet écologiste lui aussi autoproclamé obtient d’un parlement à la botte le droit d’exploiter une nappe de pétrole sousle parc national Yasuni, réserve de biosphère de l’Unesco, où vivent 696 espèces d’oiseaux, 2 274 d’arbres, 382 de poissons, 169 de mammifères. Tête de ces arriérés d’Indiens Huaorani, qui se considèrent comme des fils du jaguar, et qui avaient arraché des droits sur cette forêt unique.

Mélenchon est-il si différent de Correa ? D’évidence, il est resté un productiviste. Il est bien possible qu’il se voie comme un écologiste, et pourquoi pas, puisque des Jean-Vincent Placé, des Pascal Canfin, des Barbara Pompili le sont ? Mais la pensée écologiste vraie existe tout de même. Et elle repose sur une rupture mentale qui suppose l’acceptation des limites. L’homme doit accepter de reculer avant que tout ne soit totalement consumé. Il doit accepter le grand partage avec ce qui n’est pas lui. Les mers appartiennent aux écosystèmes, pas aux rêveries de pacotille. L’espace appartient au grand mystère des origines et ne doit pas souillé, mais au contraire nettoyé des vomissures humaines. L’homme doit apprendre la leçon qui commande toutes les autres : il est un élément. Puissant, parfois formidable, mais un élément seulement d’un ensemble qu’il s’acharne à ruiner.

Écologiste, Mélenchon ? Dans ses envolées si peu lyriques, il ajoute aux terres de conquistador que sont pour lui l’espace et la mer, le numérique. Faut-il l’avertir que la numérisation du monde détruit les chances de la démocratie ? Que la vitesse extrême – et binaire – d’internet est un problème politique majeur ? Que la lenteur est une nécessité vitale pour la discussion, l’élaboration, la décision commune ? Que ce système annonce la surveillance simultanée totale de toutes les activités humaines ? Que les data centers qui stockent des milliards de milliards de milliards de données pourraient bouffer jusqu’à 13% de l’électricité mondiale en 2030, dans huit ans ?

Mais c’est avec les jeux vidéo, sous-ensemble lilliputien du numérique, que Mélenchon atteint au sublime. Pour lui, « c’est un instrument magique de formation et de culture ». Mais il faut se battre, et dit Mélenchon en 2017, « moi, je propose qu’il y ait un centre national du jeu vidéo, comme il y a un centre national du cinéma. Et je vous garantis que si je suis élu, je mettrais le paquet pour que cette filière existe en France, pour qu’elle se développe ». Pardi ! Le jeu vidéo, « ce n’est pas puéril, le comportement du jeu, c’est structurant de l’imagination humaine. On commence tous par jouer pour se construire en tant que personne ». Quant aux grincheux, il s’agit de « clouer le bec à ceux qui ont du mépris pour le jeu (…) On croirait que jouer c’est perdre son temps, et bien pas du tout. Jouer, c’est même gagner du temps puisque l’on peut s’enrichir humainement. »

Bon. En 2019, le docteur en neurosciences et directeur de recherche à l’Inserm Michel Desmurget publie au Seuil La fabrique du crétin digital. S’appuyant sur 1500 études de haut niveau – 1500 -, il montre avec clarté que les écrans, à commencer par les jeux vidéo, dégradent en profondeur le cerveau des enfants. Au programme ce soir, troubles du sommeil et de la concentration, obésité, agressivité, chute de la créativité et des résultats scolaires, dépressions, conduites à risque, etc, etc. Desmurget : « Ce que nous faisons subir à nos enfants est inexcusable. Jamais sans doute, dans l’histoire de l’humanité, une telle expérience de décérébration n’avait été conduite à aussi grande échelle ». Un dernier avis gracieux à Mélenchon : ce sont les enfants du peuple qui morflent le plus. Toutes les études montrent que moins on a de fric, plus on passe de temps à se cramer le cerveau devant Grand Theft Auto, Mortal Kombat ou Super Mario, jeux qui se vendent par millions.

La Chine qu’aime tant Mélenchon comptait en 2021 14 000 entreprises de jeux vidéo. Mais elle a décidé d’imposer à ses jeunes trois heures de ces jeux au maximum par semaine. Pourquoi ? Comptons sur Jean-Luc Mélenchon pour nous l’expliquer. Des armées de zombies et de crétins pour faire face à la crise écologique ? Ça va être difficile.

(1) https://archive.internationalrivers.org/resources/almost-28-000-rivers-disappear-in-china-8009

(2) Un livre formidable de Jacques Ellul (Calmann-Levy)

(3) https://reporterre.net/Jean-Luc-Melenchon-L-ecologie-doit-etre-un-stimulant-d-enthousiasme

(4) http://french.peopledaily.com.cn/Chine/7986663.html

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Avis précautionneux au lecteur

A-t-on bien le droit de séparer le candidat Mélenchon des millions de gens qui s’apprêtent à voter pour lui ? C’est ce qu’on souhaite vivement, car d’évidence, beaucoup de ceux-là sont proches des valeurs que je défends depuis un demi-siècle : les droits des femmes, le combat antinucléaire et au-delà l’écologie, la défense des animaux, de tous les animaux, fussent-ils des hommes, l’oriflamme de la raison et de la liberté, la détestation des despotes, des César et des tribuns, le refus des corsets religieux.

Non, ce portrait de Mélenchon n’est pas une charge contre ses électeurs. En aucun cas. Mais un peuple adulte a le droit de savoir. Le peuple qu’on appelle de gauche a placé ses espoirs, il y a quarante ans, dans l’élection d’un certain François Mitterrand. Quand celui-ci s’empare du PS au congrès d’Épinay, en juin 1971, il s’écrie depuis la tribune : « Celui qui n’accepte pas la rupture avec l’ordre établi, avec la société capitaliste, celui-là, je le dis, ne peut être adhérent au Parti socialiste. » Mignon. C’est par la grâce de Chevènement, devenu aujourd’hui patriotard en diable, que Mitterrand réussit son OPA sur le PS. L’année suivante, les partis communiste et socialiste signent le programme commun de gouvernement, dont chaque phrase mériterait d’être citée. Extrayons ceci : « La pollution de l’eau et de l’air, les dégradations de la nature et des villes, les embouteillages pèsent de plus en plus sur les conditions de vie de la population. ces phénomènes ne sont pas des fatalités liées au progrès technique, au développement industriel ou à l’urbanisation. Le système capitaliste en porte la responsabilité. ».

À ce stade, tout va bien. En attaquant de front ce que les deux larrons appellent « le grand capital », on ne peut donc que venir à bout de ces « nuisances », ainsi qu’on appelle alors l’écologie, chez eux du moins. Après leur rupture en 1977, Chevènement est chargé de rédiger le « Programme socialiste pour les années 80 ». En 1980 précisément. Le NPA de Besancenot n’oserait plus écrire comme cela. C’est assez simple : Chevènement, donc le PS, puisque c’est son programme, veut « rompre avec le capitalisme en 100 jours ».

Mitterrand se contente, pour la campagne de 1981, de 110 propositions. Parmi lesquelles cette drolatique 101ème : « Une charte de l’environnement garantissant la protection des sites naturels, espaces verts, rivages marins, forêts, cours d’eau, zones de vacances et de loisirs sera élaborée et soumise au Parlement (…) avant la fin de l’année 1981 ». Il promet aussi le droit de vote des immigrés aux élections locales, qu’on attend toujours. Et qu’on attendra encore un moment.

En juin 1981, Mitterrand a tous les pouvoirs. Il oublie tout, et va bientôt propulser sur la scène publique Bernard Tapie, le bateleur de foire et tricheur patenté, qui va l’aider, via des émissions comme l’inoubliable « Vive la crise » -1984 – à réhabiliter l’entreprise, le capitalisme et les plumes dans le cul. Avant de refiler au grand truand Berlusconi, en 1985, une nouvelle de télé privée, La Cinq.

La messe est dite, et quarante ans plus tard, la France est belle, non ? Si l’on rappelle ces bons souvenirs, ce n’est pas par seul masochisme. Ni Mitterrand, ni ses hommes, ni ses femmes n’auront respecté des engagements qu’ils juraient sincères. Et Mélenchon ne fait pas exception. À l’automne 1987, il prend la tête d’un mouvement courtisan pour demander respectueusement au roi de daigner se représenter à l’élection présidentielle de 1988. Épargnons les citations : Mélenchon est en adoration, et le restera. Il a raconté mille fois qu’il ne tolérait pas, dans les cénacles socialos de l’époque, qu’on ose mette en cause « le Vieux », comme il l’a toujours nommé.

En ce début 2022, Mitterrand est toujours l’idole politique de Mélenchon. L’homme si proche de la Cagoule – mouvement terroriste de droite des années Trente -, celui de la Francisque remise par Pétain, celui de René Bousquet – flic en chef des déportations de juifs -, celui des dizaines de décapités du FLN algérien, auxquels il refusa la grâce entre 1956 et 1957, celui des cadeaux d’État à son ami Pelat après 1981, celui de la pleine défense du monde dans lequel nous vivons.

Question peut-être légitime : faut-il faire confiance aux bonimenteurs ?

M.Mélenchon, la Chine et la Russie

Il est certain que je n’aime guère le parcours de ce monsieur Mélenchon, que suivent néanmoins tant d’excellentes personnes. Je n’aime pas ses années dans le groupe nommé OCI, pour Organisation communiste internationaliste, car on y pratiquait le sexisme le plus bas, la triche aux élections universitaires, la violence contre tous ceux jugés gênants, et jusqu’au refus dédaigneux de participer au mouvement de mai 1968. Je n’aime pas davantage ses 31 ans passés au parti socialiste, où il aura pu exercer les pratiques apprises plus tôt. Avant de devenir ce qu’il a toujours été : un politicien professionnel.

Mais baste ! Il est écologiste, n’est-ce pas ? Eh bien non. Il est écologiste comme Mitterrand – son héros, je le rappelle – prétendait terrasser le capitalisme. Je ne doute pas qu’une partie de lui est sincère, mais laquelle, et jusqu’où ? J’ai été une nouvelle fois frappé par ses déclarations au sujet de la Chine, et de la Russie. En octobre 2012 – neuf ans déjà -, il estimait ceci : « Je considère que le développement de la Chine est une chance pour l’humanité ». Et le voilà maintenant qui se livre à de surprenants développements « géostratégiques ».

D’abord le 20 octobre dernier, face au journaliste Jean-Jacques Bourdin, il assure que « les Chinois n’ont pas l’intention d’envahir Taïwan, mais si Taïwan se déclare indépendant, alors il est possible que la Chine, à juste titre, trouve qu’une ligne rouge a été franchie ». C’est déjà très extraordinaire, car j’ai un peu honte de rappeler que la Chine est un État totalitaire. Taïwan, par ailleurs, a une histoire fort complexe, au cours de laquelle des peuples aborigènes ont été envahis par des Chinois venus du continent. L’île a aussi été vendue au Japon en 1895 avant de redevenir « chinoise ». Dans ces conditions, pourquoi M.Mélenchon, qui ne connaît rien à la situation, prend-il le parti de la dictature en justifiant à l’avance une invasion ?

Le 11 novembre, M.Mélenchon accorde un entretien au Figaro, et déclare : «Je ne crois pas à une attitude agressive de la Russie ni de la Chine. Je connais ces pays, je connais leur stratégie internationale et leur manière de se poser les problèmes. Seul le monde anglo-saxon a une vision des relations internationales fondée sur l’agression. Les autres peuples ne raisonnent pas tous comme ça ». De nouveau, c’est très singulier. La Chine, en effet, est l’histoire même d’agressions contre les autres peuples et de conquête de territoires.

L’origine de l’expansion chinoise se situe dans le bassin intérieur du fleuve Jaune, et pendant des siècles, les guerriers chinois n’ont fait qu’avancer, ajoutant à l’Empire des provinces comme la Mongolie intérieure, la Mandchourie, le Xinjiang, le Tibet. Quant à la Russie, n’a-t-elle pas conquis l’Asie centrale, la Sibérie, le Caucase, pratiquement annexé les pays baltes ? Et ne parlons pas des pays de l’est de l’Europe après 1945, privés de liberté par la seule présence de l’Armée rouge, ou l’Afghanistan. Dans ces conditions, est-il vrai que M.Mélenchon connaît bien ces pays ?

Reposons la question : est-il écologiste ? S’il le croit, franchement, c’est qu’il est mal informé sur lui-même. Car la Chine est le plus terrible ennemi existant des écosystèmes. Bien entendu, le capitalisme, les transnationales, notre hyperconsommation de biens matériels, Macron, Biden et tous autres participent aussi à la destruction du monde. Mais la Chine pose des problèmes immédiats d’une autre nature. Une partie notable de son 1,4 milliard d’habitants veut consommer comme chez nous. Aussi stupidement. Aussi irresponsablement.

Car ce n’est possible qu’au prix d’une accélération mondiale vers le collapsus écologique. La Chine, pour commencer, ne dispose que de 9% des terres arables de la planète et doit nourrir 22% de la population mondiale. Avec de plus en plus de viande, ce qui impose des surfaces colossales de pâturages et de cultures pour nourrir les animaux. Qui n’existent pas en Chine. Telle est l’une des raisons, avec le pétrole et le gaz, qui a poussé la Chine totalitaire à s’imposer en Afrique, du nord au sud et de l’ouest à l’est, à y accaparer des terres par millions d’hectares, à y vendre massivement ses colifichets, à y construire routes, ports et chemins de fer, à câliner des élites qui connaissent de longue date le délice des comptes secrets. La Chine en Afrique ? C’est notre Françafrique des années 60, à la puissance dix.

Si vous avez le moindre doute, et si vous comprenez un peu l’anglais, je vous en prie, lisez ceci. Je n’ai pas le temps de plus détailler. Mais la Chine est partout où il est question de saloper le monde. Les forêts du Cambodge et du Laos, si uniques, sont dévastées par ses bûcherons, et tant d’autres par le monde, jusqu’en Sibérie, jusqu’au Guyana, jusqu’en France, d’où l’on expédie nos plus beaux hêtres. Le fleuve Mékong, l’une des grandes merveilles du monde, est en train de mourir, barbelé de quantité de barrages hydro-électriques dont l’énergie est aussitôt envoyée en Chine. Même l’Arctique, le fond de l’océan Arctique, avec son pétrole et son gaz, est devenu une cible.

Et cela ne suffit pas. Et cela ne suffira jamais. En dehors de la dévastation de la Grande Prairie américaine par les pionniers – et ses suites -, je ne vois guère d’équivalent dans l’histoire des hommes. Pour en revenir à M.Mélenchon, écologiste, vraiment ? Qui est incapable de comprendre le rôle si majeur de la Chine mérite-t-il le qualificatif ? Hum.

Une réponse à Greg sur la bagnole électrique

Ce qui suit est une réponse à un lecteur de Planète sans visa, dont on trouvera le texte dans les commentaires. Deux autres lecteurs lui ont déjà adressé des remarques fort intéressantes, mais j’y joins les miennes, car le sujet, Dieu sait, importe.

Cher Greg,

J’étais occupé ailleurs, sinon j’aurais répondu plus tôt. D’abord et avant tout, ton « progressisme » me laisse un peu pantois. J’y vois la marque, et ce n’est pas péjoratif, d’une pensée magique qui s’insinue tôt ou tard dans tous les esprits. La science a toujours trouvé des alternatives, dis-tu ? Quelle science ? Celle qui s’est mise au service des intérêts industriels et militaires, dont il serait douteux de dire qu’elle sert des intérêts humains ? Des alternatives à quoi ? Chaque « avancée » technologique enchaîne davantage les hommes et repousse à plus loin les solutions. Pensons ensemble au transhumanisme et à la promesse de l’intelligence artificielle

Nous vivons l’heure de la numérisation du monde, révolution s’il en est, qu’il est visiblement interdit de critiquer sur le fond, et déjà on veut nous entraîner plus loin. N’est-il pourtant pas évident que c’est ce chemin technologique-là, fait de nouveautés incessantes, qui nous a plongés dans cette gigantesque impasse ? Greg, tu te contenterais donc de faire de nouveau confiance à ces gens-là ?

Autre question fort importante : la bagnole électrique. Enfin, voyons. Ne vois-tu pas qu’il s’agit d’un gigantesque plan de relance planétaire d’une industrie en panne historique ? Les marchés du Nord sont saturés – on imagine mal cinq bagnoles par foyer – et ceux du Sud, de loin, bien moins rentables. Toute industrie est programmée pour avancer vaille que vaille, sans autre considération. Il fallait trouver quelque chose pour sauver ce qui est, dans un pays comme la France, le centre de l’économie réelle. Bien sûr, on affirme que cela sera bon pour le climat. Comme les biocarburants, qui affament un peu plus les gueux. Comme le nucléaire qui menace de grands espaces de vitrification et diffuse des techniques qui seront tôt ou tard militarisées. Les communicants de ce monde en faillite on trouvé dans la crise climatique un argument en or massif pour pouvoir continuer leur route mortifère.

Je ne veux pas même discuter en détail du cycle de vie de la bagnole électrique. Peut-être est-il (un peu) meilleur que celui de la bagnole thermique, bien que je ne le croie pas. Mais ce n’est pas exactement le problème. Le problème est qu’on va émettre des quantités formidables de gaz à effet de serre pour leur construction – l’acier, par exemple -, au moment même où il faudrait réduire de 80% nos émissions. La bagnole électrique est le symbole évident que rien ne sera fait. Et c’est pourquoi il faut l’attaquer frontalement.

Puis, Greg, pardonne-moi, mais tu acceptes de devoir le confort d’une bagnole électrique à des esclaves et à la dévastation écologique loin de nos yeux ? Dis-moi que je me trompe.

Dernière chose enfin. Par quoi remplacer la bagnole ? En préambule, je tiens à redire pour la centième fois que certaines situations sont sans issue. On appelle cela le tragique, que tant, surtout s’ils sont « progressistes », ont du mal à considérer. Mais en l’occurrence, ce n’est pas le cas. On peut parfaitement imaginer un plan de rénovation massive des bagnoles thermiques, en IMPOSANT aux constructeurs l’installation de moteurs ne dépassant as 1 à 2 litres pour 100 kilomètres, en libérant ces derniers de l’électronique qui ne sert que les marchands, de manière à rendre leur liberté d’auto-réparation à ces centaines de milliers de bricoleurs émérites que compte ce pays. Une voiture est susceptible de durer une vie entière dès lors que ses pièces peuvent facilement être changées ou réparées. Et bien sûr, parallèlement, il faut prévoir des plans de circulation incluant au maximum les transports publics, qui limitent sans bien sûr les interdire, les déplacements. En somme, on économise tout, drastiquement, en attendant de trouver mieux. Ce qu’on appelle une économie de guerre. Ne sommes-nous pas en guerre ?

Dernier, dernier point. Un choix décisif a été fait dans les années vingt du siècle passé. La bagnole individuelle aura joué un rôle très sous-estimé dans le développement accéléré de l’individualisme, cette maladie mentale qui nous tue. La prolifération des objets matériels, seul fondement véritable du capitalisme vieillissant, modifie inéluctablement la psyché des humains, en repoussant toujours plus loin des solutions collectives qui sont les seules efficaces. Je te conseille, Greg, et à tous d’ailleurs, d’aller regarder la carte du réseau ferré en 1921 en France, ce qu’on appelle le Grand Chaix (c’est ici et c’est spectaculaire). N’est-ce pas admirable ? Il y avait des bouts de ligne dans la moindre vallée, jusqu’en moyenne montagne. Je dis, j’écris, j’affirme que sur cette base, on pouvait bâtir une autre civilisation des transports. Avec l’intelligence technique des humains, que je juge grande, on eût pu trouver un système souple, mixte, mêlant train et engins collectifs, répondant parfaitement aux besoins. C’est la politique, et le génie des communicants de Michelin qui en auront décidé autrement.

Alors non, cher Greg, non et cent fois non.

Fabrice Nicolino

La Cop26 comme si j’y étais

Je ne lis pas une ligne, ou alors par hasard, sur cette maudite vingt-sixième édition de la COP, ou Conférence des Parties à la CCNUCC, qui signifie Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques. Le seul vocabulaire employé est d’une langue inconnue, qui ne parle qu’à quelques centaines de gens embedded, comme on dit des journalistes embarqués par quelque institution, militaire au départ, pour raconter le terrain. Je défie quiconque ne fait pas partie de cette si vilaine tribu d’y comprendre quoi que ce soit.

Bien sûr, cela ne servira à rien. Je l’ai écrit tant de fois depuis trente ans – trente ans ! – que les doigts en tremblent un peu. Je ne vais pas tout reprendre, soyez rassurés. Contentons d’un point, évident et crucial : l’aliénation par la possession d’objets matériels. Elle est flagrante et peut se résumer ainsi : vers 1965 – j’avais dix ans -, une famille (très) pauvre comme la mienne n’avait à peu près rien. Une machine à laver Zanussi, qui bien que brave, tombait en panne sans que nous eussions de quoi la faire réparer. Une table branlante, quelques chaises dépareillées, des sommiers qui rendaient l’âme. Dans notre immeuble HLM de Seine-Saint-Denis, nous étions certainement au bas de l’échelle sociale, qui pourtant ne menait pas très haut.

Et alors ? Nous ne connaissions pas la faim, juste la gêne d’acheter sa bouffe à crédit, ni le froid, et la Sécu était là pour les coups durs. Loyer, dont j’ai retrouvé un bordereau : 11 000 anciens francs par mois. 110 francs, donc, car les nouveaux francs avaient fait disparaître les vieux. Soit le pouvoir d’achat, d’après les tableaux de conversion de l’INSEE de 150 euros en 2020. Nous vivions. Comme des pauvres.

55 ans plus tard, la mégamachine – appelons cela par commodité le capitalisme – a transformé chacun d’entre nous en machine secondaire, dans laquelle il faut enfourner en permanence, faute de quoi tout s’arrête, tout. Ce système fou, qui repose sur l’usage de plus en plus hystérique d’objets jetables, n’a certes pas créé l’individualisme ambiant, qui est l’une des sources principales du désastre en cours. Le phénomène est ancien, et fort complexe. Mais d’un autre côté, la prolifération d’objets matériels individualisés – pensons à la bagnole – a profondément accéléré la dislocation des vieilles relations, des anciens manières de coopérer, de s’entraider. L’objet finit par modifier la psyché.

Le téléphone portable est pour le moment l’acmé de cette transe collective. J’ai toujours pensé et maintiendrai que c’est une merde, qui a ajouté à notre incapacité à affronter le réel ensemble. Et je vous en prie, épargnez-vous les commentaires sur son utilité, car je connais. Et je maintiens mon propos. Or aucune force politique, même “écologiste”, même mélenchoniste, ne s’est seulement posé la question de ce déferlement perpétuel. Je vous le dis : quand va-t-on poser les bonnes questions ? Sans mise en cause radicale de ce qui fonctionne comme le réacteur nucléaire du dérèglement climatique, nous resterons dans l’incantation.

Vous savez tous, dans les grandes lignes, le cauchemar écologique qu’est la numérisation totale du monde. Mais osez donc cette question : pourquoi aucune force politique ne pose la question des objets ? Et pendant que j’y suis, notez avec moi qu’aucun mouvement français ne remet en question l’arrivée de la bagnole électrique. Aucun, j’ai vérifié. Pourquoi ? Probablement parce que nos représentants ont trop peur d’affronter une opinion qu’ils jugent impossible à convaincre. Et sûrement parce qu’au fond d’eux-mêmes, ils pensent que c’est un “progrès”. Progressisme quand tu nous tiens.

Malgré les surpuissantes campagne de désinformation commerciale, plusieurs faits certains demeurent. D’abord, si l’on considère la cycle de vie global de la bagnole électrique, il n’y a pas de différence significative avec la bagnole thermique. En termes d’émissions de gaz à effet de serre. Lisez donc le formidable Guillaume Pitron (La guerre des métaux rares, L’Enfer numérique, LLL), qui nous prédit un electricgate d’ici quelques années. L’industrie automobile, qui était dans une panne historique, liée notamment à la saturation des marchés, repart pour 50 ans. Sur fonds publics alléluia !

Ensuite, et chacun le sait tout en s’en moquant éperdument, les éléments qui composent les bagnoles électriques imposent l’existence de mines en Chine, en Afrique, en Bolivie, au Mexique, où des milliers d’esclaves, dont des gosses, cracheront leurs poumons pour que nous puissions consommer leur extrême malheur. Et je ne parle pas des désastres écologiques que sont ces dizaines, ces centaines de mines dans les pays du Sud, à côté desquelles nos histoires de pollution sont des bluettes.

Bref. Je commencerai à croire que quelque chose change lorsqu’une vaste coalition aura prononcé les mots décisifs : À BAS LA BAGNOLE ÉLECTRIQUE ! Tout le reste n’est que propos de branlotin.

La très véridique histoire du poison chlordécone

Attention, cette enquête a été publiée en mars 2021

Cela finira mal. Une manifestation monstre vient d’avoir lieu à Fort-de-France (Martinique) pour protester contre l’impunité dans le lourd dossier de l’empoisonnement par le chlordécone.  Pendant plus de vingt ans, jusqu’en 1993 au moins, on a utilisé dans les bananeraies un pesticide qu’on savait cancérogène et très toxique. Le sang de 90% des Antillais est contaminé par un produit si stable chimiquement qu’il pourrait être présent dans les sols pendant plusieurs siècles.

Où sont passés les documents ? Plutôt, qui les a volés ? Sont-ils passés à la broyeuse, quelqu’un les a-t-ils planqués dans un coffre ? Le chordécone est un polar dont les coupables, bien qu’invisibles, sont connus. Une scène de crime où les victimes humaines sont des milliers.

Le résumé est limpide : un poison mortel est épandu entre 1972 et 1993 dans les bananeraies des Antilles, pour y lutter contre un coléoptère, le charançon. En 1972, c’est Chirac, alors ministre de l’Agriculture, qui signe l’autorisation. De 1981 à 1993, les socialos. Que sait-on au départ ? L’essentiel, comme l’indiquent des documents officiels dès 1968 (1) :« Lors des essais de toxicité à long terme sur rats, on a observé une augmentation du poids relatif du foie et des reins chez les femelles ayant reçu 1ppm [partie par million] du chlordécone dans le régime (…) D’autres effets de toxicité se manifestent à partir de 10 ppm. Il y a une forte accumulation de produit dans les graisses. »

En 1969, c’est pire : « La toxicité à court terme et à long terme fait apparaître des effets cumulatifs nets. Sur rats, un régime de 50 ppm a provoqué la mort de tous les animaux au bout de six mois. L’intoxication se traduit principalement par des effets au niveau du foie et des reins ». En 1972, Chirac s’assoit sur les inquiétudes, ce qui n’étonne guère : dès cette époque, il copine de près avec trois responsables de l’outre-mer qui auront de lourds ennuis judiciaires : Gaston Flosse en Polynésie, Léon Bertrand en Guyane et surtout Lucette Michaux-Chevry, qui sera présidente du conseil général puis du conseil régional de la Guadeloupe. Le lobby des planteurs – des Békés, descendants blancs des esclavagistes -, qui s’appelle l’Association des producteurs de bananes des Antilles (Asproban) sait à quelles portes parisiennes il faut frapper.

Où sont passés les documents ? Pendant ce temps, une usine américaine de Hopewell (Virginie), fabrique gentiment du Kepone, nom commercial du chlordécone. Tout va bien, dans un sens. Mais de mars 1974 à juillet 1975, 76 des 133 salariés présentent des symptômes divers (2), notamment neurologiques : troubles nerveux, tremblements, perte de poids, douleurs articulaires, oligospermie [diminution du nombre de spermatozoïdes].

La direction commence par dire qu’ils sont des ivrognes. Mais difficile de dire la même chose de la James River, qui se jette dans la Chesapeake Bay. Pendant près de dix ans, on a balancé dans la James des résidus de chlordécone, ce qui conduira à l’interdiction de la pêche sur 150 km, mesure qui restera en vigueur 13 ans. Le scandale est immense, et fait l’objet de centaines d’articles et d’émissions. En 1975, le chlordécone est définitivement interdit.

À Paris, nos experts toxicologues, ceux qui siègent à la Commission des toxiques – ComTox pour les initiés – continuent à autoriser le chlordécone comme si de rien n’était. Et parmi eux, son président René Truhaut, pape de la toxicologie en France (voir encadré). Il sait tout de la folie Hopewell, mais il couvre. Parmi les fort rares documents sauvés du vol, un attire l’oeil : le compte-rendu d’une séance de la ComTox, le mardi 1er février 1972. Sont présents Truhaut, trois fonctionnaires proches des fabricants de pesticides, Guy Viel, Lucien Bouyx et Hubert Bouron, enfin deux représentants directs de l’industrie, MM.Métivier et Thizy. Ce n’est déjà pas si mal, mais il y faut ajouter le cas François Le Nail, présent lui aussi, qui dirige le faux nez de l’industrie appelé Chambre syndicale de la phytopharmacie.

Où sont passés les documents ?Après avoir pris la suite en 1957 du premier lobbyiste français des pesticides,  Fernand Willaume, Le Nail est devenu un manipulateur-en-chef. Il organise des congrès truqués, faussement scientifiques, où tout le monde s’embrasse sur la bouche : ceux de l’agro-industrie, des pontes de l’Inra, de haut-fonctionnaires du ministère de l’Agriculture, des « scientifiques » amis. Dans un document entre les mains de Charlie, Le Nail écrit à propos d’un congrès tenu en 1970 en présence de l’inévitable René Truhaut, : « Ce Congrès a servi le prestige de notre profession, mais le plus grand avantage (…)ne doit pas passer inaperçu : pendant ces trois années de préparation, les réunions des comités, commissions et groupes de travail, les innombrables rapports avec les chefs de départements et les responsables de l’Inra, de hauts fonctionnaires, les journalistes de différentes origines…nous ont permis (…)d’accroître un capital de relations utiles sur le plan des intérêts professionnels  ».

C’est donc à ces gens charmants que l’on demande de jauger et de juger la toxicité du chlordécone. Faut-il sérieusement s’étonner de la disparition de 17 années d’archives ? En effet, on apprenait en 2019 que les comptes-rendus de la Com-Tox, entre 1972 et 1989 demeuraient introuvables. On ne saura donc pas pourquoi la sainte alliance entre l’industrie, la haute administration du ministère de l’Agriculture, et les toxicologues a réussi un crime parfait.

La suite serait presque burlesque. L’année 1980 est de grande incertitude. En France, la Société d’exploitation de produits pour les industries chimiques (SEPPIC) n’a plus accès au chlordécone, interdit aux États-Unis, et doit cesser sa production de Kepone, qui en contient. Début 1981, les planteurs antillais de bananes en sont réduits à liquider leurs réserves. Mais une divine surprise se prépare : l’arrivée de la gauche au pouvoir. En mai, Mitterrand s’installe à l’Élysée, et une certaine Édith Cresson devient ministre de l’Agriculture.

Où sont passés les documents ? Alors commence une danse du ventre du lobby des planteurs, menée par l’entreprise de planteurs békés Laurent de Laguarigue, qui a racheté un brevet de production du poison. Attention, cela va aller très vite : Cresson, qui ne connaît rien à l’agriculture, est à peine installée au ministère qu’elle signe en juin une autorisation pour un nouveau nom commercial, le Curlone, autre nom commercial du chlordécone.

Comment est-ce possible ? En l’absence de documents de la Com-Tox, trois commentaires restent possibles. Un, la fine équipe Truhaut-Le Nail, ou ses successeurs, est forcément derrière la demande d’homologation. Deux, le cabinet de Cresson est farci d’ingénieurs du Génie rural et de responsables de la Confédération nationale de la mutualité, de la coopération et du crédit agricole (CNMCCA), qui a donné naissance à Groupama et au Crédit Agricole. Tous acquis au triomphe de l’agriculture industrielle, ainsi qu’on se doute. Trois, Cresson reste totalement responsable (voir encadré). Qui signe un texte au nom de tous en supporte fatalement les conséquences. Sinon, on peint la girafe au Jardin des Plantes.

Car en effet, dès 1975, l’INRA a confié au chercheur Jacques Snegaroff un rapport. En 1977, la messe est dite : en Guadeloupe, tout est pourri de chlordécone. Le sol des bananeraies, le rivage marin, les sédiments. En 1980, nouveau rapport du chercheur de l’INRA Alain Kermarec. Luc Multigner, de l’INSERM, n’en est pas revenu : « Sa lecture m’a laissé pratiquement tétanisé lorsque j’ai découvert le niveau de contamination (…) par différents produits phytosanitaires de type persistant. La colonne qui correspondait à celle de cette molécule, le chlordécone, dépassait d’un facteur dix, cent, parfois mille, celles des autres pesticides ».

Où sont passés les documents ?C’est donc en toute lucidité que le cabinet Cresson donne une autorisation scélérate, dont il n’aura jamais à rendre compte. Henri Nallet, socialo bon teint, ancien employé de la FNSEA, prendra la suite au ministère de l’Agriculture. Puis Louis Mermaz, socialo aussi. Enfin Jean-Pierre Soisson, centriste rallié aux socialos après 1992. Chacun d’entre eux ajoutera une criminelle signature au bas de dérogations permettant d’épandre le chlordécone jusqu’en…1993 . Officiellement, car selon l’ancien député de la Martinique Guy Lordinot, « LÉtat fermait les yeux sur lutilisation de cette molécule dans les bananeraies, bien après linterdiction. » Et pour Joël Augendre, auteur du premier rapport parlementaire sur le chlordécone en 2005, « En 2005 en Guadeloupe, nous avons constaté quil y avait du chlordécone utilisé sur des habitations ».On ne serait pas autrement étonné qu’il y ait encore quelque stock bien dissimulé.

L’affaire du chlordécone, on l’aura compris, réclamerait une mise en cause si profonde des pouvoirs en place qu’elle risque de s’enliser à jamais. Sauf révolte profonde et durable, que l’on souhaite aux peuples des Antilles. Pour l’heure, on refuse obstinément de s’en prendre aux politiques, aux experts, aux commissions officielles, au ministère de l’Agriculture. La note de centaines de millions d’euros, peut-être de milliards, est pour la société. En 2001, un certain André Rico, successeur de René Truhaut à la ComTox, déclarait vaillamment au cours d’un colloque de l’UIPP, qui regroupait les intérêts de Bayer-Monsanto, BASF, DuPont, Dow : « Tous les êtres vivants sont protégés contre les effets des produits chimiques qui nous entourent et nous sommes bien protégés contre les faibles doses… Ce n’est pas à nous de prendre des décisions par rapport à ceux qui vont naître ; les générations se démerderont comme tout le monde ».

Compris ?

(1)www.assemblee-nationale.fr/dyn/opendata/RAPPANR5L15B2440-tI.html

(2) pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/78669/

L’encadré qui suit doit être placé à la suite du papier principal :

Et la suite s’appelle SDHI

L’impunité est un beau pays. La Direction générale de l’alimentation (DGAL) est ce bastion du ministère de l’Agriculture d’où ont « disparu » 17 ans d’archives du chlordécone. En 2001, l’Union nationale de l’apiculture française (Unaf) dépose une plainte pénale qui met en cause les conditions d’autorisation du Gaucho, ce néonicotinoïde de Bayer massacreur d’abeilles. Le juge Ripoll décide une perquisition au siège de la DGAL et manque de mettre en garde à vue sa directrice, Catherine Geslain-Lanéelle, qui refuse de lui montrer le dossier du Gaucho. Geslain-Lanéelle sera plus tard directrice exécutive de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), structure dévorée de l’intérieur par de gravissimes conflits d’intérêts. En 2019, elle est la candidate de Macron au poste de directrice générale de la FAO.

Tout continue comme avant. Fin 2017, Pierre Rustin, scientifique de réputation mondiale, alerte l’ANSES, cette agence publique qui gère désormais en notre nom les autorisations de pesticides. Avec sa collègue Paule Bénit, il vient de découvrir l’existence d’une nouvelle classe de pesticides, les SDHI, qu’on épand massivement sur les céréales, les arbres fruitiers, les semences, les tomates et pommes de terre, les terrains de foot. Les deux sont soufflés, car la structure chimique des SDHI ne s’attaque pas seulement aux champignons pathogènes – leur cible -, mais à tous les êtres vivants, humains compris, en détraquant leur fonction respiratoire.

L’ANSES, très proche des intérêts industriels, traite les chercheurs avec arrogance et mépris, et refuse jusqu’aux études scientifiques limpides qu’apportent dans leur besace Rustin et Bénit. Les SDHI, un nouveau chlordécone.

ENCADRÉ

René Truhaut, premier des responsables

René Truhaut, né en 1909, est l’homme du chlordécone, celui dont pourtant personne ne parle. Après-guerre, il va dominer de loin la toxicologie officielle, celle qui décrit et analyse les poisons, au moment où déferle la chimie de synthèse. Ce qu’on sait moins, c’est qu’il a partie liée dès 1948 avec un petit journal qui sera le vecteur de la diffusion des pesticides de synthèse chimique en France, Phytoma. Pas de malentendu : à l’époque, Truhaut pense comme beaucoup que les pesticides sont la solution, non le problème. Quand paraît en 1962 le livre de Rachel Carson Printemps silencieux – il rapporte le grand désastre du DDT et d’autres produits -, ce sera trop tard. Truhaut est alors comblé d’honneurs et de légions d’honneurs diverses, et il refuse de mettre en cause des décennies d’avantages.

En 1970, il se déshonore en patronnant à Paris une conférence pseudo-scientifique, menée en sous-main par le manipulateur du dossier de l’amiante, Marcel Valtat. Les défenseurs des pesticides préfèrent oublier qu’il est l’inventeur – d’ailleurs contesté – de la Dose journalière admissible (DJA), cette grande mystification. En théorie, si on ne dépasse pas la DJA d’un pesticide, tout va bien. Telle est la base d’un édifice de normes qui permet à l’industrie de continuer à vendre ses pesticides. Laquelle ne s’y est d’ailleurs pas trompée, qui précise dans un document de 2000 (1), à propos de la DJA : « Outre ses effets potentiellement bénéfiques pour la santé, l’harmonisation des procédures en matière de normes alimentaires représente un avantage économique sous la forme d’une suppression des obstacles au commerce international ».

Le pauvre Truhaut avait-il conscience d’être un instrument commercial ? Peut-être bien. Dans l’un de ses derniers articles, en 1991 – il est mort en 1994 -, il note sans trop de gêne : « L’application

[de la DJA]

a rendu de grands services aux autorités chargées de l’établissement des régulations dans le domaine agroalimentaire et grandement facilité le commerce international ». Qui veut comprendre le chlordécone doit d’abord comprendre Truhaut. Car c’est lui qui a couvert de sa haute autorité les premières autorisations d’épandage. Pourquoi ?

(1) ilsi.eu/wp-content/uploads/sites/3/2016/06/C2000Acc_Dai.pdf

ENCADRÉ

Toxique pendant des siècles

Il est difficile de surestimer la dangerosité du chlordécone. Des études indiscutées montrent des effets foetotoxiques, reprotoxiques, néphrotoxiques, cancérogènes puissants chez l’animal. Chez l’homme, le lien entre le chlordécone, certains cancers du sang et celui de la prostate est établi de longue date. . Quant au cancer de la prostate, la Martinique – et très près derrière la Guadeloupe – bat en la matière des records mondiaux. Ajoutons cet impensable : la structure chimique du chlordécone est d’une stabilité rare. En l’absence de traitements pour l’heure inconnus, il pourrait rester dans les sols jusque pendant six…siècles.

ENCADRÉ

Les ministres sont bien planqués

Mais qui diable les protège ? Quatre ministres vivants ont contresigné des autorisations entre 1981 et 1993. Par ordre d’apparition sur le banc d’infamie, Édith Cresson, Henri Nallet, Louis Mermaz et Jean-Pierre Soisson. Un premier rapport d’information parlementaire, en 2005 cite incidemment le nom de trois d’entre eux, Nallet, Mermaz et Soisson, mais pas celui de Cresson. Et aucun n’est seulement interrogé. Idem dans le cadre de la commission d’enquête parlementaire de 2019, qui se paie un beau voyage aux Antilles, mais omet d’auditionner les quatre anciens ministres.

Il y aurait pourtant beaucoup à dire. Ne serait-ce qu’à propos de l’excellent Henri Nallet. Ce dernier a commencé sa carrière à 25 ans comme chargé de mission de la FNSEA, syndicat-clé de la dissémination des pesticides en France. Pendant cinq ans. Il sera ensuite conseiller agriculture de Mitterrand après 1981, puis ministre de l’Agriculture. Entre 1997 et 2013, il devient lobbyiste de luxe du laboratoire pharmaceutique Servier, celui du Mediator. Une carrière exemplaire, d’une cohérence rare.