Un journaliste peut-il devenir un épidémiologiste ? Peut-il se transformer en un lanceur d’alerte scientifique de premier rang ? La réponse est oui. Et le nom du gagnant est Deng Fei. Ce Chinois vient de publier dans une revue de Hong-Kong, Fenghuang Zhoukan, une série de données tristement passionnantes. Dans un premier temps, il a épluché systématiquement la presse officielle de son pays. Je n’ose imaginer l’ennui.
Mais il est vrai que les journaux d’aujourd’hui ne sont pas ceux d’hier, et que des moments de vérité y surgissent fatalement. Que cherchait-il ? Des liens possibles entre dégradation des conditions écologiques locales et apparition de cas de cancers (ici, lire le petit article nommé Cancer Villages in China). Réussite complète, si j’ose écrire, dans un rayon de 50 km autour de Pékin. Mais chemin faisant, Deng Fei décide de mener son enquête à l’échelle de la Chine entière. C’est ce travail-là qui circule, relayé par un internaute qui en a fait une carte aux normes internationales de l’inévitable Google.
On a beau savoir, c’est stupéfiant. Je ne vous donne ci-dessous qu’un aperçu, mais sachez que certains cas ont été décrits en français ici. Chacun mériterait une enquête internationale, qui ne viendra jamais, on s’en doute. Prenez l’exemple du village de Guanshan Qiao, dans la province du Jiangxi. Depuis des lustres, six fours à chaux fonctionnant au charbon envoient jour et nuit des particules de cendres sur les potagers, dont la production s’est effondrée. Même lorsqu’il pleut, le dessus des feuilles est couvert d’une pellicule blanche. Les cancers ont explosé.
Dans le village de Yinggehai, 118 habitants sont morts d’une manière étrange en dix ans. La proximité d’une gigantesque décharge pourrait bien être l’explication.
Dans le village de Shangba, les canards qui plongent dans l’eau rougeâtre des mares meurent en quelques heures. Des activités minières sans contrôle, et surtout leurs énormes déchets pollués, ont changé le lieu en un dépotoir. Les habitants souffrent de maladies de peau et du foie, du cancer aussi, bien entendu.
Dans le village de Huangmengying, une centaine de personnes sont mortes de cancer entre 1990 et 2004, soit près de la moitié de tous les décès. La rivière locale est un égout. Certains habitants achètent de l’eau (un peu plus) potable.
Vous imaginez bien que la liste est sans fin. J’ai sur ma table, au moment où je vous parle, un livre d’une immense valeur, Le rapport Campbell. Publié par un éditeur québécois, Ariane, il est passé inaperçu au moment de sa sortie française en 2008. Quel dommage ! Car T. Colin Campbell est probablement l’un des meilleurs nutritionnistes vivants, et dans ce livre, il nous offre le cadeau d’une vie de recherche. Campbell a mené en Chine, dans les années 70 et 80, la plus vaste étude nutritionnelle jamais conduite. Avec le concours de l’université Cornell et de l’Académie chinoise de médecine préventive.
Concernant le cancer, le travail de Campbell et de ses amis est inouï. D’abord par le constat : dans certains cantons, on observe jusqu’à 100 fois plus de cancers que dans d’autres, alors qu’aux États-Unis, les différences d’un État à l’autre varient entre deux et trois fois, au plus. Un tel résultat ne saurait être expliqué en quelques lignes. Disons que la piste du cholestérol sanguin est première. Il est chez les Chinois l’un des précurseurs des maladies dites « occidentales », comme le cancer. Quand son taux passait en moyenne, dans l’immense échantillon chinois, de 170 mg/dl à 90mg/dl, les cancers du foie, du poumon, du cerveau, de l’estomac, de l’œsophage, du sein, du rectum, du côlon, la leucémie infantile, la leucémie adulte baissaient. Or, le taux moyen de cholestérol trouvé au cours de l’étude chinoise était de 127 mg/dl, soit 100 de moins que la moyenne américaine !
Pour comprendre l’importance de ces chiffres, il faut rappeler que longtemps, l’Amérique officielle a proclamé que des problèmes de santé apparaissaient chez l’homme en dessous de 150 mg/dl de cholestérol sanguin. À ce compte-là, 85 % de la population chinoise aurait dû être malade ! Bien entendu, les découvertes de Campbell ne se limitent pas au cholestérol. D’une façon générale, les protéines animales augmentent la présence de cholestérol dans le sang, tandis que celles d’origine végétale la diminuent. D’une manière certaine, les cantons chinois les plus pauvres, consommant beaucoup de végétaux, de fibres alimentaires et peu de gras, comptaient beaucoup moins de maladies cardio-vasculaires, de diabète et de cancers. Mais bien davantage, évidemment, de tuberculoses, de maladies parasitaires, de rhumatismes et de pneumonies.
Pourquoi vous parler de Campbell ? Mais simplement pour faire comprendre ce que veut dire le « développement » foudroyant de la Chine. Ce « développement » aura fait de ce pays l’atelier du monde, capable de sortir pour une bouchée de pain n’importe quel produit que nous achetons ici avec le plaisir de le payer moins cher. En consommant chinois, y compris l’une de ces clés USB dont je me sers, il est indiscutable que nous participons au grand massacre là-bas. Un dernier mot : combien de génuflexions en souvenir de l’esclavage ? Combien de prosternations et d’excuses ? Combien ? Les hommes d’il y a trois siècles avaient pourtant bien peu de moyens et de valeurs à leur disposition pour combattre l’infamie.
Mais nous, qui savons tout ? Mais nous, qui sommes gorgés d’informations sur tout ? Mais nous, qui ne parlons jamais – ou si peu – de ce qui se passe au-delà des marches de notre empire de pacotille ? Ne mériterions-nous pas une leçon ? Une véritable grande leçon de morale humaine ?