Archives mensuelles : février 2008

Grenouillages et marécage (dans le Marais poitevin)

C’est triste à pleurer. Mon ami Yves Le Quellec – merci pour tout, Yves ! – m’envoie le texte d’une pétition en faveur de la création d’un Parc naturel régional (PNR) du marais poitevin (marais-poitevin.org). Yves est un homme que j’estime profondément, j’espère qu’il s’en doute. Breton d’origine, si cela signifie quelque chose, acclimaté à merveille dans ce Marais poitevin qu’il adore, il en est devenu un connaisseur hors pair. Non seulement il sait la culture, la langue, les traditions. Mais aussi, mais encore la faune stupéfiante, et la flore. Je signale qu’il a écrit ou participé à la rédaction de plusieurs livres.

En plus de quoi il est écologiste. Et vice-président – je crois – de la Coordination pour la défense du Marais poitevin (marais-poitevin.org). Il a consacré des milliers d’heures sans doute à ce grand travail bénévole. Et voilà donc qu’il m’adresse le texte d’une pétition, que je ne suis pas sûr de signer.

Le Marais poitevin est la deuxième zone humide en France en surface, après la Camargue. Un lieu d’exception, notamment pour les oiseaux sauvages. Le maïs irrigué, cette saloperie, a détruit des dizaines de milliers d’hectares de prairies humides qui étaient le coeur et le réservoir du Marais. Au point que Brice Lalonde, en 1991, quand il était ministre, a retiré son label au PNR du Marais poitevin. La suite n’est que constante litanie.

Alertée par Yves et sa Coordination, l’Europe a menacé la France d’une amende de 150 000 euros par jour. Par jour ! Sanction gelée, mais à une condition : que le PNR soit reconstitué. Raffarin, devenu Premier ministre en 2002 – mais il avait été avant cela Président de la région Poitou-Charentes, qui comprend une partie du marais – décide alors de faire signer par toutes les collectivités locales et territoriales une nouvelle charte, préalable à la reconstitution d’un PNR.

On en était là, tout près d’un nouveau parc naturel, quand notre grand ministre de l’Écologie, Jean-Louis Borloo, a annoncé le 20 février qu’il rejetait la charte, enfin finalisée. Officiellement, parce que le projet serait faible sur le plan juridique. Et susceptible d’une remise en cause devant les tribunaux. La vérité est différente, comme on se doute. Les ennemis de toute structure de protection ont gagné la partie, à quelques jours des municipales.

Et parmi eux, le suzerain du département de Vendée, un certain Philippe de Villiers. Qui défend les apiculteurs frappés par le Gaucho de la main gauche, entre deux assauts contre les immigrés et les délinquants, tandis qu’il soutient de toutes les forces de sa main droite ses amis du maïs intensif. Il n’y aura donc pas de sitôt un Parc naturel régional du Marais poitevin, sauf miracle ou succès national de la pétition de l’ami Yves.

Je vous l’ai dit, je ne suis pas sûr de signer. Je suis même raisonnablement certain de ne pas le faire. Car quoi ? Cette situation est le reflet de nos impuissances à avancer. Malgré les rodomontades des partisans écologistes du Grenelle de l’environnement, la situation générale ne cesse de se dégrader. Nous en sommes là : à réclamer la création d’un PNR qui s’est montré ridiculement incapable, quand il existait il y a vingt ans, de protéger si peu que ce soit le joyau écologique qu’était le Marais poitevin.

Alors, mon cher Yves, je te le demande : n’est-il pas temps de penser autrement ? Et d’agir différemment ? Je le crois, tu le sais. Mais j’aimerais avoir ton avis.

Chasseurs de tous les pays, venez chez nous !

Qu’est-ce que j’en ai marre ! Vrai, quel pays insupportable, parfois ! Je doute que l’herbe soit plus verte ailleurs, mais je ne connais bien que celle-là. Or donc, qu’on se le dise, l’herbe française, ça craint. En l’occurrence, le roseau. J’étais au téléphone, il y a une heure, avec XYZ. Un joli nom de code censé protéger un naturaliste de qualité, amoureux des oiseaux sauvages. XYZ me rapporte des faits crapoteux, qui se passent en ce moment même dans la « réserve naturelle de l’estuaire de la Seine », non loin du Havre.

Je vous décris rapidement. Ce n’est pas un paradis, non. J’y suis allé naguère, et les immenses roselières des bords de Seine, entre le pont de Tancarville et Le Havre, sentaient affreusement le pétrole des lourdes installations industrielles de la région. Mais enfin, une roselière, géante. Et des merveilles, malgré tout : au moins 250 espèces d’oiseaux recensées, dont des raretés, comme le butor ou le blongios.

Poussée au cul par l’Europe – pardon, mais c’est le mot juste -, la France a été contrainte de créer là, en 1997, une réserve naturelle d’État. Sur 3800 hectares pour commencer. En effet, et c’est lié, le « développement » exigeait la construction au Havre d’un nouveau port destiné aux conteneurs, ce qu’on a appelé pompeusement, dans le langage en cours, Port 2000.

Mais il a fallu bâtir, c’est-à-dire détruire la nature. Et sacrifier des espaces exceptionnels, où nichaient par exemple 200 couples d’avocettes. En échange, pour « compenser », et parce que l’Europe exigeait des mesures de protection de l’estuaire, nos princes ont concédé l’agrandissement de la réserve naturelle, qui atteint aujourd’hui 8500 hectares, ce qui en fait l’une des plus grandes de France. La deuxième, en fait, après la Camargue.

Seulement, on s’est foutu de la gueule du monde, activité prisée dans la totalité des services de l’État. Car dans la « réserve naturelle », les chasseurs locaux étaient déjà là depuis des lustres, installés dans au moins 200 gabions enterrés, sortes de blockhaus de parfois plusieurs pièces, depuis lesquels on tire le canard. Entre autres.

Car on les tire encore. Dans une « réserve naturelle d’État ». C’était cela ou rien. Accepter le maintien de cette noble activité traditionnelle était le seul moyen d’agrandir la réserve, à cette réserve près que les animaux y sont flingués.

Passons. Oui, je suis obligé d’écrire cela, car il y a pire. Passons. Depuis le 31 janvier, la chasse aux canards (toutes espèces) est heureusement fermée. Au-delà, les oiseaux se reposent avant de se lancer dans la périlleuse période de la reproduction. Autrement dit, légalement parlant, les fusils sont à la maison, au-dessus du chien, en face de la tête de sanglier, à côté de la télé.

Mais où serait le bonheur de la chasse sans un peu – beaucoup – de braconnage ? XYZ m’a raconté une scène étourdissante que je vous livre à mon tour. Mercredi 20 février, avant-hier donc, il se rend dans la réserve. Il est 19h30. Cinq braconniers préparent tranquillement un gabion, dans une zone très accessible, au vu et au su de tous. Plus loin, vingt voitures de chasseurs sont gentiment garées sur un coin de route. Après avoir compté une trentaine de coups de fusil, écoeuré, XYZ part.

Bien entendu, pas un gendarme. Pas un garde de l’Office de la chasse. L’impunité totale. Et ne croyez pas que c’est un fait isolé. Le journal local publie régulièrement des photos de chasseurs armés dans les roselières des bords de Seine, ces jours derniers encore. Il s’agit donc de braconniers. Tout le monde, préfet compris, sait ce qui se passe. Et nul n’envisage la moindre action.

Il faut dire que les extrême-chasseurs des environs sont aussi d’une rare violence. Il serait intéressant de dresser la liste des agressions physiques dont ils se sont rendu coupables ces dernières années. L’un de leurs « exploits » de miliciens remonte au 17 décembre 2005. Ayant appris que la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO) du Havre fêtait la fin de l’année dans un restaurant, une dizaine d’encagoulés ont tout cassé, molestant au passage les invités, en blessant même plusieurs. Classé sans suite.

Bon, je ne vais pas régler une affaire pareille ici, ni ailleurs au reste. Mais je veux dire ce que je pense, ce qui ne saurait faire du mal. Certains sont peut-être tentés, après avoir reçu une claque géante sur la joue droite, de tendre la gauche. Désolé, ce n’est pas mon genre. Mon genre, c’est de me battre. Et je crois que le mouvement de protection de la nature ne se bat pas assez. Assez de palabres. Des actes ! Chez nous aussi.

Une minute pour les Akuntsu

Croyez-moi, j’adore la langue que m’a offerte le destin. Le français. Il en est d’autres, puissantes, envoûtantes comme l’espagnol, printanières à jamais comme l’italien. Mais le français est ma langue, je n’y peux rien. Je n’y veux rien non plus. Cela ne m’empêche pas de penser à celles qui versent dans le néant : des milliers de langues humaines sont menacées par le silence des cimetières.

Je suis angoissé par ce phénomène, le mot n’est pas trop fort, depuis des décennies. Certains linguistes et philologues parcourent le monde pour sauver ce qui peut l’être encore, recueillant de la bouche des derniers locuteurs des mots qui ne seront plus jamais dits. Combien des langages de Nouvelle-Guinée – encore 850, dit-on – parviendront à nos descendants ? Et combien des 600 parlers indonésiens, dans ce pays dévasté comme aucun autre peut-être, en ce moment du moins, par la fureur du monde ?

Si j’y pense ce jour, c’est parce que Survival International – bonjour, Magali ! bonjour, Jean-Patrick ! – m’a envoyé un communiqué à l’occasion de la « journée mondiale de la langue maternelle » (www.survivalfrance.org). Sur les 6 000 langues encore utilisées sur terre, 5 000 sont dites indigènes. Et 3 000 environ, sur l’ensemble, sont menacées de disparition. Survival évoque en particulier le sort des Indiens akuntsu, qui vivent dans le nord du Brésil. Contactés pour la première fois en 1995 par une équipe du gouvernement brésilien, massacrés par les éleveurs et leurs hommes de main, cernés par le soja, spoliés évidemment de leurs terres, ils ne sont plus que six. Six qui parlent une langue unique, forgée par des millénaires d’accomodation au monde sublime de la forêt tropicale. Et qui partira au tombeau avec eux.

J’en ai la gorge nouée, je vous jure que c’est vrai. Et je lis ce que je sais, ce que je me répète depuis tant d’années, exprimé par Stephen Corry, directeur de Survival International : « À chaque fois qu’un peuple disparaît et que sa langue meurt, ce sont un mode de vie et une manière de voir le monde qui disparaissent à tout jamais. Même minutieusement étudiée et transcrite, une langue sans locuteurs ne représente pas grand-chose ».

Je pressens, comme vous j’imagine, qu’il existe un lien profond entre la diversité des formes de vie biologique – la biodiversité – et la diversité culturelle. Je pressens que nous faisons disparaître, en même temps que des langues, des réponses possibles à la crise extraordinaire où nous sommes plongés. L’expérience accumulée au cours des deux millions d’années de l’aventure humaine est cachée au coeur de la différence, dans cette façon autre de nommer le monde et ses malheurs. Dans la manière concrète et si diverse de traiter l’animal, l’arbre, le sol. Nous ne perdons pas seulement des frères humains sacrifiés au monstrueux développement de la laideur et de l’uniforme. Nous tuons des repères, des visions, des solutions, de grands espoirs. La barbarie. Il n’y a pas d’autre mot, dans mon esprit, qui décrive mieux la machine technique que nous avons forgée.

Pensons ensemble, ne fût-ce qu’une minute, aux Akuntsu. Je me répète : j’ai la gorge nouée.

Claude et Lydia Bourguignon, bravo !

Daniel Prunier m’envoie à l’instant l’adresse électronique d’un bout de film d’une grande qualité (dailymotion.com). On y voit Claude Bourguignon, et non loin de lui, son épouse Lydia. Quand je pense que je ne les ai jamais rencontrés !

Claude et Lydia Bourguignon sont des hooligans, mais dotés d’un savoir incontestable, ce qui complique un peu les choses. Claude, microbiologiste, est devenu l’un des meilleurs spécialistes du sol. Au monde. Après une carrière mouvementée à l’Inra, il a créé avec Lydia un labo appelé le LAMS (Route de Charmont, 21120 Marey-sur-Tille, tél : 03 80 75 61 50). Autrement écrit, Laboratoire d’analyse microbiologique des sols.

Ce que dit admirablement Bourguignon, c’est que les sols de l’agriculture industrielle sont moribonds. En à peine plus de trente années,  90 % de leur activité biologique a disparu dans notre pays. En moyenne, on est passé de 2 tonnes de lombrics à l’hectare, dans les années 60, à 100 kilos. Adieu à la microfaune, adieu à la fabuleuse diversité microbienne de la flore, sans lesquelles la vie s’éteint peu à peu.

Je ne sais aucun exemple plus évident de la dégradation inouïe de nos conditions d’existence. Mais qui se soucie de ce qui est sous nos pieds ?

Ne vous méfiez pas du brouillard

En décembre 1994, je me suis perdu dans le brouillard. Et je m’en souviens. C’était dans le massif de la Chartreuse, non loin de Grenoble, exactement dans les entours du col de l’Alpe, le long du vallon de Pratcel, pour ceux qui connaissent. Le problème, c’est que j’avais commencé cette somptueuse balade bien trop tard dans la journée. Était-il trois heures de l’après-midi ? Peut-être bien.

Au point de départ, le pré Orcel, vers 1400 mètres seulement. Le brouillard était là, mais vacillant, semblant vaciller et reculer devant le soleil froid de l’hiver. Comment résister à un sentier qui monte vers une hêtraie ? J’y suis allé, bien entendu. La pente était couverte de fantômes de pins et de hêtres transis. Je marchais tout contre une falaise calcaire, une vieille bête taraudée par le temps, creusée de milliers de trous d’érosion. Le gris du monde était partout : dans la brume, sur les troncs et la roche.

À la cabane de l’Allier, des flammes bleues ont commencé à trouer le ciel au-dessus de la forêt. Le soleil perçait le front des nuages, et dispersait leurs troupes compactes. Naïvement, j’ai cru le pays conquis. Émergeant des nues, la montagne se découpait au loin, en une série de chromos. Roses. Le mont Blanc, la Vanoise, Belledonne, l’Oisans ! Je ne sais si vous connaissez. Je vous conseille.

Plus loin, les encorbellements de la falaise formaient par endroits des voûtes, égayées par de rares pins à crochet. Les hommes du Néolithique fréquentaient déjà le lieu, ainsi que l’extraordinaire ours des cavernes, notre si splendide Ursus spaelus. Les ancêtres plus récents n’étaient pas moins préhistoriques : je me rappelle avoir vu dans ces environs, à 1800 mètres d’altitude peut-être, une antique borne-frontière.

Car cette montagne avait jadis été disputée, entre France et Savoie. Sur la borne, il y avait d’un côté une fleur de lys, et de l’autre une croix de Savoie. S’était-on tué pour le calcaire ? Peut-être. Moi, je planais, je n’étais déjà plus de ce monde infernal. Je pensais aux chauves-souris des cavernes, très nombreuses. À la délicate sérotine de Nilsson, par exemple. Ou à l’aigle royal, qui devait espérer comme moi la victoire de la lumière pour entreprendre son vol, et saisir le lièvre. Je n’osais évoquer le spectre du tétras-lyre, si abondant aux temps lointains, mais alors en perdition.

C’est ensuite que cela s’est gâté. En direction de la Roche de Fitta, la purée de pois a recouvert mes pas. Je crois bien que je ne voyais plus mes pieds. Et c’était d’autant plus fâcheux que je marchais sur un lapiaz. Pour ceux qui ne connaissent pas, je précise. Un lapiaz est une fantaisie géologique. Une surface calcaire torturée par l’eau et le gel, qui se présente sous la forme d’un fromage de Gruyère. Toute cette région de karst était de trous et de rigoles, de vasques et de fissures. Autant de redoutables pièges.

Je commençai à m’interroger. D’abord, pourquoi étais-je imbécile au point de partir en (moyenne) montagne à cette heure et dans ces conditions ? Ensuite, à quel moment la nuit rejoindrait-elle le brouillard ? Ce fut pourtant une splendeur, teintée d’angoisse. Car je rédécouvrais l’essentiel. L’essence même du mouvement, fait de prudence et d’attention. Ne pas tomber. Ne pas se tordre le pied dans une faille. Ne pas glisser. Surveiller la densité de la vapeur, guetter la seconde où elle s’effilocherait, qui me permettrait d’accrocher un repère. Oh ces longues minutes vers la Croix Gravée !

J’en suis sorti, comme vous voyez. Difficilement, vous pouvez m’en croire. Et je pourrais y être encore, mêlant mes os à ceux d’Ursus spaelus, dont je regrette tant la disparition. Par extraordinaire, lors que j’avais déjà rejoint cette folle frontière entre France et Savoie, j’ai même aperçu, me tournant vers le vallon de Pratcel, un coucher de soleil d’une émouvante beauté.

L’au-revoir de l’astre rouge illuminait la mer blanche des stratus. En toile de fond, trois ou quatre crêtes, aussi noires que goudron, se détachaient pour l’éternité. J’ai regardé le firmament, dont le bleu s’était changé en marine. Une première étoile. Je savais bien pourquoi j’étais aussi idiot.

PS 1 : Un apologue est-il dissimulé dans ce récit ? Et d’ailleurs, qu’est-ce qu’un apologue ? De toute façon, je n’ai pas le droit de répondre.

PS 2 : Après parution de ce texte, Louis m’envoie dans un commentaire que le fromage de Gruyère n’a pas de trous. Shame on me ! Et rectification contrite. Je voulais donc parler d’Emment(h)al.