Archives mensuelles : mai 2008

Justice pour Kesar Bhai (Bhopal, suite sans fin)

Jean-Paul Brodier m’envoie copie d’un article paru dans le quotidien sud-africain Mail and Guardian. Et je l’en remercie, car c’est un excellent texte. Mais comme il se trouve aussi dans le grand journal britannique The Guardian, c’est ce lien que je vous propose (ici, en anglais), car il est assorti d’une photo. Et le sujet traité mérite qu’on le regarde en face, les poings serrés.

L’histoire que raconte Randeep Rames, depuis Delhi, nous croyons la connaître, au moins dans les grandes lignes. En décembre 1984, une usine qui fabrique notamment des pesticides explose à Bhopal et répand alentour un gaz mortel. Un gaz de combat formé de 40 tonnes d’isocyanate de méthyle. 5 000 personnes meurent dans la nuit – le même chiffre que celui des morts de la première attaque au gaz sur terre, en 1915, à Ypres – et 15 000 dans les semaines qui suivent. Union Carbide, la multinationale qui gère le site, n’entend pas payer les conséquences du crime.

Certes, bien obligée, elle paie une amende de plus de 400 millions de dollars, qui ne sera pas perdue pour tout le monde en Inde. mais Warren Anderson, son patron, refuse de se rendre dans ce pays, où il est poursuivi pour homicide. Et il meurt dans son lit en 2007, lui qui avait pourtant négligé 30 problèmes de sécurité majeurs signalés dans l’usine de Bhopal.

Venons-en au présent, à ce présent que raconte Randeep Rames dans son article. Le croirez-vous ? À Bhopal, cela ne s’arrange pas, près de 25 ans après le drame. En 1998, sans expliquer pourquoi, le gouvernement indien a cessé toutes recherches sur les conséquences médicales de l’explosion. Il est vrai que les victimes sont pauvres et souvent membres de castes inférieures ou de minorités ethniques. Il est désormais certain, écrit Rames, que les effets sur les enfants nés de parents contaminés sont aussi nombreux qu’effrayants. Mais de quelles affections parle-t-on ? Et touchant combien d’humains ? Tout le monde s’en moque.

L’usine est en ruines, mais contient encore environ 5 000 tonnes de pesticides qui contaminent peu à peu les sols, les eaux et l’air des environs. Nul n’a songé à nettoyer, seul le temps géologique s’en chargera. Au milieu de ces catacombes modernes et industrielles, une femme pleure. Citée par le journaliste, Kesar Bhai tient dans ses bras son fil de 12 ans, Suraj. Victime de Bhopal, la mère ne peut que constater que son fils est né avec le cerveau gravement endommagé. Il ne peut s’asseoir, il ne peut parler, il ne peut manger seul.

Cette histoire m’inspire des sentiments extrêmement violents, dont je ne sais quoi faire ici. Je voudrais au moins vous dire ceci, qui nous concerne tous. Appartenons-nous bien à la même espèce ? Rien n’est moins sûr. Un tel événement serait impensable en Europe, du moins dans ses développements, mais ce n’est pas le plus important. Le plus grave, évidemment, c’est que notre regard à tous – certes, je le sais, à des degrés très divers – sélectionne dans l’horreur ce qui est horrible et ce qui ne le sera jamais.

Fourniret, tueur de jeunes filles et salaud intégral, c’est si moche qu’on peut en parler ad nauseam, 25 fois par jour pendant six mois. Un mois de mai médiocre assure, de même ou presque, des lamentations interminables et collectives. À la rigueur, une épidémie de légionellose dans un hospice lorrain fera l’affaire pour ressouder l’esprit commun. Mais que des milliers de destins soient écrasés pour la seule raison qu’une société du Nord – notre Nord – doit préserver sa « profitabilité », cela n’est rien.

Je sais que j’enfonce une porte ouverte, mais cette porte existe, car je la vois, car j’y tiens. Elle est la frontière entre l’humanité et cette autre chose qui domine le monde. Et qui nous engloutira tous si nous ne sommes pas capables d’inventer ce neuf dont l’époque a la nécessité. Nous avons désespérément besoin de devenir des hommes. Et même si ce message est destiné à dériver sur les flots, emporté par une bouteille qui ne sera jamais ouverte par personne, je l’écris quand même : justice ! Justice pour Kesar Bhai et Suraj !

Voir Naples et s’enfuir (le nez bouché)

J’ai tout de même eu un (petit) sursaut. Silvio Berlusconi, président du Conseil italien, a annoncé ce mercredi 21 mai 2008 que les décharges napolitaines allaient devenir des « zones militaires » et qu’elles seraient donc protégées par qui de droit. Des soldats en armes pour garder des ordures, il faut bien reconnaître que l’image a toutes chances de rester.

D’une manière générale, le spectacle en cours ne plaît guère : Naples devient malgré elle le symbole d’un monde. Nous ne contrôlons plus rien : la merde, le rat et la ruine menacent le jour, on se croirait dans un (mauvais) film de science-fiction. Dans cette ville si belle, qui fut si belle quand la Méditerranée existait encore, on se bat à coups de couches-culottes crottées, de restes de repas, de bidons rouillés et de bouteilles en plastique. Les incendies du coin de la rue éclairent le crépuscule des sacs éventrés.

On voit bien, il faudrait être aveugle, la marche en avant irrésistible du progrès et du bien-être. Jadis, quand la machine n’avait pas réglé tous les problèmes de l’homme, des gens aussi ignorants que Pline l’Ancien, né en 23 après J.-C., pouvaient écrire une monumentale Histoire Naturelle en 37 volumes, sans même solliciter Internet.

Je vous jure que c’est vrai : sans Internet. Dans le livre III de cette Histoire-là, on peut lire quelques notations sur la Campanie, la région de Naples, et c’est affreux à ne pas croire. En latin, cela donne ceci : « Hinc felix illa Campania, ab hoc sinu incipiunt vitiferi colles et temulentia nobilis suco per omnes terras incluto atque, ut veteres dixere, summum Liberi Patris cum Cerere certamen ». Ce qui veut dire à peu près que lorsqu’on arrive en Campanie, bénie des dieux, à partir du fameux golfe appelé de nos jours de Naples, « commencent les collines couvertes de vignes et la griserie bien connue à travers le monde entier que nous donne leur illustre nectar ». Quelle horreur, non ?

Un siècle plus tard, Florus, un Berbère devenu historien romain, découvrant les mêmes lieux, en rapporte une vision presque identique : « Omnium non modo Italiae, sed toto orbe terrarum pulcherrima Campaniae plaga est. Nihil mollius caelo: denique bis floribus vernat ». Ce qui signifie que la Campanie n’est pas seulement la plus belle région de l’Italie, mais du monde. Que son ciel est le plus doux. Que le printemps y fleurit deux fois. Oh l’imbécile !

Un tel individu serait aujourd’hui embastillé par la police berlusconienne, et ce serait justice. Car que faire d’un fou dans un pays qui a fermé ses hôpitaux psychiatriques ? La terre a tourné sur elle-même tant de fois que la Campanie en est morte, tout banalement. Mais les Napolitains n’ont pas été mis au courant, et réclament encore cinq minutes au bourreau.

Que veulent-ils réellement, au bout du compte ? Que la fange disparaisse, évidemment. Qu’un bon génie vienne ôter de leur vue la crasse du vaste dépotoir qu’est devenue la ville. Il serait un brin facile de les moquer, car après tout, sommes-nous seulement différents d’eux ?

Nous ne voulons pas davantage voir nos innombrables déjections. Et comme eux, nous prions les camions de fuir au plus vite en direction des décharges et des incinérateurs. Tant que tout paraît se dissoudre, ailleurs, plus loin, sans laisser de trace trop visible, nous acceptons. Les emballages, ce plastique qui nous tuera fatalement, l’obsolescence organisée autant qu’accélérée de tous les objets disponibles. Que meurent les engins, les portables, les bagnoles, les chaussures, les micro-ondes, et qu’ils rejoignent au plus vite la tombe universelle.

Nous en sommes à ce point de l’histoire où tout peut continuer encore un peu. Quelques années, une poignée de décennies peut-être, qui sait ? Mais Naples est le seul message authentique qui nous parvienne de l’avenir. Et que nous adresse le passé, d’ailleurs.

Gloire éternelle à Jiang Rong

Un livre. Je ne l’ai pas fini, mais je n’y tiens plus, il faut que je vous en parle. Je suis loin de l’avoir terminé, par bonheur : me voilà rendu à la page 208. Sur 565. Mais je sais depuis le début qu’il s’agit d’un grand bouquin qui restera présent en moi, quoi qu’il arrive désormais.

Le totem du loup (Bourin éditeur) a été écrit par Jiang Rong, un Chinois né dans une famille de militaires en 1946. En 1967, la Révolution culturelle met tout le pays sens dessus dessous. Des millions de jeunes urbains, souvent intellectuels, partent de gré ou de force dans les campagnes les plus lointaines, pour y être « rééduqués ». Jiang Rong est apparemment volontaire pour aller vivre en Mongolie dite intérieure, séparée de l’autre Mongolie – une République indépendante proche de l’URSS – par une invisible frontière qui coupe la steppe en deux.

Jiang Rong y restera finalement onze ans avant de revenir en ville, où il est aujourd’hui enseignant. Ce grand voyage dans l’intérieur de son pays et de lui-même n’aura pas été inutile, car il vient donc de publier un livre merveilleux, dans lequel le héros humain – Chen Zhen -, lui ressemble comme un frère.

Chen apprend la vie de berger au milieu d’un campement mongol, sous la yourte. Lui, le Han, lui le fils des grands peureux abrités durant des siècles derrière la Grande Muraille, se prend d’une passion totale pour l’univers des Mongols. Ce peuple du cheval, ce peuple nomade, minuscule au regard de la puissance chinoise, a toujours inquiété ses voisins, cent fois plus nombreux, mais mille fois moins aventureux.

D’où vient la force étonnante des cavaliers ? Je ne peux trahir le livre, ce serait un crime. Disons que le loup devient peu à peu le personnage central. Pour ce qui me concerne, je n’avais jamais lu encore de telles descriptions de chasses. Menées par le loup. Ou dirigées contre lui, le plus souvent. Ce n’est pas beau, c’est somptueux.

Chez Rong, les loups sont des stratèges, souvent beaucoup plus intelligents que les hommes. Ils sont l’esprit vivant de la steppe, qu’il convient de respecter avant toute chose. C’est du moins le sentiment du vieux Bilig, désespéré par le comportement insensé des autorités maoïstes, qui ne pensent qu’à exterminer les animaux sauvages. Chen Zhen/Jiang Rong va-t-il écouter le sage mongol, ou au contraire jouer le rôle que les Chinois attendent de lui ?

Au stade où j’en suis, je n’en sais rien. Mais certaines scènes sont gravées. Un tout petit extrait, pour vous donner une idée: « La rage des loups était effrayante. Bat en était frappé de stupeur. Il avait les mains et les pieds glacés d’effroi, et ses vêtements trempés de sueur ne tardèrent pas à raidir sous le vent glacial. Conscient que tout était irrévocablement perdu, il voulait pourtant sauver quelques chevaux de tête. Il tira sur la bride et, d’un saut, sa monture enjamba les loups qui l’encerclaient. Il fonça sur les quelques chevaux de tête mais, sous l’effet du sauve-qui-peut général, le troupeau s’était dispersé. Les rescapés fuyaient dans le sens du vent, indifférents au marécage qui se rapprochait.

La pente plus raide accéléra la galopade des chevaux, qui déboulèrent avec la force d’une avalanche droit sur l’immense bourbier. Ils foulèrent bientôt de leurs sabots la glace, qui se brisa en mille morceaux. Le marécage ouvrait grande sa gueule pour accueillir ces misérables créatures qui préféraient mourir asphyxiées plutôt que de devenir la proie des loups. Ce suicide collectif, c’était leur dernier acte de résistance, à la fois héroïque et poignant, parce qu’ils étaient des chevaux de la steppe mongole, une race dont l’endurance et la ténacité ne céderaient jamais rien aux loups ».

Bon, il reste une hypothèse, et c’est que vous soyez insensible à ce souffle de glace et de sang. Mais en ce cas, mille excuses : pour ma part, j’y retourne.

PS J’ai oublié un détail qui n’en est pas un pour tout le monde : ce livre vaut cher. 25 euros. D’un côté,  il les vaut largement. Mais de l’autre, ce peut être décourageant. Et j’en serais dans ce cas désolé.

Socialistes et (surtout) compagnie

Je préfère en rire. Je veux dire que, sérieusement et consciencieusement, j’en rigole. Je le fais parce que je n’y peux rien, et qu’à ce degré de dinguerie, je me laisse aller. Je ne dois pas être le seul à ricaner dans les pires situations, même si, quelquefois, je me surprends moi-même. J’ai (presque) toujours ri au milieu des bourrasques.

De quoi s’agit-il cette fois ? Oh, des socialistes. De leurs histoires. De leurs batailles picrocholines, de leur ridicule ego, de leurs pâles personnes. Je vous l’avoue, je n’en sauve aucun. J’ai déjà parlé ici de DSK, qui a accepté le soutien empressé de Sarkozy pour devenir le patron du Fonds Monétaire International (FMI), agent majeur et planétaire de la destruction du monde.

Les autres ne valent pas mieux. Delanoë a fini par croire qu’il pourrait aussi bien qu’un autre. Et il a raison : aussi bien, pas davantage. Royal, enflammée l’an passé par les compliments grotesques de BHL, devenu le temps de sa campagne un conseiller écouté, tente si j’ai bien compris de prendre la direction du PS. Et quantité d’autres, de Moscovici à ce pauvre Julien Dray, envisagent de lui, de leur disputer le titre. Sur Dray, notons ensemble cette forte sentence par lui prononcée sur RTL, et qui s’adresse à son ancienne grande amie Ségolène Royal : « Quand un pâtissier essaie de monter une pièce montée (…) pour une communion, un mariage, il y a la petite figurine au-dessus, elle est importante. Est-ce que le pâtissier commence à faire la figurine d’abord ? Non, en général, il commence à construire la pyramide. Il associe les choses». Ajoutant finement : « Ce qui est valable en pâtisserie est un peu valable en politique ».

Même à l’aune de l’histoire de leur parti, l’ensemble de ces gens sont des nains de jardin. Car lorsqu’on passe de Jaurès et Blum – et Dieu sait pourtant que je ne fais pas partie du fan club – à cette étonnante médiocrité, il est manifeste qu’on descend rudement. Mais en réalité, il y a pire. Bien pire : il n’y a jamais qu’un fil unique, qui les relie tous, et c’est bien entendu leur aveuglement complet.

Contemporains comme vous et moi d’une crise sans aucun précédent de la vie – du moins depuis l’apparition de l’espèce humaine -, tous ces fiers dirigeants font néanmoins comme si elle n’existait pas. Et en effet, elle n’existe pas pour eux. Par exemple, et ce n’est qu’un exemple, pas un ne se sent concerné par les émeutes de la faim en cours. Pas un ne relie la profonde décadence de l’agriculture industrielle, dont ils sont il est vrai des défenseurs, et cette tragédie insupportable.

La question reste de savoir qui gagnera le prochain congrès, qui défiera donc la droite la prochaine fois, et qui montera au mieux les marches du ridicule pouvoir d’État français. Si on les laissait faire, la vie politique pourrait ainsi durer mille ou dix mille ans sans qu’aucun changement ne se produise jamais.

Est-ce que je les méprise ? Je suis bien obligé de l’avouer : c’est oui. Et c’est grave, car derrière ces personnages de troisième zone se trouve une part notable du peuple auquel j’appartiens. Sans lui, pas d’eux. Même si les relations entre la représentation et les représentés sont complexes, elles renvoient fatalement à une réalité qui m’attriste au plus profond.

Parmi les quelques choses auxquelles je crois pour de bon, cette certitude qu’il faut définitivement tourner le dos à ces formes politiques-là. À la droite bien entendu. Mais tout autant à la gauche, et d’ailleurs à toutes les gauches. Je suis toujours étonné de croiser tant de gens qui oublient que ces mots de gauche et droite ont une histoire. Avec une date de naissance qui sera tôt ou tard rejointe par un acte officiel de décès.

Ce qui ne bouge guère, ce qui doit inspirer aujourd’hui et demain, c’est l’idée de justice, que j’associe volontiers à celle d’égalité fondamentale. Le reste peut bien être balayé. Et le sera, croyez-le ou non. Je gage même qu’on est proche du terme de cette histoire « racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur » mais qui signifie cette chose précise : il est temps qu’elle cesse.

Combien ça coûte (sans M. Jean-Pierre Pernaut)

Patric Nottret m’envoie – merci ! – la copie d’une dépêche de l’AFP consacrée aux vers de terre. Oui, ils existent. Et ils rapportent, dans ce monde où tout doit rapporter quelque chose. Mais combien ? Dans une étude financée par le gouvernement irlandais – « Coûts et bénéfices de la biodiversité en Irlande » – leur valeur économique annuelle est estimée à 700 millions d’euros par an. Versés sans plainte à l’Irlande, depuis un temps infini.

Les vers recyclent sans relâche la décomposition de la planète, libérant, dispersant et du même coup offrant de la nourriture aux sols et aux récoltes. Cette nouvelle qui n’en est pas une m’a fait réfléchir à d’autres considérations, que je mets à votre disposition. Il y a une dizaine d’années, j’ai découvert les travaux de Robert Costanza, un Américain spécialiste d’une économie incluant la question écologique. Je vous avouerai que je ne sais pas grand chose de lui en dehors d’une étude publiée en 1997 sous son nom (et celui de quelques autres) dans la grande revue Nature.

Si vous lisez l’anglais, regardez donc ce résumé. Et pour tous les autres, voici en quelques mots. Costanza et ses collègues avaient étudié une série de services à nous rendus – gratuitement – par les écosystèmes de notre planète. L’eau par exemple, ou le bois, ou les sols, pour ne prendre que des exemples évidents, sont à notre disposition depuis que l’homme est l’homme. Sans eux, rien. Or, combien coûtent-ils ? Quelle « valeur » économique leur accorder ?

L’équipe de Costanza, après avoir défini 17 services essentiels offerts par la nature, plaçait leur prix, en 1997, dans une fourchette comprise entre 16 et 54 000 milliards de dollars. L’unité est le millier de milliards de dollars. Finalement, le chiffre astronomique de 33 000 milliards de dollars fut retenu. Cela ne dira rien à personne, et c’est pourquoi il vaut mieux le comparer au Produit intérieur brut (PIB) mondial de la même année : 27 000 milliards de dollars. Le PIB, je le rappelle, est la valeur des biens et services produits sur un territoire donné. Pour obtenir le PIB mondial, il faut et il suffit d’additionner le PIB de tous les pays du monde.

Mais, comme on sait, il y a problème. Prenons l’exemple du tremblement de terre japonais de Kobé, survenu au Japon en 1995, peu de temps avant la parution de l’étude de Costanza. On peut parler d’une tragédie : 5 500 morts, des dizaines de milliers de blessés, des destructions estimées à 110 milliards de dollars de l’époque. Pour le PIB japonais, en revanche, une bonne affaire. Car des calculs savants ont montré que les opérations de secours et de nettoyage ont été si coûteuses qu’au total, elles auront dépassé les pertes économiques et monétaires. En somme, ce tremblement de terre a augmenté la « richesse » du Japon. En sera-t-il de même en Chine, frappée par une autre horreur ces derniers jours ? Peut-être. Le PIB est un puits sans fonds.

Et de même, les biocarburants et la déforestation massive qu’ils provoquent, la disparition de la biodiversité, la pollution des eaux, la chasse aux défenses d’ivoire des éléphants sont autant de marqueurs « positifs » de l’activité économique des hommes. Pour en revenir à Costanza, l’étude de 1997 montre grossièrement que la nature offre à l’humanité des « richesses » bien plus grandes que celles que nous pouvons produire. Pas de malentendu : je considère cette manière de considérer le réel comme une maladie mentale.

Penser la beauté, l’harmonie, l’équilibre sous la forme d’une valeur monétaire me donne envie de ruer, et d’hurler. Il faut que nous soyons tombés très bas pour jauger de la sorte le mystère absolu de la vie. Mais comme ce monde n’est pas le mien, mais le leur, je souhaite toutefois dire à quel point je les trouve sots. Car quoi ? Si l’on devait admettre ces mesures et le désastre qu’elles révèlent, il va de soi qu’il faudrait arrêter de détruire, sur-le-champ ! Or pas un ne bouge. Ni Jean-Marc Sylvestre, journaliste de TF1 – et France-Inter – bien connu, dont on sait l’amour pour le capitalisme réellement existant. Ni M. Strauss-Kahn, patron du Fonds Monétaire International (FMI) et socialiste à la manière dont l’ont été Gustav Noske et Alexandre Millerand. Ni l’illustre Jean-Pierre Pernaut, qu’il est difficile de présenter. J’ai vu dans un passé qui s’éloigne certains de ces journaux télévisés qu’il présente depuis 1988. Et j’ai même regardé une heure peut-être de ce chef d’oeuvre franchouillard et beauf qu’on appelle « Combien ça coûte ».

Non, nul ne s’avise de rien. Je vous le dis : nous sommes gouvernés par des imbéciles. Par des idiots violemment imbéciles.

PS : On m’excusera de ne citer que trois noms, quand trois mille auraient été nécessaires. Ceux-là sont les premiers à être sortis du chapeau. Vous compléterez à loisir.