Archives de catégorie : Gaz de schistes

Coup de force des lobbies (sur les gaz de schistes)

Il se passe en ce moment-ci, dans notre vieux pays perclus de sombres histoires, une affaire en tout point extraordinaire. Je rappelle qu’après une mobilisation sans guère de précédent récent, surtout dans le sud de la France, des élus de droite et de gauche ont pris peur. La joyeuse perspective de l’extraction de gaz et de pétrole de schistes ici même – pollution massive de nos eaux, destruction de nos paysages, émissions massives de gaz à effet de serre en violation de la loi française – semblait bien devenir, sous nos yeux incrédules, la goutte d’eau qui fait déborder le vase.

Révolte populaire, notre mouvement contre les gaz et les pétroles de schistes –  « notre », car j’en suis, ô combien – paraissait jusqu’à ces derniers jours provisoirement victorieux. La gauche, puis la droite tombaient d’accord pour déposer en urgence un projet de loi – il sera discuté le 10 mai – abrogeant les permis d’exploration si généreusement accordés par l’ancien ministre Borloo à l’industrie pétrolière. Sarkozy, qui souhaite tant une campagne présidentielle à sa main, avait accepté, malgré sa proximité obscène avec des acteurs de premier plan du dossier, Paul Desmarais et Albert Frère, de laisser voter cette loi. Et de même Fillon, qui garantissait encore avant-hier, l’abrogation des permis. Au nom de la France, non ?

On se doutait certes que de puissants lobbies – Desmarais, les ingénieurs des Mines, Total et Suez – feraient leur travail, dans l’ombre si conforme à leurs intérêts. Mais on ne pensait pas – je n’imaginais pas, non – que les députés se coucheraient de la sorte après avoir clamé leur engagement définitif, Christian Jacob (UMP) en tête.  Le texte définitif de la loi qui sera discutée mardi prochain n’est pas connu. Mais tout indique, au-delà des arguties dont on nous comblera jusque dans les médias, que l’abrogation des permis n’y figurera pas.

Oui, lecteurs de Planète sans visa , nous assistons en direct à un coup de force des oligarchies qui détiennent les vrais pouvoirs. Bien que n’ayant fait aucune étude exhaustive, je crois bien qu’il s’agit d’une première dans l’histoire de la République. Cette dernière a connu bien des reculades et des reniements, mais je ne vois pas – vous me trouverez peut-être des exemples – ce qui pourrait être comparé à ce gigantesque revirement de nos élites, sur fond de fric et d’énergie. Faut-il que notre monde soit malade !

Moi qui ne me fais aucune illusion sur le système parlementaire, je vois dans les événements en cours la confirmation, à mes yeux du moins, que la forme de démocratie dans laquelle nous vivons a totalement épuisé sa force. Elle ne survit que par inertie, faute d’une mobilisation capable de renverser la table une bonne fois pour toutes. Ne me faites pas dire que je suis contre la démocratie. Tout au contraire. C’est parce que je suis démocrate que je crois venu le temps de l’affrontement avec ce que, dans ma jeunesse, on appelait le « crétinisme parlementaire ». Ce n’est pas la voie la plus facile, mais je n’en vois aucune autre.

André Picot balance tout (sur les gaz de schistes)

La dernière fois que j’ai eu le bonheur de serrer la main d’André Picot, ce fut à l’enterrement d’un homme que je continue d’aimer, Henri Pézerat. Henri, qui me manque, et grâce à qui l’amiante est enfin devenu un scandale complet. Les deux hommes se connaissaient bien, et s’appréciaient hautement. Ils avaient tous deux mené une belle carrière scientifique au CNRS, et assumé, chacun à sa façon, une pratique différente de leur fonction. Henri, qui était au fond de l’âme un militant, relia sans cesse son extrême rigueur et la défense des exploités. André, plus réservé, mal à l’aise dans le conflit, demeura dans une ombre relative, non sans avoir constamment apporté sa pierre à l’édifice de délicates vérités.

Créateur et ancien directeur de recherche de l’Unité de prévention du risque chimique au CNRS (en retraite), il a fondé une association aussi remarquable que méconnue, ATC (ici),  à la frontière entre toxicologie et chimie. Un vaste triangle des Bermudes où disparaissent chaque année des milliers de prolétaires français, dans l’indifférence la plus totale de ceux qui paradent à la télé. André Picot – avec la collaboration de Jérôme Tsakiris, de Joëlle et Pierre David, d’ATC également – vient de publier un rapport de haute tenue, qui n’est certes pas une publication scientifique, mais qui n’a rien à voir avec Pif le chien. Vous pouvez la télécharger directement à l’adresse suivante : http://atctoxicologie.free.fr/, puis en cherchant le dossier Gaz de schiste, daté de mai 2011. C’est très facile.

Or donc, il s’agit encore de gaz de schistes. Les lecteurs de Planète sans visa commencent à connaître. Je ne vais pas commenter en détail ce document exceptionnel de 46 pages, qu’il me faudra d’ailleurs plusieurs jours pour digérer. D’ores et déjà, je peux vous garantir qu’il contient des informations remarquables. Et inquiétantes. Je n’en prendrai qu’une : l’affaire des morts subites d’oiseaux aux États-Unis. On a parlé au début de l’année de pluies d’oiseaux (ici), un peu comme ces pluies de poissons du merveilleux écrivain Haruki Murakami dans son célèbre roman Kafka sur le rivage. Plusieurs personnes, ici même – je songe à Ourse – ont tenté d’alerter sur ce phénomène. À ma grande honte, je n’y ai pas attaché d’importance.

Picot revient en scientifique sur cette affaire, c’est-à-dire sur le mode hypothétique, et voici ce qu’il écrit, à propos bien sûr de l’extraction des gaz de schistes  : « Concernant cette dernière éventualité, diverses roches en particulier riches en hématite (Fe2es O3), hébergent des colonies de bactéries quasi-anaérobies, sulfato-réductrices comme la Dulfovibrio desulfuricans, qui se nourrissant  de sulfures métalliques (pyrites…) libèrent du sulfure de dihydrogène (H2 S) gaz très toxique rencontré de temps à autre dans les gaz remontés au cours de la fracturation. Il ne faut pas oublier que ce gaz nauséabond (à l’odeur d’œuf pourri), tue plus rapidement que le monoxyde de carbone (CO), et est par ailleurs doué d’un effet anesthésiant puissant sur le nerf olfactif. Ceci pourrait expliquer certains décès dans la population vivant à proximité des exploitations, mais également certains événements comme les “pluies d’oiseaux” constatées aux Etats-Unis ».

Voilà qui apporte de l’eau – non polluée – au moulin des opposants et des refusants, dont je suis comme vous le savez. Pour le même prix, un extrait – page 240 – de mon livre Qui a tué l’écologie ? Cela ressemble à de la publicité, mais c’est de l’information. On va y retrouver, comme de juste, un certain André Picot. Attention, c’est parti.

Thierry Chambolle et les incinérateurs

Autre exemple plutôt extraordinaire : Thierry Chambolle. Cet ingénieur des Ponts a été le directeur de l’Eau, de la Prévention des Pollutions et des Risques au ministère de l’Environnement entre 1978 et 1988. Un poste évidemment stratégique. On le retrouve l’année de son départ du ministère au groupe Lyonnaise des Eaux, dont il a surveillé les activités pour notre compte à tous. Il en deviendra le numéro 3 et en fait  toujours partie aujourd’hui, bien que né en 1939. Est-ce moral ?

Poursuivons. Chambolle, passé au service de la Lyonnaise, n’oublie pas le service public, pensez bien. On le verra, au fil des ans, occuper en même temps des postes aussi prestigieux que ceux de président du conseil scientifique du BRGM – public-, président du Cemagref – public – et responsable de quantités de structures hautement utiles.

En 1993, il est aussi membre du « Comité des applications de l’Académie des Sciences », le Cadas. Quasi-académicien, Chambolle va animer un groupe de travail sur la dioxine, dont sortira le 20 septembre 1994 un stupéfiant rapport appelé : « La dioxine et ses analogues ». S’il est stupéfiant, c’est qu’il exonère la dioxine de pratiquement tous les problèmes qu’elle pose pourtant. Au même moment, l’agence fédérale américaine en charge de l’environnement, la célèbre EPA, publie un document terrible de 2000 pages sur les dangers de la dioxine, même à des doses infinitésimales.

S’il est stupéfiant, c’est qu’il a délibérément écarté les éléments fournis par l’un des membres les plus éminents du groupe de travail, André Picot. Ce dernier, sans doute l’un des meilleurs connaisseurs de la dioxine en France, refuse dans un mouvement de révolte inédit que son nom figure dans le compte-rendu de l’étude.

S’il est stupéfiant, c’est que figure, au milieu de dizaines de pages techniques, un coup de pouce providentiel aux industriels de l’incinération. Citation : « Il est donc très souhaitable que soit évitée une réglementation excessivement contraignante » pour les émissions de dioxine dans les incinérateurs d’ordures ménagères.

S’il est stupéfiant, c’est que cet avis autorisé permettra le développement du parc d’incinérateurs le plus important de toute l’Union européenne. Avec émission de dioxine, bien sûr.

S’il est stupéfiant, c’est qu’à la date de publication du rapport de l’Académie des Sciences -1994 -, Chambolle est depuis six ans patron de la Lyonnaise. Laquelle fabrique aussi des incinérateurs. Est-ce moral ? La question a été posée plus haut.

L’extrait est fini. À la prochaine.

Éric Zemmour est-il un trou du cul (sur les gaz de schistes) ?

Il n’est pas exclu que vous ne connaissiez pas Éric Zemmour. Si. Mais ce n’est pas moi qui pourrais, dans ce cas, bien vous le présenter. Je n’ai pas de télé. Or, c’est visiblement un héros fabriqué par cette si jolie lucarne dans laquelle un peuple se sera suicidé. N’exagérons rien quand même : il m’est arrivé, sur mon ordinateur, de le voir blablater dans des émissions de Laurent Ruquier, en compagnie d’un homme qu’il m’arriva d’estimer jadis, Éric Naulleau.

Par précaution, je vous renvoie à l’inévitable page Wikipédia concernant Zemmour (ici). C’est un écrivant et journaliste de droite, qui se croit provocateur quand il n’est guère que client perpétuel au café du Commerce. Le monde est désormais si ennuyeux, si vain, si vide du moindre relief intellectuel que le premier qui rote est admiré comme un phare de la pensée la plus exquise. Zemmour n’aime pas les homos, ne considère les femmes que si elles se soumettent à son si puissant pouvoir masculin, et veut supprimer ce qui, dans la loi, condamne le racisme comme un délit. Il est magnifique.

Mais n’est-il pas, au détour de quelque envolée, également un trou du cul ? Ce sera ma question du jour. Je viens de l’écouter sur RTL, où il dispose d’une petite tribune quotidienne (ici). Sujet abordé le 27 avril 2011 : les gaz de schistes. Bien entendu, Zemmour ignore absolument tout du sujet. Pendant les deux premières minutes – sur un peu plus de trois -, il lit consciencieusement ce qu’il aura recopié ailleurs. C’est à peu près exact, à quelques sérieuses réserves près.

C’est ensuite que notre grand homme de poche se souvient qu’il est un rebelle, un opposant courageux à la pensée unique, celle de la gauche, croit-on deviner. Celle des écologistes, qui est la même, croit-on entrevoir. Et c’est à ce moment un festival, d’où il ressort que la mobilisation contre les gaz de schistes est un « refus de la science », que c’est « l’idée même du Progrès qui est rejetée, et la Science ostracisée ». Je dois convenir que les capitales à science et progrès sont de mon seul fait, car Zemmour, rappelons-le, se contente de lire un texte. Mais enfin, je crois que les majuscules y sont.

Ensuite ? La France « fut jadis ce pays de la Raison, qui adulait Pasteur et Marie Curie, qui avait inventé la montgolfière, l’avion et l’automobile. Mais c’était il y a fort longtemps ». J’ajoute que l’on voit Zemmour dans les locaux de RTL et que sa tête ne laisse place à aucun doute. Un, il envoie des mimiques à l’animateur, pour lui signifier apparemment combien ce qu’il va dire le navre. Deux, tout le reste de ses mouvements faciaux me paraît montrer qu’il prend un pied géant au cours de sa (trop) courte péroraison.

Que vous dire d’autre ? Zemmour est désormais la mascotte de la droite de l’UMP, qui voit en lui un couillu susceptible de montrer à l’électorat qu’elle en a bel et bien, malgré les apparences. Voilà donc où nous en sommes. Zemmour pourrait aisément servir de point zéro à partir duquel calculer les oscillations de la non-pensée. Cette non-pensée qui sert de discours, c’est indiscutable, à des millions des nôtres.

Est-il un trou du cul ? Je me rends compte que je n’ai pas fourni la réponse. Peut-être la trouverez-vous sans moi ? Cela ne me semble pas hors de portée.

Arnaud Gossement as a guest star

Je vous livre, presque brut de décoffrage, une dépêche de l’AFP qui me fait rigoler. J’ai allumé Arnaud Gossement ici, plus d’une fois. Ce porte-parole de France Nature Environnement (FNE) au moment du Grenelle de si belle mémoire, s’est fortement rapproché de Jean-Louis Borloo et de son noble Parti radical. C’est que le monsieur a de grandes ambitions. Pour lui. Notons qu’il n’est pas le seul. Il faudra dresser un jour la liste de tous ceux qui ont utilisé le mouvement associatif – notamment autour du Grenelle – pour se propulser dans l’aire politique. Il y en a beaucoup. Il ne s’agirait pas d’une entreprise policière, mais de clarification. Et elle nous permettrait de comprendre certains mystères apparents.

En attendant, donc, rions. Madame Kosciusko-Morizet vient de confier au grand juriste Arnaud Gossement une réflexion à propos de la réforme du Code minier. C’est un dossier essentiel, notamment au sujet des gaz et pétroles de schistes. Je ne sais pas ce qu’il sortira de ce méli-mélo, mais une chose est bien certaine : Gossement servira de caution « écolo » à une entreprise politique d’une tout autre nature. J’ai détaillé plusieurs de ces fantaisies dans mon livre Qui a tué l’écologie ? Est-ce de la pub ? Même pas.

Un dernier point encore plus désopilant : Gossement est donc un grand pote de Borloo, qui a signé les permis d’exploration des gaz de schistes. J’attends avec gourmandise, sachant que rien ne viendra, les explications du petit soldat sur les errements de son grand général.

La dépêche de l’AFP

Environnement-énergie
Schiste: le gouvernement réfléchit à une vaste réforme du code minier

PARIS, 27 avr 2011 (AFP) – En plein débat sur le très controversé gaz de schiste, le ministère de l’Ecologie réfléchit à une vaste réforme du code minier, hérité du 19e siècle, qui prendrait mieux en compte les enjeux environnementaux.

Une mission pour évaluer la situation juridique en Europe et les pratiques en cours dans les principaux Etats membres a été confiée par la ministre Nathalie Kosciusko-Morizet à l’avocat Arnaud Gossement, ex-porte-parole de France Nature Environnement (FNE).

Il s’agit de mieux cerner ce qui se fait en matière d' »information du public » et de « protection de l’environnement pour l’exploration et exploitation des sols et sous-sols », a déclaré mercredi à l’AFP le ministère. « Une telle réforme permettrait de répondre aux enjeux, tant démocratiques, industriels qu’écologiques (…) alors que des questions nouvelles se posent à nous, telles que celles relatives à la recherche de gisements d’hydrocarbures, à la géothermie et au stockage de carbone », écrit « NKM » dans sa lettre de mission.

Pour Me Gossement, « le code minier est un instrument qui correspond à une autre époque, où il fallait produire. Sa priorité était de donner des droits aux entreprises qui vont exploiter le sous-sol ». « On ne se souciait pas, comme aujourd’hui, d’environnement et de participation au public. Or aujourd’hui, de nouvelles préoccupations arrivent et ne sont pas assez présentes dans le code », a-t-il expliqué à l’AFP, soulignant que, pour autant, « il ne faut pas faire fuir les industriels ».

« On a besoin d’un équilibre », a-t-il mis en avant. Un premier pas vers une réforme du code minier a déjà été accompli avec le dépôt d’un projet de loi pour instituer notamment « de nouvelles procédures de consultation » du public avant la délivrance des permis de recherche. Les trois permis d’exploration de gaz de schiste dans le sud de la France, délivrés en mars 2010 par l’ex-ministre de l’Ecologie Jean-Louis Borloo et qui ont provoqué une vive opposition sur le terrain, n’avaient été précédés que d’une simple information du public.

Les résultats de la mission confiée à Me Gossement devraient permettre de nourrir le débat législatif sur cette question, et « inspirer le dépôt d’amendements », a précisé l’avocat.

AFP 271509  APR 11

Un épouvantable rapport d’étape (sur les gaz de schistes)

Courage et confiance, la lecture qui suit n’est jamais qu’un mauvais moment à passer. Si je la crois nécessaire, c’est que je vois à quel point nous sommes tous malades. À quel point il est facile de manipuler, de tricoter un bonnet de nuit avant que de nous pousser au lit. L’affaire, cette si grave affaire des gaz et huiles de schistes ne fait vraiment que commencer. La première manche ayant été gagnée par la belle armée des refusants, voici déjà la seconde, qui ne sera probablement que la deuxième. À ce stade, impossible de prévoir le nombre de batailles, mais elles seront nombreuses. Pour l’heure, un rapport officiel. Le premier d’une longue série.

Ainsi donc, nous y sommes. Le fameux rapport d’étape est arrivé sur ses petits pattes (ici). De quoi s’agit-il ? D’une mission d’expertise confiée par le ministère de l’Écologie et celui de l’Énergie, en février, à deux remarquables institutions françaises, le Conseil général de l’industrie de l’énergie et des technologies (CGIET) et le Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD). Dans la lettre de mission signée par madame Kosciusko-Morizet et monsieur Besson, il était demandé d’éclairer les choix du gouvernement à propos de l’extraction des gaz et pétroles de schistes.

Eh bien, c’est une réussite, car l’éclairage est là, nul doute. Mais commençons par une explication qui nous rafraîchira la mémoire. Le CGIET, c’est le corps des ingénieurs des Mines, né en 1783 – l’école en tout cas -, avant d’être confirmé en 1794. Le CGEDD, c’est celui des Ponts et Chaussées, fondé en 1716, auquel on a adjoint ces derniers temps celui des Eaux et Forêts. Notez avec moi que cette « noblesse d’État » – l’expression est de Pierre Bourdieu – a échappé à toutes les guerres, changements de régime et révolutions.

Plus puissants que les ministres

Le rôle de ces ingénieurs d’État ne saurait être surévalué. Ils sont synonymes de la destruction par la technique et la force matérielle de notre pays. Nés avec la révolution industrielle, ils ont mené, faisant la course en tête, toutes les aventures extrêmes. La bagnole individuelle et le système routier, puis autoroutier. Les canaux et barrages. Les ponts bien sûr, mais aussi les ports et nos magnifiques équipements touristiques. Le pétrole et Feyzin. Le Havre et Fos. Le nucléaire. La Hague. Les villes nouvelles. Superphénix.

Ces corps sont bien plus puissants – en réalité, il n’y a aucune commune mesure – que les ministres. Ces derniers viennent soigner leur image un an ou deux. Les corps d’ingénieurs sont là pour l’éternité, à la tête des administrations centrales, qui préparent les dossiers que d’autres contresigneront en se demandant ce qu’ils mangeront le soir au dîner. De ce point de vue, le cas Borloo est exemplaire. En mars 2010, par exemple, alors ministre de l’Écologie et de l’Énergie, il paraphe entre deux bâillements des permis d’exploration de gaz de schistes, qui vont mettre le feu aux poudres. Qui a préparé les documents ? Son directeur de l’Énergie, ingénieur des Mines bien sûr, Pierre-Marie Abadie. Quand l’affaire tourne en province à la jacquerie, ce même Borloo n’éprouvera aucune honte à déposer, ces dernières semaines, un projet de loi réclamant l’abrogation de ses propres autorisations scélérates. Pendant ce temps, madame Kosciusko-Morizet et monsieur Besson confient un contrefeu au corps des Mines, d’où est issu Abadie. Vous suivez ? On donne aux brillants concepteurs des permis d’exploration le droit de dire quoi penser de ces mêmes permis. Le suspense est insoutenable, n’est-ce pas ?

Le monopole de l’expertise technique

Au passage, notons ensemble qu’un monopole de l’expertise technique fausse tout débat public. Un livre serait à faire – avis ! – sur la manière dont les ingénieurs se sont emparés de ce pouvoir décisif. Oui, comment ont-ils fait ? À chaque fois que le pouvoir politique, qui ne sait pas grand chose par lui-même, veut entrevoir l’avenir, il se tourne vers ces experts en tout. D’où croyez-vous, amis lecteurs, que soit sorti le schéma autoroutier dont certains sont si fiers ? D’où notre parc de 58 réacteurs nucléaires ? D’où le remembrement de notre pays, le recalibrage de milliers de rus et ruisseaux, l’arasement des talus ? D’où ces villes nouvelles – je connais fort bien Noisy-Mont d’Est, à Marne-la-Vallée – dans lesquelles s’entasse la misère humaine ?

Non seulement les ingénieurs d’État déploient leur puissance – la bandaison, papa, ça ne se commande pas – sur fonds publics, mais ils repassent ensuite expliquer doctement, dans des rapports indiscutables et d’ailleurs indiscutés ce qu’il faut penser de leurs belles actions de terrain. Excusez-moi, mais j’y insiste : il y a monopole de l’expertise. Et passe ainsi comme lettre à la poste le fait brutal que l’on a confié l’examen du dossier gaz de schistes à ceux-là mêmes qui ont failli l’imposer sans l’ombre d’un débat. Si l’on ne part pas de ce coup de force oligarchique permanent, on ne comprend rien à l’extrême malignité du dossier.

Une anecdote, que j’ai déjà racontée ailleurs. Un jour de 1992, j’ai longuement rencontré Jacques Bourdillon, ingénieur général des Ponts et Chaussées. Il avait fait sa carrière pleine et entière au ministère de l’Équipement, et je pensais le trouver là-bas. Mais non. Il fallait le joindre ailleurs, car il venait de prendre sa douce retraite après une vie au service de l’État. Je l’appelais et pris rendez-vous dans ses nouveaux bureaux de la rue du Général-Camou, tout proches de la Tour-Eiffel, car il avait repris du service. Juste avant de quitter le ministère de l’Équipement et des Transports, notre ingénieur avait laissé un immense cadeau appelé : « Les réseaux de transport français face à l’Europe », publié en 1991.

Mazette ! À le lire, la France était simplement menacée de marginalisation économique. L’Allemagne, l’Angleterre, le Bénélux, le nord de l’Italie même nous taillaient des croupières, prenant une insupportable avance sur nous. Par chance, Bourdillon veillait. Il suffisait d’investir massivement dans de nouvelles infrastructures – ponts, ports, routes, rocades et autoroutes – et nous reprendrions la main. Le tout pour la somme dérisoire de 1560 milliards de francs en quinze ans, soit plus de 100 milliards par an. Soit 15,38 milliards d’euros. Par an. Et Bourdillon travaillait alors, quand je vins parler avec lui, pour le bureau d’études commun à toutes les sociétés d’autoroute, Scetauroute.

Un préambule nécessaire

Et le rapport d’avril 2011, alors, que faut-il en penser ? Je précise que je l’ai lu, mais n’ai pas étudié la moindre de ses roueries, qui me paraissent, en l’état, fort nombreuses. En préambule, je note que nos ingénieurs n’expliquent nullement comment l’État, et à leur demande, a pu se tromper aussi lourdement. Car notre belle noblesse reconnaît que de nombreux « dysfonctionnements » se sont produits. Et que certains problèmes « environnementaux » n’ont toujours pas été réglés. Pourquoi n’expliquent-ils rien de leur propre fiasco ? Mais parce que ce n’est pas le leur ! Plus malins que quiconque, ils refilent le mistigri, sans le dire, aux politiques. Car tout repose sur un mensonge global : les politiques sont les maîtres, et les ingénieurs leurs serviteurs. Sauf que les serviteurs font des fêtes à tout casser pendant que les maîtres roupillent. À l’arrivée, plus personne n’est responsable de rien. Ni l’État, ni les ingénieurs, ni les conseillers ministériels, ni les ministres bien sûr. C’est ainsi que se préparent les drames de l’amiante ou des pesticides.

Ce n’était qu’un préambule, vous m’en excuserez. La suite. Premier commentaire, que je crois très important : nos ingénieurs mènent en passant une guerre du vocabulaire qu’ils espèrent bien gagner. Qui tient les mots tient une partie du dossier. Vous remarquerez si vous lisez leur prose qu’il ne faut plus parler de gaz et de pétrole de schistes, mais de gaz et pétrole de la « roche-mère ». Ah ? Oui. Bien entendu, nul n’est obligé de me croire. Mais la novlangue n’a pas été inventée pour les chiens. Je gage que, demain, ces messieurs trouveront une autre astuce langagière pour ne plus parler de fracturation hydraulique – la seule connue pour extraire gaz et pétrole – mais par exemple de « stimulation », mot déjà utilisé dans le rapport.

Ces puits qui ressemblent à des villages Potemkine

On se doute que l’essentiel est ailleurs. Pour qui sait lire, c’est évident. La France, si ce rapport a le poids attendu par ses auteurs, va se doter de « puits expérimentaux ». Comme dans les villages Potemkine de la défunte Catherine de Russie, on aura pris grand soin de réparer les routes et repeint de frais les palissades des véritables chantiers. Je cite : « Ces puits, faits par les industriels, seront « suréquipés » de tous les dispositifs de contrôle pour pouvoir « éclairer » tous les points de vigilance ». Et comme de juste, on n’y utilisera pas les centaines de vilains produits chimiques – nombre sont cancérigènes, mutagènes, reprotoxiques – de ces idiots d’Américains, mais plus sûrement une vingtaine, et garantis sans risque pour l’environnement. Le tout écrit sur le ton de l’évidence, sans même essayer, par des références crédibles, de nous faire croire ce conte de fées. Faut-il qu’ils se sentent forts !

Nos ingénieurs, et je crois que le pouvoir politique les y aura encouragés, au plus haut niveau, ont décidé de laisser passer l’orage. J’ai reçu quelques confidences assez fiables qui me font penser que M. Sarkozy tenait ce dossier pour « un emmerdement de plus » dans une campagne présidentielle qui s’annonce rude. Il s’agit à mon sens de tenir jusqu’en 2012. Au-delà, ou la droite repasse et tout redémarre. Ou la gauche l’emporte et…tout redémarre. Pour de multiples raisons que je ne peux détailler ce lundi de Pâques, je crois que les socialistes se laisseront tôt ou tard circonvenir. À moins qu’un très vaste mouvement populaire ne les oblige à réellement changer de cap. Vous pensez sérieusement que l’ultramondialiste DSK accepterait de priver Total et GDF-Suez de réserves prouvées de gaz ? Allons.

Poursuivons. Le cœur du rapport, le voici, sous la forme d’une citation : « Dans deux ou trois ans, l’expérience acquise, aussi bien dans notre pays qu’en Europe et en Amérique du Nord, permettra de prendre des décisions rationnelles sur l’opportunité d’une exploitation de gaz et huiles de roche-mère en France ». N’est-ce pas limpide ? Tout se fera « rationnellement », sous le contrôle strict – pour sûr – de « comités locaux d’information », avec la garantie d’un « Comité scientifique national, composé d’experts ». Exactement comme pour le nucléaire et les nanotechnologies. Il ne manque plus, mais cela viendra, que la bouffonne Commission nationale du débat public (CNDP).

La crise du climat ? Mais quel climat ?

Tout est l’avenant. Malin, retors, désarmant. Encore un mot sur le climat, dont trop peu d’opposants parlent, en tout cas à mon goût. Nous sommes officiellement, c’est-à-dire dérisoirement engagés dans une mobilisation historique visant à diminuer massivement nos émissions de gaz à effet de serre. Tout le monde sait qu’une offre nouvelle et massive entretiendra le gaspillage planétaire d’énergie et qu’aucun État n’acceptera de renoncer à une source – le pétrole, le nucléaire ou le charbon – pour la raison qu’on exploiterait du gaz de schistes. Cela viendra en complément, bien sûr, entretenant les feux de l’enfer de la machine industrielle.

Ni les industriels ni nos ingénieurs ne citent une seule étude soulignant la supériorité des gaz de schistes sur – par exemple – le charbon. Car il n’en existe pas. En leur faveur du moins. En revanche, des études partielles, et qu’il faut donc poursuivre – celle de l’université de Manchester, celle de Cornell – font craindre que le cycle complet des gaz et pétroles de schistes émette en réalité plus de gaz à effet de serre que le charbon.

On comprend mieux ce qui suit. Le rapport des ingénieurs  cite un extrait de la loi sur l’énergie votée en France en 2005, mais omet miraculeusement ici : « La lutte contre le changement climatique est une priorité de la politique énergétique qui vise à diminuer de 3 % par an en moyenne les émissions de gaz à effet de serre de la France. En conséquence, l’Etat élabore un « plan climat », actualisé tous les deux ans, présentant l’ensemble des actions nationales mises en oeuvre pour lutter contre le changement climatique.

  » En outre, cette lutte devant être conduite par l’ensemble des Etats, la France soutient la définition d’un objectif de division par deux des émissions mondiales de gaz à effet de serre d’ici à 2050, ce qui nécessite, compte tenu des différences de consommation entre pays, une division par quatre ou cinq de ces émissions pour les pays développés ». Si nos ingénieurs avaient cité fidèlement le texte, ils auraient dû reconnaître cette évidence que l’extraction de gaz et de pétrole de schistes en France viole sans détour la loi de 2005. Et ils ont donc préféré s’arrêter juste avant l’instant fatal. N’est-ce pas merveilleux ?

Vous le savez certainement, notre glorieuse Assemblée nationale doit étudier et voter un texte de loi le 10 mai prochain, qui devrait, sauf surprise, abroger tous les permis d’exploration de gaz et de pétrole de schistes en France. Une victoire ? Certes oui, mais à la Pyrrhus, comme la plupart de celles dont nous nous contentons. Nous savons, j’espère que vous savez que le véritable pouvoir de décision se situe ailleurs, loin  de nos regards. Il n’empêche que cela nous donnera probablement une bonne année pour organiser mieux encore notre mouvement, qui a grand besoin de grandir et de se fortifier. Il n’est pas interdit de souffler quelques jours, car nous avons collectivement surpris nos adversaires, jusqu’à les obliger à ces humiliantes explications. Ce qui nous attend est le plus dur. Mais aussi le plus exaltant. ¡ Hasta enterrarlos en el mar !